La beauté de ce spectacle d’une rare intelligence n’est pas facile à décrire. Le projet a été fait à trois. Geoffroy Jourdain, directeur artistique des Cris de Paris en a d’abord rêvé. De l’opéra de Schutz sur le livret d’Opitz, il ne reste plus la musique mais uniquement le poème. Jourdain a demandé à Wolfgang Mitterer de réécrire une partition sur ce livret en fournissant de la musique de Schutz qui lui semblait utile pour le projet. Aurélien Bory a également participé au projet dès le début. Il s’agit d’un travail de co-construction. En fusionnant la musique de Schutz (des madrigaux italiens et de la musique religieuse) avec une bande magnétique, Wolfgang Mitterer crée quelque chose d’étrange, de dérangeant qui tourne sur lui-même en volutes complexes. Les bruits de la bande magnétique ne sont pas tous musicaux, et de loin, mais ils sont toujours intrigants, deviennent obsessionnels à la manière d’une basse continue.
Dafne en Opéra-Madrigal
Un contrafactum sublime d’après Opitz et Schütz
Les 12 chanteurs des Cris de Paris sont à la fois les interprètes, les commentateurs, les acteurs et les machinistes de la pièce. Le texte en allemand se déploie en madrigal polyphonique; la diction des chanteurs est limpide. Leurs voix sont celles de solistes, belles et sonores. Au premier rang, l’écoute permet d‘entendre précisément chaque chanteur, plus loin les micros et la diffusion dans les haut-parleurs ont dû d’avantage mêler les voix à l’électronique.
L’histoire de Dafne et d’Apollon dans cet opéra-madrigal d’après Ovide est simple et bien connue, toutefois ce soir le résultat est plus complexe car aucun chanteur n’incarne clairement un personnage. Plusieurs peuvent être Apollon ou Dafne. Seul l’Amour par sa taille d’enfant est repérable. Le vertige est assez pernicieux entre l’individu et le groupe, Schütz et Mitterer. L’oreille en devient comme ivre. Schutz est là puis disparaît, tout se transforme en permanence, les solistes font groupe, puis s’isolent. La métamorphose est musicalement permanente.
Pourtant ce travail de création se fait à trois avec l’espace travaillé par Aurélien Bory. Son dispositif est simple. Il utilise la scène tournante un dispositif classique inventé en 1617 (date proche de la Dafne de Schütz 1627). Il crée six cercles concentriques. La virtuosité dont Aurélien Bory est capable avec les machines de théâtre est bien connue. Il réalise une scénographie subtile et une forme de mouvements vertigineux. Ainsi avec six cercles et le centre, les douze chanteurs peuvent être faces au public puis avec la mise en mouvement des cercles indépendants, ils se séparent, se croisent, se retrouvent. L’écoute des voix est ainsi plus facile lorsque durant le chant, il y a déplacement. Ce mouvement permanent crée une sorte d’ivresse.
J’y vois un hommage aux derviches tourneurs turcs. La lumière permet de sculpter l’espace et de créer des œuvres en volumes (non de simples tableaux) de toute beauté. Un moment clef est représenté par la course-poursuite de Dafne par Apollon. La musique s’accélère, les respirations halètent, les spots lumineux sur un à cinq sont de toute beauté. Il y a vraiment une création à trois dans un espace complet : sonore, visuel et cénesthésique en raison de la profondeur du vertige qui nous prend. Une sorte de confusion sur les objets repérants vient de ce que les trois personnages principaux sont munis d’arcs, de flèches, de carquois.
Ce spectacle de grande virtuosité est assez inouï. La beauté nous y submerge souvent. Le voyage est dans le temps comme dans l’espace. Tout est calé au millimètre tout en laissant une part de mystère. Les chanteurs acteurs sont magnifiques, la direction de Geoffrey Jourdain est superbe, le dispositif scénique d’Aurélien Bory est inoubliable, la musique de Mitterer et celle de Schütz, s’épousent ou s’opposent. La notion d’opéra au sens d’un spectacle total n’a jamais été aussi proche que dans cette œuvre qui n’est toutefois pas un vrai opéra ! Tout concours à évoquer le vertige de l’amour chanté par le poète… un vertige de l’amour qui n’est pas bien loin !
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CRITIQUE, opéra. TOULOUSE, Théâtre Garonne, le 15 Fev 2023. MITTERER : Dafne. Opéra-Madrigal pour 12 chanteurs d’après Heinrich Schütz, livret adapté de Martin Opitz d’après les Métamorphoses d’Ovide. Aurélien Bory conception, mise en scène et scénographie ; Pierre Dequivre : décors ; Alain Blanchot : costumes ; Arno Veyrat : lumières ; Les Cris de Paris : Adéle Carlier, Anne-Emmanuelle Davy, Michiko Takahashi, sopranos ; Jeanne Dumat, Floriane Hassler, mezzo-sopranos ; Clotilde Cantau, contralto ; Safir Belhoul, Constantin Goubet, ténors ; Mathieu Dubroca, baryton ; Virgile Ancely, Renaud Brès, baryton-basses. Direction: Geoffroy Jourdain – Photos : Aglaé Bory.