dimanche 19 janvier 2025

CRITIQUE, opéra. RENNES, opéra de Rennes, le 28 nov 2024. Kurt WEILL : Les 7 péchés capitaux. Natalie Pérez, Noémie Ettlin, Guillaume Andrieux… Orchestre National de Bretagne. Jacques Osinski / Benjamin Lévy

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Dans leur 3ème et dernier ouvrage musical,  Kurt Weill et Bertold Brecht cumulent les originalités ; plus que jamais pour « Les 7 péchés capitaux » (créé à Paris en 1933), il s’agit de pousser loin les frontières d’une expérimentation à deux ; le duo imagine le parcours d’Anna à travers les métropoles américaines, illustrant ainsi chacun des 7 péchés capitaux, chaque ville étant le lieu des tentations moralement condamnables ; le tout ponctué par un chœur d’hommes exhortant leur chère et tendre sœur, à ne pas céder aux mirages urbains, soit aux 7 péchés précités. Pour autant chacun est bienheureux de collecter les fruits de cette épopée incertaine… Ici les hommes, fébriles, attendent, et les femmes travaillent jusqu’à l’épuisement. Les gains de ce périple incertain doit à terme financer la construction de la maison familiale, en Louisianne, au bord du Mississipi.

 

 

Fidèle à son génie inclassable, à la fois raffiné, éclectique, réformateur, Kurt Weill mêle les styles et les genres avec une authentique inspiration : swing jazz, fox trot, tarentelle, cabaret, chanson ; surtout mélodie française et bien sûr, sprechgesang opératique.
Sur les planches, deux femmes dont l’élégance captive immédiatement ; leur danse millimétrée, en un tango envoûtant est le sommet de la conception générale. Les deux visages d’Anna l’héroïne, chanteuse et danseuse, sont ainsi unis dans la dureté d’une aventure qui devient épreuve éreintante. C’est bien connu, l’adversité éprouve et révèle nos propres limites. Anna, à travers chaque ville rejointe, souffre davantage, en perdant chaque fois une nouvelle partie d’elle-même. Ces hommes qui la convoitent, ne l’aiment pas pour elle-même ; ils ne voient pas la femme mais l’objet fantasmatique, lequel est d’ailleurs superbement incarné par la danseuse au corps sculptural [et quel corps ! : sublime Néomie Ettlin], qui à partir de Philadelphie, devient danseuse étoile ; puis à Baltimore, courtisane convoitée de tous ; … une déesse pour laquelle les hommes se suicident. Rien que ça. Théâtralement le spectacle est un régal, de surcroît dans un format court [1h sans entracte], conçu comme un condensé du ballet original jalonné par les 3 chansons en français, soit les 3 moments les plus intenses et les plus brûlants : « Je ne t’aime pas », la complainte de la Seine, et bien sûr « Youkali », à l’ivresse nostalgique inénarrable [et qui nous vaut le tango à deux, précité]. S’y trouvent concentrés les sentiments les plus emblématiques du compositeur : nostalgie, amour, désillusion (cf les larmes de la Complainte de la Seine) et dans le même temps, force poétique irrésistible.

 

Vocalement le mezzo solide de Natalie Pérez affirme tout du long une musicalité à toute épreuve, plus à l’aise dans le sprechgesang que la chanson française ; c’est que la mélodie en français conçue par Weill exige certes une voix lyrique mais aussi du mordant, un brin canaille et cabaret, au carrefour du burlesque et de la tragédie lyrique. Cette alliance si particulière continue de rendre inégalable à notre avis l’interprétation de la québécoise Diane Dufresne, qui a enregistré plusieurs chansons de Weill, de surcroît avec le chef Yannick Nezet-Seguin (album édité chez Atma et depuis lors, devenu mythique). Mais la jeune cantatrice française sait titiller sa sœur, lui rappelant les valeurs d’une bonne conduite, comme une gardienne compréhensive et moralisatrice.
Sa partenaire danseuse (Néomie Ettlin)  est impeccable du début à la fin, jouant toutes les facettes de la jeune Lolita prête à tout pour dominer les hommes et exploiter leur désir. Au risque d’y perdre sa candeur voire son identité. Car c’est bien la morale de l’ouvrage : tout se paie ici bas au prix le plus fort.

