CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 21 septembre 2023. MOZART : Don Giovanni. P. Mattei, A. Esposito, G. Arquez… Antonello Manacorda /Claus Guth
La saison lyrique de l’Opéra de Paris s’ouvre avec l’entrée au répertoire de l’étonnante production salzbourgeoise de Don Giovanni, signée Claus Guth. Créée en 2008 lors du célèbre festival lyrique de Salzbourg, la mise en scène de l’allemand resserre et transpose l’action dans un lieu unique : la forêt ! La distribution orbite autour de l’impressionnante interprétation du baryton Peter Mattei dans le rôle-titre. La direction musicale est assurée par le chef d’orchestre italien Antonello Manacorda.
Prédateur blessé, proies volontaires…
Le mythe de Don Juan appartient à l’histoire universelle de la littérature et des légendes populaires. Il est l’incarnation préromantique du libertin qui se fiche du monde, des conventions sociales, des « lois divines » et qui méprise profondément les femmes tout en ayant un besoin impérieux et inéluctable de les conquérir (toute similitude avec les hommes de notre époque serait pure coïncidence)… L’élément surnaturel de la trame et surtout les traits psychologiques du personnage original de l’auteur espagnol Tirso de Molina ont fortement stimulé le génie créateur de Mozart. Dans ce deuxième opus issu de la fructueuse et heureuse collaboration entre W. A. Mozart et Lorenzo Da Ponte (auteur des livrets des Noces et de Così, le mythe du Don Juan est mis au service de l’expression musicale des passions humaines contrastantes, allant de l’effusion naïve de l’amour, passant par la violence sexuelle et jusqu’à l’horreur de la mort.
Sur le plateau de l’Opéra Bastille, le décors unique tournant à l’infini et habité d’un clair-obscur permanent mais dynamique est l’endroit où se dévoilent toutes les ambiguïtés du chef-d’œuvre lyrique (décors de Christian Schmidt, lumières d’Olaf Winter). Sans le côté fantastique et fantasmagorique, nous sommes plus directement confrontés aux aspects les plus sombres et réalistes de l’œuvre, sans pour autant renoncer entièrement à l’humour (il s’agît après tout d’un drame tragi-comique). Ici, le soupçon habituel d’une Donna Anna secrètement éprise de Don Giovanni et blasée de son fiancée Don Ottavio est clairement dépourvu de mystère (elle couche volontairement avec le libertin) : elle doit sans doute subir, elle aussi, le poids des choses arbitraires… le parti pris global de la production est un qui veut d’un Don Giovanni blessé après son duel avec le Commandeur, et qui chercherait à profiter au maximum de sa (fin de) vie. Un prédateur blessé, entouré des proies volontaires.
Peter Mattei incarne dignement le personnage : il est bouleversant dans son jeu d’acteur et complètement ravissant dans son chant. Un Don Giovanni bien plus que confirmé qui nous offre l’une des plus belles et touchantes interprétations de l’air avec mandoline « Deh vieni alla finestra, o mio tesoro ». Son complice Leporello est interprété par le baryton-basse italien Alex Esposito, qui, comme presque tous les solistes, intervient parfois sur la partition pour faire de variations étonnantes, plus ou moins efficaces, souvent habiles. Une prestation pleine de brio saisissante surtout au niveau de l’investissement scénique. La Donna Anna de la soprano Adela Zaharia est très à l’aise dans ses airs redoutables, surtout dans l’aigu, et propose des variations singulières et réussies lors de certains passages de colorature. Elle fait preuve d’une aisance et flexibilité bienvenues au niveau théâtral également. La mezzo-soprano Gaëlle Arquez campe une Donna Elvira habitée d’une rigidité fragile : elle l’est très probablement en raison du fait que c’est le seul rôle mu par l’amour sincère, un amour auquel elle ne peut que s’abandonner. Son chant s’accorde parfaitement à la situation, parfois magistral, parfois hésitant, mais toujours agrémenté d’un timbre de velours. Le Don Ottavio du ténor Ben Bliss, faisant ses débuts à l’Opéra national de Paris, est tout particulièrement réactif sur scène. Il s’agît d’un rôle parfois ingrat en raison de ses pages sublimes mais au sort fastidieux, voire carrément sot… contre toute attente, le ténor paraît prendre énormément de plaisir à interpréter ses airs avec beaucoup de souplesse vocale et une grande musicalité. Plus piquant mais aussi plus inégal au niveau musical est le couple populaire de Zerlina et Masetto, interprété par la soprano Ying Fang et le baryton-basse Guilhem Worms. Ils entrent sur l’immensité de la scène plutôt timidement mais gagnent progressivement en brio. Les ensembles sont très réussis, remarquons particulièrement le finale de l’acte 1, avec sept des huit solistes : un véritable sommet d’expression lyrique qui n’a pas manqué de susciter des frissons et les plus vifs et chaleureux applaudissements, mérités. Enfin, la basse John Relyea dans le rôle du Commandeur, sans le moindre aspect fantastique visuellement, réussit à inspirer et l’effroi et l’admiration par la seule force du chant : imposant.
Le chef Antonello Manacorda prend un certain temps à instaurer un équilibre satisfaisant entre la fosse et le plateau. Les instrumentistes de l’orchestre interprétèrent la partition convenablement, avec un groupe des vents réactif et des cordes toujours à l’attaque, tranchantes. Nous avons parfois trouvé le tempo plus rapide que d’habitude ce qui crée une sensation d’urgence tout à fait pertinente. Une première réussie mais non sans périls.
CRITIQUE, opéra. PARIS, Opéra Bastille, le 21 septembre 2023. MOZART : Don Giovanni. P. Mattei, A. Zaharia, A. Esposito, G. Arquez… Antonello Manacorda /Claus Guth. Photos (c) Bernd Uhlig / OnP.
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