Avec cette nouvelle production de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi, coproduite avec l’Opéra de Graz en Autriche, et confiée au duo gagnant que constitue le génial homme de théâtre kazakh, Evgeny Titov et le jeune et bouillonnant chef français Raphaël Pichon, l’Opéra national du Rhin offre à son public l’une de ses plus éclatantes réussites de ces dix dernières années.
Pour le premier, petit génie de la mise en scène théâtrale ayant fourbi ses premières armes à St Pétersbourg (il signe seulement là sa 3ème production lyrique…), le premier véritable opéra de l’histoire (conservé) est d’abord une pièce de théâtre, violente, cruelle, démente même. Et, malgré la couleur philosophique marquant quelques sommets de la partition (notamment les personnages de Seneca et d’Arnalta), on en oublierait presque les résonances purement politiques pour suivre l’inéluctable naufrage de Nerone dans une folie nourrie – ici comme dans l’extraordinaire livret de Busenello – de sexe et de sang.
Le décor lui-même (signé par Gideon Davey) se présente sous la forme d’un cylindre en béton posé sur un plateau tournant, creux à l’intérieur, et bordé par un escalier ascensionnel. Le mot Poppea s’y affiche en lettres de néons roses, et c’est en réalité un lupanar où officient la célèbre courtisane (et future impératrice) et sa nourrice, à l’intérieur, qui prend la forme d’une salle de théâtre rouge vif, où trône un lit de toutes les débauches. Depuis les hauteurs du dispositif scénique, les Dieux contemplent et se moquent des turpitudes et des malheurs des êtres humains en contrebas, prêts à tout pour arriver à leurs fins, et c’est après moult ébats et meurtres en tous genres que les deux héros finiront par chanter leur sublime duo final « Pur ti miro » – tandis que l’on voit défiler lentement sur la tournette le cortège de leurs innombrables victimes, baignant dans leur sang, sauf Ottone et Drusilla qui eux se débattent … au bout d’une corde ! L’opposition entre la beauté du chant, l’un des plus sublimes de toute l’histoire de la musique et l’horreur des images montrées, est d’un effet saisissant et imprègne durablement la rétine en même temps qu’elle marque les esprits.
Poppea à l’Opéra national du Rhin
la géniale mise en scène signée Evgeny Titov
Pour défendre le parti pris à la fois sans concession et exigeant (physiquement et donc vocalement) d’Evgeny Titov, il fallait une distribution de haut niveau, doublée d’excellents acteurs. C’est le cas ici, avec le Nerone du contre-ténor américain (d’origine coréenne) Kangmin Justin Kim, au look de rocker, cheveux peroxydés, arrivant sur scène sur sa rutilante moto, et qui fait étalage de ses qualités de timbre comme de ses impressionnantes capacités techniques, ayant même gagner en assurance, projection et puissance depuis la dernière fois que nous avions entendu ce chanteur. Il trouve dans la soprano italienne Giulia Semenzato (Poppea) une partenaire d’une irrésistible séduction, à la beauté fatale (avec ses porte-jarretelles !) et au timbre royal, ici plus putain dévergondée qu’aristocrate ambitieuse (selon Tacite). La mezzo serbe Katarina Bradic campe une Ottavia grimée en grande bourgeoise, dont la plénitude et la chaleur de la voix distillent beaucoup d’émotion : son « Disprezzata regina », comme son « Adieu à Rome », comptent parmi les moments les plus intenses de la soirée. Autre sommet, le Seneca de la basse argentine Nahuel Di Pierro, ici réduit à l’état de clochard vivant au milieu de sacs poubelles, mais qui offre la noblesse d’un grain profond, à l’abyssal (et sonore !) registre grave. L’intense contre-ténor italien Carlo Vistoli réitère (après son Ottone à Berlin l’an dernier) – avec de splendides vocalises, chaque fois plus assurées et variées dans leurs inflexions – son parfait Ottone (ici neurasthénique ; il avait chanté le rôle sous la direction de Gardiner en 2017). Comédien hors-pair, le ténor suisse (d’origine chilienne) Emiliano Gonzalez-Toro incarne la plus inénarrable et impayable des nutrice / nourrice Arnalta, en drag-queen sur le retour, dont le bas-résilles et les déhanchés font fureur auprès du public, au point de recevoir l’unique salve d’applaudissements pendant le spectacle. La nombreuse équipe de comprimari ne trahit aucune faiblesse, de laquelle on détachera la fraîche Drusilla de Lauranne Oliva (membre de l’Opéra Studio), l’éloquent Lucain de Rupert Charlesworth ou encore le percutant Amour de Julie Roset.
La direction musicale de l’alerte Raphaël Pichon, à la tête de son ensemble Pygmalion, plus étoffé que de coutume pour cet ouvrage (avec l’adjonction d’une harpe, de bois, de deux clavecins plus un orgue pour le continuo…), se montre d’une grande qualité narrative, et surtout en parfait accord avec la réalisation scénique, ce qui est le meilleur compliment qu’on puisse lui adresser. Une fois admis les compromis effectués entre la version vénitienne et napolitaine, ainsi que les arrangements pratiqués dans la partition pour un supplément de cohérence musicale et dramatique, on ne peut qu’adhérer à la conception. Le public alsacien ne s’y trompe pas et fait un triomphe à l’ensemble de l’équipe artistique.
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CRITIQUE, opéra. STRASBOURG, Opéra National du Rhin, le 24 mars 2023. C. MONTEVERDI : L’Incoronazione di Poppea. G. Semenzato, K. J. Kim, K. Bradic, C. Vistoli, N. Di Pierro, E. Gonzalez-Toro… E. Titov / R. Pichon. Photos © Klara Beck
Teaser vidéo : « L’incoronazione di Poppea » à l’Opéra national du Rhin