Depuis la découverte de leur Orfeo, I Gemelli ont gagné les sommets des meilleurs interprètes de Claudio Monteverdi. La tournée et l’enregistrement ont connu un succès critique et publique complet. Cette production légère nous avait éblouie en décembre 2019, elle a été amputée par les effets du virus couronné.
Qu’à cela ne tienne, la fine équipe d’I Gemelli dirigée par Emiliano Gonzalez Toro nous ont longuement et soigneusement préparé une version idéale du Retour d’Ulysse en sa patrie. Le résultat allie à la fois une nouvelle édition de l’opéra mal aimé de Monteverdi, un livre disque de toute beauté et une tournée triomphale. En escale à Toulouse pour deux représentation, nous avons vu la première… et retournerons à la deuxième représentation.
Cette manière de faire l’opéra a un charme rare. Un naturel s’installe dans l’art de la scène le plus corseté et conservateur habituellement. Pour Ulysse, nous faisons le voyage en cette Arcadie mythique qui semble un paradis sur terre. Le dispositif scénique est tout simple, deux parties de l’orchestre se font face, ce qui permet une communication totale du regard entre les musiciens ; il n’y a donc pas besoin de chef, ce sont les membres du riche continuo qui donnent le tractus. Violaine Cochard au clavecin et à l’orgue est sensationnelle. Quelle magnifique collaboration avec le théorbe (Nacho Laguna), les violes de gambe (Louise Pierrar et Louise Bouedo), l’archiluth (Vincent Flückiger), la contrebasse (Jérémy Bruyère), la harpe (Marie-Domitille Murez) et la basse de violon (Gauthier Broutin). La manière dont le continuo utilise les divers instruments est d’une grande subtilité en fonction des moments, des actions, des personnages. Cela donne une vie organique à la musique. Les autres instruments sont superbes de timbre, de virtuosité et de réactivité. Cet orchestre est véritablement ensorcelant. Voir la trompe marine – et l’entendre – est prodigieux.
Du coté des chanteurs, c’est le même bonheur ! Chaque artiste est un chanteur merveilleux et un acteur talentueux. Les voix sont belles et libres. Elles irradient dans des corps de chanteurs qui dansent et bougent avec une liberté totale. La caractérisation des personnages est juste et évidente. Il y a beaucoup d’humour dans ce Retour d’Ulysse et les émotions sont donc contrastées, entre rires et larmes. L’adéquation des voix aux personnages est parfaite.
L’Ulysse d’Emiliano Gonzalez Toro est changeant, comme doit être ce personnage. Il s’élève à la grandeur royale en tenant son arc dans la scène fatidique pour les prétendants. La voix est alors éclatante, et les échanges avec sa Pénélope sont royaux. Tout du long de l’opéra sa voix sera maquillée, avec des couleurs très variées et une prosodie idéale. C’est un Ulysse parfait. La voix de Fleur Barron en Pénélope est sidérante de profondeur, de noblesse et de tristesse. Assise sur un tabouret haut, au milieu de l’orchestre, elle a une grandeur tragique et une beauté envoûtante. Cette Pénélope mince et belle dans sa robe moulante garde une séduction intacte. Les Prétendants sont habilement caractérisés avec un humour ravageur, et ils se jouent de tous les paradigmes de la fatuité mâle. Manières de crooners, de fats, de matamores, d’enfants irrésistibles : quel travail collectif réussi ! Et les voix des deux ténors (Anders Dahlin et Juan Sancho) et de la basse (Nicolas Brooymans) se marient admirablement. Télémaque a la voix tendre et délicate de Zachary Wilder. Et tous les autres personnages sont aussi soignés avec des voix et des caractérisations exceptionnelles. Il est impossible de tous les détailler hélas… Cette galerie de personnages colorés, cette partition si variée, sont magnifiés par cet esprit de troupe proche de l’idéal. Les sous-titres, qui traduisent de manière très efficace le livret, permettent d’en déguster toutes les saveurs.
Une véritable jubilation habite la scène et la salle. C’est une conception de l’opéra toute simple, s’appuyant sur un travail complexe. Avec I Gemelli, ce Retour d’Ulysse gagne son rang de chef d’œuvre de Monteverdi, sans démériter aux côtés de L’Orfeo et du Couronnement de Poppée. Et L’enregistrement permet de retrouver cette ambiance théâtrale si variée et élégante.
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CRITIQUE, Opéra. TOULOUSE, Théâtre du Capitole, le 28 Novembre 2023. Claudio Monteverdi : Le Retour d’Ulysse en sa patrie (livret de Giacomo Badoardo, d’après l’Odyssée d’Homère). Mise en espace : Mathilde Etienne ; Distribution : Ulysse/La fragilité humaine, Emiliano Gonzalez Toro ; Pénélope, Fleur Barron ; Minerve/Fortuna, Emöke Barath ; Télémaque, Zachary Wilder ; Eumète, Nicholas Scott ; Iro , Fluvio Bettini ; Melanto, Mathilde Etienne ; Pisandro, Anders Dahlin ; Antifonos/Giove, Juan Sancho ; Atinoo/Tempo, Nicolas Brooymans ; Eurimaco, Alvaro Zambrano ; Ericlea, Alix Le saux ; Nettuno, Christian Immler ; Giunone/Amore, Lysa Menu ; Ensemble I Gemelli ; Direction Emiliano Gonzalez Toro. Photos : Mirco Magliocca et Emmanuel Andrieu.
VIDEO : Christophe Ghristi présente Le Retour d’Ulysse en sa patrie de Monteverdi au Théâtre du Capitole