« Faible et de petite vertu, j’ai offensé le Ciel. Les rebelles se sont emparés de ma capitale grâce à la trahison de mes ministres. Honteux de me présenter devant mes ancêtres, je meurs. J’ôte mon bonnet impérial, mes cheveux épars tombent sur mon visage : que les rebelles démembrent mon corps. Mais qu’ils ne fassent point de mal à mon peuple ! »
C’est avec cette dernière déclaration que Chongzhen, le dernier empereur de la dynastie Ming a mis un terme à son règne et à sa vie le 25 avril 1644. En cédant au désespoir d’avoir perdu le contrôle de son empire, le jeune souverain a clos les quasi trois siècles d’une des dynasties les plus raffinées et glorieuses de la Chine ancienne. Désormais dans la culture populaire, la dynastie Ming s’est achevée d’une manière aussi funeste et dramatique qu’un opéra.
Le jardin des secrets
En occident il est rare d’assister à des grandes pages de l’art opératique chinois et encore moins du monument iconique de l’opéra chuanqi : Le Pavillon aux pivoines (c. 1598). Véritable spectacle total, il a une durée approximative de 18 heures dans son intégralité. Divisé en trois grandes parties et 56 scènes, Le Pavillon aux pivoines a été conçu comme une expérience artistique mêlant toutes les formes d’expression (théâtre, musique, peinture, danse et poésie). Cette merveille a été créé par le « Shakespeare chinois », Tang Xianzu (1550 – 1616). Cet intellectuel et homme de lettres de l’ère Ming demeure un des plus prolifiques poètes et dramaturges de la littérature chinoise. Comble des coïncidences, il est décédé la même année que deux autres monuments des lettres : Shakespeare et Cervantes. Il est temps que Xianzu soit davantage connu en Occident.
Pour l’édition 2023 du Festival de l’Opéra Kun, la belle scène mythique du Théâtre Libre a programmé deux soirées avec quelques scènes de la première partie du Pavillon aux pivoines. Cette belle salle de spectacle, outre son histoire récente sous le nom de Comédia, a été le siège d’un célèbre « Caf-conc » puis Music-hall, l’Eldorado où des vedettes de l’envergure de Thérésa ou Paulus ont fait sa gloire. Désormais, sous la direction de Jean-Marc Dumontet, ce beau lieu aux lambris Art Déco, nous propose une expérience unique.
En effet, les sens occidentaux habitués par une forme d’expression musicale très différente peut être décontenancé. La technique vocale kunqu est surtout placée dans les résonateurs du visage et beaucoup dans la voix de fausset soutenue évidement pour avoir une projection efficace. Or, dès lors que l’on se laisse porter à la fois par l’histoire et le jeu des acteurs-chanteurs, on oublie l’écart culturel et l’on s’y plait à s’émouvoir par la simple expression et la poésie du texte.
Le Pavillon aux pivoines est à la fois une histoire d’amour éternelle et une critique des moeurs. L’héroïne Du Liniang est une jeune dame de la haute société, lettrée et belle, elle demeure dans la maison familiale et se plait à se promener dans le jardin. C’est un soir de printemps, près du Pavillon aux pivoines qu’elle s’assoupit et fait la rencontre du jeune érudit Liu Mengmei. A ce stade de la rencontre, le texte est une cascade d’allusions aux plaisirs sensuels qui rappellent la poésie précieuse du XVIIème siècle en Europe. Du Liniang tombe éperdument amoureuse du bel érudit à tel point qu’elle craint que ce ne soit qu’un rêve d’amour, elle en tombe gravement malade et décède à la fin de la belle saison sous la lueur blafarde d’une lune de pluie. C’est au trépas de la maladie d’amour que la représentation s’est arrêtée, en sachant que dans la deuxième et la troisième partie, le jeune Liu, bien réel, revient au Pavillon et apprend la mort de son aimée, à la fin la rencontre se fera quand cette dernière reviendra à la vie sous forme d’esprit et accompagnera son amoureux pour l’éternité.
Il est des soirs où l’on voudrait que le rideau ne tombe jamais, c’est le cas de cette représentation sublime du Pavillon aux pivoines. La musique, les incarnations fabuleuses et débordantes d’émotion du couple principal ont ravit tous nos sens. Dans le rôle de l’héroïne, Du Liniang, l’actrice Kong Aiping est bouleversante. En sachant que chaque geste est codifié, rien qu’une seule expression de son visage nous permet d’être transis d’extase, d’amour ou de désespoir. Le Liu Mengmei de Shi Xiaming nous ravit par une vocalité délicate, fruitée et ciselée. Les rôles plus légers de la servante Chunxiang et de la Mère sont dévolus respectivement à Cong Haiyan et Zhang Jinzhi qui sont désopilantes et émouvantes à souhait. Nous devons aussi mentionner les autres petits personnages et les incroyables musiciens sous la direction de Shan Lili, leur talent tout entier nous a transporté au coeur des jardins aux mille facettes de ce monde sensuel et onirique de la Renaissance de l’Empire du Milieu.
Pour nous toutes et tous, amoureux de musique et d’opéra, il est temps que nos coeurs et nos esprits voyagent vers ces contrées qui aussi ont compris que l’opéra pouvait exprimer les passions les plus fortes et les sentiments les plus purs. On retrouve en sortant dans le Paris des boulevards, les bonnes étoiles qui accompagnent sous les arbres parfumés d’un printemps éternel, l’âme amoureuse de la belle Du jusqu’à la fin du temps…
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CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre libre, le 14 septembre 2023. XIANZU : Le Pavillon aux pivoines. K.Aiping, S. Xiaming, C. Haiyan, Z. Jingzhi… W. Shudong / S.Lili. Photos © Shanghai Zhangjun Kunqu Art Center
VIDEO : « Le Pavillon aux pivoines » de Xianzu au Théâtre du Châtelet