Dans le cadre de la 5ème édition du festival pluridisciplinaire de Reims FARaway, qui porte cette année le thème de « La Méditerranée », l’Opéra de Reims a présenté un diptyque combinant L’Adorable Bel-Boul de Jules Massenet et la création mondiale de la dernière pièce de la compositrice iranienne Farnaz Modarresifar : Des Rires au Jasmin. Au centre de ces deux œuvres, il y a la question du voile.
Dans L’Adorable Bel-Boul (1874) – une opérette (opéra-comique) de salon de Jules Massenet pour cinq chanteurs et un petit ensemble sur un livret de Paul Poirson et Louis Gallet -, la belle Zaïza perd son voile à la mosquée de Samarcande où elle vit. Hassan, qui l’aide à fuir, tombe amoureux d’elle. Ali Bazar, riche marchand et tuteur de la jeune femme, tient à marier en premier sa sœur aînée Bel-Boul, dont l’apparence est beaucoup moins gracieuse. Le derviche-tourneur Sidi-Toupi veut maintenant lui aussi épouser Zaïza. Fatime, la servante, invente alors un extraordinaire stratagème…
Cette histoire de voile, traitée en farce dans le contexte de l’exotisme très à la mode à la fin du XIXe siècle, devient un sujet extrêmement délicat dans notre société d’aujourd’hui. Mais la metteuse en scène et dramaturge Alexandre Lacroix a choisi de ne rien toucher à l’œuvre de Massenet, mais d’y ajouter un regard contemporain, qui plus est celui d’une compositrice iranienne. Pour symboliser les contraintes, L’Adorable Bel-Boul se joue entièrement dans un cercle couvert d’un tissu élastique semi-transparent qui incarnent bien entendu le voile. Les personnages sont complètement enfermés dans cet espace étroit et hermétique, et la beauté et la laideur des deux jeunes femmes ne se voient pas. D’ailleurs, Bel-Boul est absente parmi tous les personnages ! On songe donc que tout jugement est plus ou moins arbitraire, basé sur de simples ouï-dire. Farnaz Modarresifar observe de l’extérieur ce qui se passe dans cette capsule étrange, et intervient de temps à autre, notamment dans la très belle scène des fleurs. En effet, le sens très significatif des fleurs dans la culture persane, également présent dans le livret, est ici pleinement mis en avant. Les fleurs reviennent d’ailleurs dans la deuxième partie avec toujours autant d’importance.
On quitte L’Adorable Bel-Boul avec la disparition ingénieuse du voile, Fernaz Modarresifar se donne beaucoup de peine pour faire sortir du cercle les personnages, inconscients. Maintenant, c’est elle la protagoniste de l’histoire. Sa composition, Des rires au jasmin, est d’abord remplie de dissonances, graves et chaotiques, qui se dissipent petit à petit. Puis, à la fin, elle fait entendre les belles et harmonieuses sonorités du santûr (ou santour), cithare de table iranienne, proche du cymbalum – dont elle est une virtuose. C’est un apaisement, une sorte de libération, et la salle soupire avec elle. Tout au long de la soirée, les poétiques vidéos en noir et blanc de Jérémie Bernaert – et les lumières au ton dominant de blanc – de Flore Marvaud complètent ces tableaux originaux.
Cette belle histoire d’un peu plus d’une heure est menée avec minutie par des musiciens issus des Frivolités Parisiennes, les directeurs artistiques de l’institution rémoise. Marion Vergez-Pascal (Zaïza), Angèle Chemin (Fatime), François Rougier (Sidi-Toupi), Mathieu Dubroca (Hassan) et Antoine Philippot (Ali Bazar) tiennent bien leurs rôles, vocalement très homogènes – ou le fait de les entendre tous derrière le voile, sans distinction, rend-il notre écoute plus équilibrée ? La diction, importante car l’œuvre est donnée sans sous-titrage, est agréablement distincte chez les messieurs, avec une assise solide, alors que chez les chanteuses, les mots sont quelque peu avalés par moments, autant dans les paroles dites que chantées.
Outre Fernaz Modarresifar, les musiciens (Thomas Tacquet, chef de chant et piano ; Jean-Frédéric Neuburger, piano ; Mathieu Franot, Clarinette ; Vincent Radix, Trombone) réalisent d’incroyables variations de timbre avec un instrumentarium si restreint. Placés juste devant le mur côté salle de la fosse, bien cachés ainsi des regards des spectateurs, l’espace sous la scène devient une caisse de résonance efficace, si bien que les instruments deviennent parfois un peu trop sonores par rapport au plateau. Par la beauté et l’inventivité de la scénographie et par l’ingéniosité d’associer deux regards différents sur un même objet, ce diptyque poétique mériterait d’être présenté partout et de vivre sa vie !
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CRITIQUE, opéra. REIMS, Opéra de Reims, le 10 février 2024. J.MASSENET / F. MODARRESIFAR : Belboul. Les Frivolités Parisiennes / Alexandra Lacroix (conception & scénographie). Photos (c) Pascal Gely.
VIDEO : Alexandra Lacroix raconte « Belboul » qu’elle met en scène à l’Opéra de Reims