vendredi 25 avril 2025

CRITIQUE, opéra. MILAN, Teatro alla Scala, le 28 septembre 2024. CESTI : L’Orontea. S. D’Oustrac, C. Vistoli, S. Blanch, H. Cutting… Robert Carsen / Giovanni Antinoni.

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Jean-François Lattarico
Jean-François Lattarico
Professeur de littérature et civilisation italiennes à l’Université Lyon 3 Jean Moulin. Spécialiste de littérature, de rhétorique et de l’opéra des 17 e et 18 e siècles. Il a publié de Busenello l’édition de ses livrets, Delle ore ociose/Les fruits de l’oisiveté (Paris, Garnier, 2016), et plus récemment un ouvrage sur les animaux à l’opéra (Le chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra, Paris, Garnier, 2019), ainsi qu’une épopée héroïco-comique, La Pangolinéide ou les métamorphoses de Covid (Paris, Van Dieren Editeur, 2020. Il prépare actuellement un ouvrage sur l’opéra vénitien.

La Scala de Milan avait donné, il y a plus de soixante ans, la première mise en scène moderne de ce chef-d’œuvre de l’opéra vénitien qu’est L’Orontea d’Antonio Cesti. L’ouvrage triomphe à nouveau in loco dans une mise en scène truculente et efficace de Robert Carsen, autour d’une distribution de très haute  tenue, et brillamment dirigée par Giovanni Antonini.

 

L’Orontea de Cesti au Teatro alla Scala © Vito Lorusso

 

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C’est en effet à la Scala (mais dans la petite salle) que fut créée scéniquement L’Orontea en 1961, avec dans le rôle-titre rien moins que Teresa Berganza. Mais on était loin de l’interprétation « historiquement informée » que René Jacobs allait proposer pour son concert d’Innsbruck (ville chère à Cesti, qui y créa plusieurs opéras, dont cette Orontea en 1656) avant de l’enregistrer dans la foulée pour Harmonia Mundi. Depuis, l’œuvre qui reste rare à l’affiche, a tout de même bénéficié de plusieurs récentes productions – comme à Innsbruck en 2014, sous la direction de David Bates, et dans mise en scène de Stefano Vizioli, ou l’année suivante, à Francfort, basée sur une nouvelle édition de la partition, dirigée par Ivor Bolton qui l’enregistra dans la foulée pour le label Oehms Classics, et plus récemment encore à Sydney, en mai / juin 2022 (dans une production peu convaincante…).

La nouvelle production de Milan est un enchantement. La mise en scène ingénieuse de Robert Carsen transpose l’action dans une galerie d’art (milanaise, bien sûr) qui porte le nom de la reine d’Égypte. Les puristes pourront tiquer éventuellement devant l’incongruité d’une telle dénomination (Orontea n’a pas grand-chose à voir avec l’art pictural, Carsen en fait ici une femme d’affaire…), mais qu’importe ; elle n’a au fond d’égyptienne que le nom, et l’on sait que cet exotisme de bon aloi n’est là que comme support d’une action pleine de péripéties et de quiproquos sexuels, propres au répertoire vénitien du Seicento. Dommage que le prologue, un débat entre Philosophie et Amour, musicalement délectable, ait été supprimé. Mais le spectacle n’en garde que davantage sa cohérence, dont l’intrigue semble prendre le contrepied de celui de Poppée (la chaste Orontea finira par succomber au charme du jeune peintre Alidoro, dont on apprendra les origines royales permettant de justifier l’habituel lieto fine). Tous les ingrédients de l’opéra vénitien y sont réunis (les lamenti, la scène de sommeil, les airs de fureur, les quiproquos liés au changement d’identité – la vieille Aristea, normalement chantée par un ténor, ici par une alto, qui s’éprend de l’esclave Giacinta travestit en homme -, les personnages comiques, voire bouffons, l’ivrogne Gelone ou le valet Tibrino), gages de son immense succès, l’un des plus durables du siècle, avec la Dori du même Cesti ou Il Giasone de Cavalli.

