En ce glacial dimanche du 17 décembre, la magnifique et très feutrée Grande Salle des Croisades du Château de Versailles, sise à mi-distance de la Chapelle Royale et de l’Opéra Royal, accueillait l’ensemble Les Epoppés – dirigé par son chef-fondateur Stéphane Fuget (grand habitué des lieux) – pour une exécution (en version de concert) de L’Incoronazione di Poppea de Claudio Monteverdi (1567-1643) sur un livret de Giovanni Francesco Busenello. Composé en 1642 et créé au Teatro San Giovanni e Paolo début 1643, peu avant la disparition du compositeur, L’Incoronazione di Poppea retrace l’histoire de l’ambitieuse Poppée, prête à tout pour évincer Octavie et devenir impératrice à sa place, ce à quoi l’habile manipulatrice parviendra in fine ! Néanmoins, ce chef d’œuvre tombe rapidement dans l’oubli – et ce sont les deux partitions connues de l’ouvrage, l’une de 1646 (Venise) et l’autre de 1651 (Naples) – qui sont ici mélangées pour une durée de plus de 3h40 de musique, offrant aux happy few réunis dans ce lieu historique, la possibilité de goûter à l’ultime opéra de Claudio Monteverdi dans une version renouvelée, qui se veut l’aboutissement d’un respect spécifique de l’action conçue par le compositeur baroque (malgré les ajouts d’autres compositeurs, tel le “Pur ti miro” final, de la main de Benedetto Ferrari…).
A la tête de son ensemble fondé il y a seulement 5 ans, Stéphane Fuget possède la même passion et la même énergie que son mentor Christophe Rousset, cette furià communicative capable d’exprimer le drame des passions humaines, et comme son aîné aussi, un amour de l’opulence sonore, de l’alliance somptueuse des timbres… Mais ce qui distingue d’emblée le geste du maestro, c’est son souci du détail (nuances, accents, phrasés, rythmes et couleurs), une vision millimétrée qui ne dilue jamais la tension, mais au contraire exalte l’architecture du drame en s’appuyant entre autre autres sur l’intensité des rythmes, quitte à parfois brutaliser son clavecin quand le drame le requiert. Il a le génie des contrastes et de la caractérisation, sa furià instinctive prend sa source dans un travail acharnée sur la forme et les moyens requis. Le résultat est à la mesure de son dernier disque monteverdien, puisqu’il a enregistré – pour le label Château de Versailles Spectacles (en 2021) – un disque particulièrement salué par la critique avec sa gravure du “Retour d’Ulysse en sa patrie”.
Le chef dispose, sous les ors de Versailles, d’une troupe vaillante, attentive à respecter chacune de ses indications interprétatives. C’est un travail de détails et de scrupuleuse finesse qui soigne l’articulation de l’italien, souligne la truculence des situations, l’intensité des contrastes, la continuité du drame. Saluons d’emblée la sensualité naturelle de la soprano italienne Francesca Aspromonte dont le timbre souple et charnel offre un juste portrait de Poppée, sirène séductrice, prête à tout pour conquérir Néron et devenir impératrice. Face à elle, la mezzo française Eva Zaïcik incarne une Ottavia torturée, qui atteint dans son adieu à Rome un rare pathétisme. Son beau timbre cuivré trouve dans cette partie l’un de ses meilleurs emplois. La partie de Néron échoit au jeune contre-ténor italien Nicolo Balducci qui compose un personnage malsain, névrotique, sadique, avec un regard et une expression inquiétants, dissimulant la maladie mentale, et qui convainc sans réserve autant par son jeu (de regards) que par le chant, d’une exceptionnelle autorité et puissance pour sa typologie vocale, même si certains suraigus peuvent apparaître comme stridents. Remplaçant au pied levé sa consoeur Camille Poul (encore présente la veille pour la dernière session d’enregistrement), la soprano franco-marocaine Hasnaa Bennani campe une Drusilla toute en délicatesse, et enchante par la suavité de son timbre comme par la conduite de son chant.
Impressionnante, la basse étasunienne Alex Rosen se montre aussi digne que majestueuse dans le rôle de Sénèque, la scène des adieux à ses amis comme à la vie s’avérant comme l’une des plus émouvantes de la soirée. Paul-Antoine Bénos-Djian campe un des plus beaux Othon jamais entendus, grâce à un timbre riche, sonore, projeté sans excès, et une attention constante aux moindres inflexions du texte poétique. Les rôles des deux nourrices sont confiés comme de coutume à des hommes, aux timbres de voix néanmoins très distincts. Pour Nicholas Scott initialement annoncé (mais tombé malade la veille également), le jeune ténor français Clément Debieuvre confère à Arnalta un éclat tout particulier, crédible jusqu’à ses ongles peinturlurés de rouge, et chantant à ravir la berceuse du deuxième acte “Adagiatti Poppea”. La Nutrice de Juan Sancho est tout aussi savoureuse, et il s’en donne à cœur joie dans ce rôle de travesti auquel il apporte son ténor clair et expressif. Mentionnons, enfin, le délicat Amour de Jennifer Courcier tandis qu’Ana Escudero (La Vertu), Claire Lefilliâtre (la Fortune), Geoffroy Buffière (Mercure, le Licteur…), mais surtout le bondissant ténor italien Marco Angioloni (dans quatre petits rôles) complètent avec bonheur la distribution vocale.
Surélevés par rapport au public sur une estrade, les instrumentistes des Epopées suivent leur chef Stéphane Fuget au geste embrasé ; c’est une fête continue de timbres et de couleurs dont les rythmes contrastés font rebondir d’un bout à l’autre la tension de l’action. Aucun temps mort, mais une vision exemplaire par son intensité, sa légèreté inventive, sa cohérence expressive, sa nervosité et sa justesse musicale, son feu théâtral, son aisance jubilatoire et communicative à transmettre la vitalité du théâtre montéverdien, entre volupté et barbarie. Vivement de revivre cet exceptionnel concert au travers du disque à paraître l’année prochaine dans le label Château de Versailles Spectacles !
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CRITIQUE, opéra. VERSAILLES, Grande Salle des Croisades, le 17 décembre 2023. MONTEVERDI : Le Couronnement de Poppée. F. Aspromonte, N. Balducci, E. Zaïcik, P. A. Bénos-Djian… Les Épopées / Stéphane Fuget. Photos (c) Emmanuel Andrieu. © illustration : Sabina Poppea – école de Fontainebleau (DR).
VIDEO : Stéphane Fuget dirige son ensemble “Les Epopées” dans “L’Orfeo” de Monteverdi