Au début, l’image est forte ; elle indique la coloration globale de l’approche : le dompteur avec son fouet exprime son empire sur la scène-monde. En faisant tourner le fouet autour de sa tête, il suscite le mouvement premier qui va rayonner ensuite ; il indique tout autant le périmètre où s’exercera son pouvoir voire son emprise. Ce qui est en jeu ce soir, c’est la question du groupe et à travers lui, les ressorts de la société humaine.
Tout est une question d’équilibre, entre dominants et dominés, leader et suiveurs. Le spectacle est construit en une suite enchaînée de séquences parfaitement caractérisées. Chaque tableau collectif ici interroge avec finesse les intentions qui s’agrègent et l’action collective qui en découle… La référence aux milieux divers du casino, du cirque, du sport permet une théâtralisation souvent comique voire délirante, et qui confère à la pièce, sa dimension dramatique souvent savoureuse. Chaque situation implique un rapport de force, une exploitation, une domination, une manipulation. On verra que chaque séquence sous son masque séduisant [et ses sourires de façade] cache une réalité plus sombre… Ainsi que nous l’a confié la chorégraphe Jill Crovisier dans un entretien spécial, réalisé à l’occasion de la première [LIRE notre entretien avec Jill Crovisier à propos de la création de THE GAME – GRAND FINALE, à l’affiche du Grand Théâtre de Luxembourg, les 13 et 14 février 2025].
8 DANSEURS EN QUÊTE DE PERSONNAGES … LA COULISSE DU JEU SOCIAL. Le travail de Jill Crovisier soigne chaque détail, chaque geste, chaque regard : tout signifie et dénonce en réalité l’enjeu souterrain comme il dévoile la coulisse du jeu social. Même hors scène [à la marge d’une arène carrée très éclairée] la chorégraphe imagine pour chaque danseur une incarnation très fouillée ou semblable à des créatures cybers, en mode pause [ou avec des gestes répétés sans direction], elles semblent errer, chercher l’identité qui leur correspond, en quête d’une interaction qui révèle chacun à lui-même ; il suffit que chacun rejoigne les autres sur ce terrain de jeu symbolique pour qu’une nouvelle action s’explicite.
Existentiel, sociétal aussi, le spectacle est critique et humoristique (y paraissent un Batman cascadeur, une elfe maladroite,…), jonglant non sans humour et légèreté avec une délicieuse élégance satirique ; à travers les situations de jeu et de divertissement, il questionne les conditions et le sens de chaque rapport sociaux. Quel est la signification d’un groupe ? Sa direction, ses enjeux intimes, individuels, collectifs ?
ANIMALITÉ DU GROUPE et LOUFOQUE SATIRIQUE… Parmi de multiples tableaux qui relèvent plus du théâtre loufoque [sans paroles, dans le sillon d’un Tati] que de la danse proprement dite, saluons le solo délirant de l’hôtesse du casino qui distribue les cartes et qui finit par s’enrayer comme une mécanique déglinguée… Comme si la séduction n’était qu’apparente, masquant un vide intérieur vertigineux, une machinerie plus perverse.
Dans une série de gags chorégraphiés avec maîtrise, Jill Crovisier capte les attitudes et les postures emblématiques ; soulignant la part primitive et instinctive qui relie l’individu au monde animal. Ainsi la saynète des footballers américains, rien que physique et hypertestosteronée [avec cris de ralliement et de cohésion]. Même entrain jazzy et pulsions animales dans le tableau inspiré de Bob fosse où le meneur de revue singe une interaction lascive et déjantée avec le public… entraînant sa joyeuse équipée, et finissant accroupi sur une malle à cour, en poussant des cris de chimpanzé (!).
Chaque scène de la vie est analysée comme une tranche réaliste, décryptée, dévoilée dans ses travers les plus significatifs. Comme une entomologiste attentive, dont le regard clinique mais si tendre offre une remarquable collection de sketchs, Jill Crovisier opère telle une orfèvre experte des comportements humains ; la chorégraphe exploite à l’infini le potentiel du jeu [et celui du divertissement / gaming] comme des révélateurs particulièrement éloquents.
Les 8 danseurs [4 femmes et 4 danseurs] sont remarquables en souplesse, expression, incarnation, d’autant plus convaincants qu’ils jouent comme acteurs autant qu’ils dansent, et savent tirer profit de la bande sonore dont les transitions et la caractérisation immergent immédiatement dans le milieu et la situation concernée. Nous tenons là une chorégraphie intense et rythmée ou le délire, l’absurde, l’humour s’équilibrent avec l’esprit de contrastes et le mordant, nécessaires.
Seule réserve la danse dont il s’agit ici se limite au théâtre, à la pantomime, à une série de séquences narratives certes toujours très justes mais il manque le vertige purement onirique d’un tableau dansé où se déploierait la magie d’un groupe dansant unifié qui exprimerait comme une synthèse de ce qui a été jusque là vécu et dévoilé. D’autant que les 8 danseurs ont révélé au début leurs talents synchronisés dans une lente traversée du plateau, en gestes ralentis, totalement hypnotiques.
Saluons Tom Leick-Burns, directeur du Grand Théâtre de Luxembourg, de poursuivre ce compagnonnage avec la chorégraphe Luxembourgeoise née en 1987 ; tout l’esprit et l’activité du Grand Théâtre de Luxembourg en tant que laboratoire artistique se trouve ainsi justifié par de si féconds apports. THE GAME – GRAND FINALE est assurément le point majeur d’un regard chorégraphique qui mêle de façon originale théâtre et danse [danse théâtrale] dans l’esprit d’une performance aussi délirante que poétique. Vite à quand une prochaine reprise en France ?
Jill Crosier et les 8 danseurs de THE GAME – GRAND FINALE © classiquenews 25
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CRITIQUE, danse. Luxembourg (Grand Théâtre) le 14 fev 2025. THE GAME – GRAND FINALE de Jill Crovisier [création] – toutes les photos © Lynn Theisen
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distribution
Direction artistique, chorégraphie, création sonore et costumes : Jill Crovisier.
Interprétation [8 danseurs]
Djamila Polo, Jan Möllmer, Jaeger Wilkinson, Serge Daniel Kaboré, Minouche van de Ven, Apollo Anastasiades, Jeanna Serikbayeva, Bettina Rose Jurák
Musique
Jill Crovisier, Camille Kerger, Pol Belardi, Damiano Picci, Irving Berlin, Jake Angel, Michael Hunter, Carlos Gardel
Création lumière
Jill Crovisier, Patrick Winandy (Grand Théâtre Luxembourg)
Prochaine date au Luxembourg : ECHTERNACH (Trifolion), le 26 juin 2025 :
https://www.visitechternach.lu/fr/agenda/evenement/2025/06/26/the-game-grand-finale-1
LIRE aussi notre annonce / présentation du nouveau spectacle THE GAME – GRAND FINALE : https://www.classiquenews.com/grand-theatre-de-luxembourg-jill-crovisier-the-game-grand-finale-nouveau-ballet-les-13-et-14-fevrier-2025/