 

« LOrontea est une sorte d’anti-Poppée,
qui multiplie d’ailleurs les clins d’œil
à l’ultime chef-d’œuvre de Monteverdi »

 

Sur scène donc, une galerie d’art qui pivote et laisse apparaître tour à tour un bureau avec divan et la skyline des gratte-ciels milanais, un mur doré qui évoque celui de la Fondation Prada, un sous-sol où l’esclave Giacinta jette les poubelles, et une bibliothèque remplie de livres d’art. La foule nombreuse venue assister à l’exposition témoigne de l’extraordinaire direction d’acteurs du metteur en scène, respectueux – c’est le plus important – de l’esprit de l’œuvre. Tout y est théâtralement efficace, grâce également aux lumières ad hoc de Carsen et Peter Van Praet et aux décors et costumes élégants de Gideon Davey.

La distribution réunie pour cette résurrection milanaise force le respect. Dans le rôle-titre, Stéphanie D’Oustrac déploie un timbre généreux excellemment projeté et compense une légère tendance à emphatiser le recitar cantando par une présence scénique époustouflante ; elle émeut à juste titre dans son air célèbre « Intorno all’idol mio ». Sa rivale Silandra est magnifiquement incarnée par Francesca Pia Vitale qui allie à la beauté de sa silhouette celle d’un timbre lumineux, à la déclamation parfaitement idoine (son « Addio Corindo », l’un des sommets de la partition restera gravé dans les mémoires), tandis que son amant malheureux et momentanément trahi, Corindo, trouve dans le contre-ténor Hugh Cutting un interprète au chant toujours juste, magnifié par une rondeur alliciante du timbre et une aisance roborative dans le registre aigu. Son duo avec Silandra, au début de l’opéra, fait merveille. Carlo Vistoli est le vrai triomphateur de la soirée. Il campe un Alidoro magistral, fait pleurer les pierres dans son lamento « Vieni, resta, no, sì ? », et montre de toute la gamme des affects quand il reçoit la lettre d’amour en conclusion du deuxième acte (« Care note amorose »), quand il rejette Silandra, apprenant qu’il pourra épouser une reine, ou quand, finalement rejetée par les deux rivales, il chante un air désabusé (« Il mondo così va ») du plus bel effet. S’il ne chante aucun air, le philosophe Creonte du toujours juste Mirco Palazzi prodigue des conseils aux antipodes de son prédécesseur Sénèque (L’Orontea est une sorte d’anti-Poppée, qui multiplie d’ailleurs les clins d’œil à l’ultime chef-d’œuvre de Monteverdi) avec une maîtrise du recitar cantando qui reste encore la forme musicale privilégiée de ce répertoire. Le couple comique Gelone et Tibrillo, respectivement défendu par la basse Luca Tittolo et la soprano au timbre juvénile Sara Blanch (espiègle et non moins attachante dans son bel air « Or se dir mi convien la verità »), représente la caution nécessaire à faire baisser la tension du drame (Corindo souhaite assassiner son rival) dans un contre-point qui frise le comique le plus débridé, irrésistible, quand Gelone fait l’éloge du vin – éloge assez fréquent dans l’opéra vénitien du XVIIe siècle – ou quand il se moque, avec Tibrillo, des aléas du sentiment amoureux. La vieille Aristea est campée par l’alto Marcela Rahal, registre inhabituel qui apparaît dans l’une des quatre partitions complètes de l’opéra, celle de Cambridge : son interprétation est d’une telle justesse qu’on la prend réellement pour un homme travesti en femme ! Enfin, Maria Nazarova joue magistralement le rôle travesti de Giacinta / Ismero harcelé par les avances libidineuses d’Aristea.

Dans la fosse, Giovanni Antonini dirige les forces du Teatro alla Scala (qui jouent sur instruments anciens) avec une maîtrise saisissante, un sens du théâtre inouï, constamment attentif aux moindres inflexions du livret génial de Cicognini et Apolloni. Ce faisant, il rappelle que, nonobstant la primauté du texte poétique qui renferme les affects des personnages, le théâtre est aussi dans ce dialogue incessant avec les personnages. Voilà sans doute ce qui constitue l’alchimie délicate et si fragile du théâtre musical vénitien qui continue à nous fasciner à près de quatre siècles de distance.    

 

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CRITIQUE, opéra. MILAN, Teatro alla Scala, le 28 septembre 2024. CESTI : L’Orontea. S. D’Oustrac, C. Vistoli, S. Blanch, H. Cutting… Robert Carsen / Giovanni Antinoni. Photos © Vito Lorusso.

 

VIDÉO : Trailer de « L’Orontea » de Cesti selon Robert Carsen au Teatro alla Scala

 

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