Les histoires des maîtresses et favorites sont intrinsèquement liées au destin des puissants. De Messaline et Poppée à Stormy Daniels, en passant par la Sémélé devenue Junon, ou encore Camilla Parker-Bowles. Même les présidents de la vertueuse République française ont eu leurs déboires d’antichambre, le plus célèbre étant l’intransigeant Félix Faure mort dans les bras de sa maîtresse au coeur du Palais de l’Elysée. L’opéra n’a pas cessé de s’inspirer des plus « royales » amours indélicates du coureur Zeus, ses innombrables amours et leur châtiment par la jalousie d’Héra, la gardienne de l’hyménée et des vertus conjugales. Dans une optique plus contemporaine, ces livrets ont quelque chose du tabloïd de La Calisto à Powder her face. Une succession de drames des moeurs aux entrefilets sensationnalistes et scandaleux.
« À quoi m’ont servi toutes ces scènes? » (Ovide, Les Métamorphoses, L. I, III, Junon et Sémélé)
Sémélé est la maîtresse la plus proche d’une bimbo aux ambitions démesurées, une arriviste châtiée par ses désirs et ses excès. Sémélé n’est pas une victime, elle consent absolument et cherche à s’embraser dans les affres de la passion. Sémélé est la figure même de la favorite en quête de pouvoir par la séduction. A aucun moment dans les livrets ou les adaptations, Sémélé est une victime : elle n’aime que son reflet et ce qu’elle représenterait en tant qu’immortelle. Le livret que Georg Frederic Haendel met en musique est l’un des meilleurs écrits de toute sa production. Conçu en 1706 pour l’opéra éponyme de John Eccles, Semele a été écrit par l’excellent dramaturge William Congreve. Roué et romanesque, Congreve a la plume aiguisée et précise d’un Molière et brocarde sans ambages les puissants et les mortels. Dans Semele, encore plus avec la musique sensuelle de Eccles, Congreve n’en fait pas un personnage positif mais une sorte d’hétaïre capricieuse, égoïste et affreusement ambitieuse, à l’image de Lady Castlemaine, maîtresse du roi Charles II, encore dans toutes les mémoires en 1706. Absent de l’adaptation de Haendel, mais sublimement mis en musique par Eccles, l’air « I love an I am loved » exprime les véritables intentions de Semele : « Tho’ daily I prove the pleasures of Love, I die for the joys of ambition« . C’est clair, Semele est victime de sa propre folie, une sorte d’influenceuse pathétique.
Coproduction entre le Théâtre des Champs-Elysées et la Royal Opera House Covent Garden de Londres, quelle idée absurde est passée par la tête au metteur en scène Oliver Mears de tordre le mythe et le livret de Congreve pour en faire une fable passablement ridicule sur le « patriarcat » ponctuée de tableaux à la teneur plus que douteuse. Oliver Mears fait de Semele une victime des privautés de Jupiter, une sorte de Tom Selleck sans charme. Conspirant à découvert la Junon dans la « vision » du metteur en scène est une « desperate housewife » pataude à la choucroute capillaire digne de Claudia Islas. Les autres personnages sont des images de carton pâte sans fond, comme si Oliver Mears refusait obstinément de s’y intéresser pour faire des « blagues » de peur que le public s’ennuie ou ne comprennent pas. Oliver Mears montre ici une arrogance doublée d’un irrespect total de l’oeuvre qu’il adapte. Il serait temps que les metteuses et metteurs en scène prennent conscience que leurs visions détruisent le véritable message d’un objet de sensibilité du passé. Malheureux Haendel qui voit en quelques semaines sur des scènes parisiennes deux de ses chefs d’oeuvre diffractés dans des images abstruses pour coller aux combats de notre époque insensée. Cette mise en scène rappelle un mot de Sacha Guitry, repris à l’envi: « l’art cesse d’être de l’art dès lors qu’il est couvert par l’ordure. »
Ce qui nous a totalement révolté dans la réalisation scénique nous a ravi musicalement. Pretty Yende a la voix de ce rôle conçu pour Elisabeth Duparc. Avec un timbre riche et une belle agilité ; Pretty Yende permet à sa Semele de nous charmer encore et toujours malgré parfois une maladresse théâtrale sans doute liée à l’atroce mise en scène. Ben Bliss se distingue de son Tom Rakewell a l’Opéra de Paris par une belle couleur et une présence bien plus aguerrie, mais encore un manque d’engagement dramatique manifeste. En Junon délaissée, Alice Coote peine à atteindre les exigences vocales du rôle, un manque de soutien constant, un souffle erratique et des couleurs assez fades ont épousé le manque d’imagination de la mise en scène d’Oliver Mears. En revanche l’Ino sublime de Niamh O’Sullivan nous a ravi et a donné au rôle d’Ino toute son épaisseur avec un timbre riche et débordant de nuances. L’Athamas de Carlo Vistoli explose dans son air à la fin de l’opéra avec toute l’immense talent que l’on connait à cet extraordinaire soliste. Marianna Hovanisyan est une Iris truculente mais d’une très belle aisance. Brindley Sherratt a un talent comique sans doute mais un timbre sans nuances ni agilité en Somnus et Cadmus.
Superbes choristes, musiciennes et musiciens du Concert d’Astrée qui ont un talent rare pour rendre à Haendel toute sa magnificence. Emmanuelle Haïm a su mener l’intégralité de cette partition vers l’Olympe et nous faire découvrir des nouveaux joyaux dans cette mer de merveilles. A l’égal que l‘Orlando du Châtelet, c’est musicalement que cette production a atteint des hauteurs céruléennes.
Gageons que le Théâtre des Champs-Elysées, dans sa tradition de scène baroque et Haendélienne saura à l’avenir choisir les mises en scène dans le respect de l’oeuvre plutôt qu’avec l’adaptation égocentrique des débats hystériques de notre époque. La terrible jalousie de Junon saura sans doute garder le mariage de la fosse et du plateau.