La Bohème fait partie de ces opéras qui ont traversé et subi toutes les modes, parfois tous les outrages, et l’on a toujours plaisir à le retrouver quoi que le metteur fasse subir à l’ouvrage, tant que l’émotion que génère l’un des opéras les plus lacrymaux de toute son histoire, est au rendez-vous. Tandis que Mimi et Rodolfo étaient au même moment envoyés sur Mars (par Claus Guth) à l’Opéra Bastille, c’est dans les années noire de l’épidémie de SIDA, au début des années 90, que Kristian Frédric transpose l’action.
Ce qui est plutôt bien vu car le mal qui décimait la population à la fin du XIXe siècle n’est-il pas comparable à celui qui a emporté tant de gens dans le dernier quart du XXe ?… Les Bohèmes vivent ici dans une fabrique d’artistes, dont certains de ses membres sont ouvertement homosexuels voire transgenres (comme ce personnage aux seins aussi énorme que l’appendice entre les jambes !), mais ce mal ne touche pas que cette communauté et les deux couples Mimi/Rodolfo et Musetta/Marcello en seront aussi les victimes. Bien qu’en effet un peu longs (ce qui a irrité une partie du public au point de violemment manifesté son courroux, voire son indignation : « c’est un scandale ! », hurle l’un d’entre eux), les précipités – pour permettre les changements de décors – laissent voir dans un premier temps des images de l’icone gay Freddy Mercury qui parle de sa fureur de vivre malgré (ou plutôt à cause…) du mal dont il se sait atteint (qui laissait peu de chance à l’époque, comme on le sait !), tandis qu’une autre séquence fait entendre des anonymes, atteints du même mal, et qui témoigne de leur peur et de leurs espoirs juste après l’annonce de leur séropositivité. Ces témoignages sont tellement forts que pas un murmure de réprobation ne viendra en réaction à cette seconde séquence « exogène » à la partition, et c’est finalement des vivats que recueillera l’équipe de la mise en scène, par un public assagi (à moins que les plus mécontents aient quitté la salle à l’entracte…).
Kristian Frédric met en scène La Bohème à l’Opéra de Nice
Puccini à l’heure du sida
Plateau vocal convaincant
La soirée vaut aussi pour sa distribution vocale de haute volée, à commencer par la Mimi de la soprano Cristina Pasaroiu, déjà applaudie sur cette même scène dans les rôles de Rachel (La Juive) et Valentine (Les Huguenots), et qui incarne d’emblée une héroïne non pas timide et fragile, comme le veut la tradition, mais une femme qui sait ce qu’elle veut en perdant intentionnellement la fameuse clé. En vraie soprano lyrique, elle offre à son personnage une voix large et puissante, superbement timbrée et chaude, et qui ne cesse de s’étoffer au cours de la représentation pour devenir bouleversante dès le fameux « Addio » du troisième acte.
Le ténor italien Oreste Cosimo, également entendu in loco en mars dernier dans « Lucia di Lammermoor » propose à nouveau les grandes qualités qui sont les siennes : le timbre se remarque, l’aigu se projette superbement, et la technique est déjà aguerrie. Il possède par ailleurs un style, une élégance ainsi qu’une façon de nuancer que n’ont pas tous les Rodolfo que nous avons pu entendre ici ou là. Comme on pouvait s’y attendre, la délicieuse soprano Française Mélody Louledjian impose une Musetta d’une rayonnante aisance scénique et d’un rare raffinement vocal, tandis que le baryton roumain Serban Vasile incarne un Marcello de relief, au phrasé soigné, au jeu convaincant. Si Jaime Eduardo Pialli campe un excellent Schaunard, le Colline de la basse italienne Andrea Comelli se montre un peu en retrait, à l’aise dans les ensembles, mais moins bon dans son air du dernier acte « Vecchia zimarra », où la voix manque de projection dramatique. Grand habitué des lieux, Richard Rittelmann campe un Benoît benêt à souhait mais avec une voix affirmée, tandis que le Parpignol de Gilles San Juan ne suscite ici guère la sympathie, et encore moins les rires, car la mise en scène en fait une sorte de Diable ou d’incarnation de la grande Faucheuse, toujours une poupée dans les bras qu’il tendra à Mimi sur son lit de mort…
A peine sorti des représentations de Falstaff données le mois dernier dans cette même salle, le chef italien Daniele Callegari maintient un excellent équilibre plateau-fosse et sait mettre en relief, à chaque instant, ce qui le mérite, ou fondre le tout avec discernement. Le Chef Principal de l’Orchestre Philharmonique de Nice sait également laisser courir et se développer le lyrisme de la phrase quand celle-ci demande à être libre, mais c’est une liberté surveillée du bout de la baguette : il y a de la vie, de la couleur, les bons accents et beaucoup de générosité dans sa direction.
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CRITIQUE, opéra. NICE, Opéra, le 31 mai 2023. PUCCINI : La Bohème. C. Pasaroiu, O. Cosimo, M. Louledjian, S. Vasile… K. Frédric / D. Callegari. Photos (c) Dominique Jaussein / Opéra de Nice
VIDÉO – Trailer de « La Bohème » selon Kristian Frédric à l’Opéra Nice Côte d’Azur :