 

Photo : Natalie Pérez, Noémie Ettlin, les 2 visages de l’héroïne Anna © Laurent Guizard

 

Le temps file d’autant plus rapidement que la fosse pétille au diapason d’une action fabuleusement barbare où comme il l’avait fait dans son opéra précédent « Grandeur et Décadence de la ville de Mahagony » (1930), Weill, sur un mode orchestral léger, badin, parfois facétieux, exprime les travers les plus terrifiants de l’âme humaine, abandonnée au seul pouvoir de l’argent… (entre autres). Sous la baguette, dynamique, impétueuse de Benjamin Lévy, les musiciens de l’Orchestre National de Bretagne, redoublent de couleurs, de rythmes ; Kurt Weill ose et revendique des combinaisons de timbres savoureuses où brillent entre autres, les bois insolents, séducteurs ; les percussions (trompette non moins inspirée) ; l’orchestre joue d’ailleurs une orchestration particulièrement réussie de Youkali.

Saluons les choix artistiques de Matthieu Rietzler, directeur de l’Opéra de Rennes, qu’un authentique respect des artistes et une proximité constante avec les idées et les projets, rendent exemplaires ; à la façon d’un labo artistique, innovant en terme de sujets et de formes de spectacle, l’Opéra de Rennes ose, réalise, et réussit des « objets musicaux » qui relèvent davantage du théâtre musical que de l’opéra proprement dit. C’est une conception qui répond très exactement aux attentes les plus actuelles ; d’autant plus que preuve est faite qu’avec un dispositif raisonnable, la magie théâtrale et musicale opère sans réserve (ce soir dans la mise en scène efficace et très juste de Jacques Osinski). Un décor mesuré qui prend en compte les contraintes écologiques du réemploi et de l’économie, laisse l’art musical et le jeu théâtral se déployer sans contraintes.

 

 

 

Ces 7 péchés illustrent idéalement cette quête permanente de la régénération formelle et de l’exigence artistique. Ainsi face à la scène chacun peut suivre l’action selon « l’offre visuelle » qui s’y déploie; écran vidéo au-dessus des actrices, qui communique l’idée du « road movie » américain, d’étape en étape, de villes en mégapoles… Weil et Brecht détricotent en réalité le mythe américain qui pourtant sera le refuge espéré. Fuyant l’Europe envahie par les nazis, Weill fait une dernière étape en Europe à Paris, livrant ses 7 péchés irrésistibles ,avant de rejoindre les States. Il meurt à New York en 1950.
Une installation métallique, industrielle avec néons recentre l’espace de l’action ; elle permet d’accueillir les hommes attablés qui forment le chœur d’exhortation, tandis qu’à cour, un simple portique regroupe les costumes que revêtent les 2 interprètes, selon la situation de chaque tableau. On passe ainsi de Philadelphia à Baltimore,… où cynisme et séduction calculée brossent un portrait particulièrement désenchanté de l’humanité… Miroir de ce qu’a vécu probablement Weill en Allemagne, témoin de l’ascension des nazis dans la place. Mordant mais poétique, critique et raffiné, le spectacle, fidèle à l’esprit de Weill, est un sans faute délectable où l’équilibre chant et jeu théâtral (dont celui dansé) est idéal.

 

 

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CRITIQUE, opéra. Opéra de Rennes, le 28 nov 2024. Kurt WEILL : Les 7 péchés capitaux. Natalie Pérez, Noémie Ettlin, Guillaume Andrieux… Orchestre National de Bretagne. Benjamin Lévy (direction) / Jacques Osinski (mise en scène). Photo © Opéra de Rennes

 

LIRE aussi notre annonce de l’opéra de Kurt WEILL : Les 7 péchés capitaux à l’Opéra de Rennes : https://www.classiquenews.com/opera-de-rennes-kurt-weill-les-7-peches-capitaux-les-25-26-28-nov-2024-natalie-perez-et-noemie-ettlin-jacques-osinski-benjamin-levy/

 

Prochain spectacle événement à l’Opéra de Rennes :

Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, sam 14 déc 2024, 18h- La Banquet Céleste… Catehrine Trottmann (Poppée), Ray Chenez (Néron), Paul-Antoine Bénos-Djian (Othon), Ambroisine Bré (Octavie)… Ils sont de retour ! Après leurs représentations triomphales en 2023, les artistes réunis par l’Opéra de Rennes et Le Banquet Céleste pour Le Couronnement de Poppée de Monteverdi se retrouvent pour une tournée en version de concert… Une nouvelle étape rennaise s’imposait. Infos & Réservations directement sur le site de l’Opéra de Renens : https://opera-rennes.fr/fr/evenement/le-couronnement-de-poppee-0

 

 

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