
D’Andersen à Walt Disney, La Petite Sirène habite nos imaginaires. Composé par Régis Campo, l’opéra merveilleux La Petite Sirène accoste à Martigues avec l’Ensemble Télémaque. Adapté aux préoccupations sociales contemporaines, le conte ne renonce pas à la quête sacrificielle de l’héroïne amoureuse tout en visant un public “famille” qui manifeste son enthousiasme.
Dans un contexte préoccupant de la préservation identitaire des adolescents.es, La Petite sirène, libre adaptation du conte d’Andersen (1837), fait mouche par la qualité d’une récriture signée par Régis Campo et par le fantastique d’un spectacle multimédias. En osmose avec le propos, la féérie de la mise en scène de Bérénice Collet (dramaturgie) participe de l’envoûtement du public « famille » qui remplit le Théâtre des Salins, à une encablure de l’étang de Berre. Un conte qui tentait Dvorak et son dramaturge Kvapil avec leur romantique ondine Rusalka en 1901. En 2024- 2025, cette actualisation cible adroitement les maléfices des réseaux sociaux, contribuant ainsi au renouvellement des récits à l’opéra. Dès l’introduction, une adolescente échange des textos avec son harceleur qui la somme d’abandonner famille et amies pour le rejoindre (registre réel).
C’est par le biais d’un cauchemar – une mise en abyme du conte (registre fantastique) – que la jeune héroïne vit l’expérience traumatisante d’un amour sacrificiel en vue d’accéder à un autre monde. Lors de son réveil, elle sera « armée » pour repousser le cyberharcèlement. Baignée de lumières irisées (Alexandre Ursini) et d’ondoyantes vidéos (Christophe Waksmann), la bulle aquatique du conte est circonscrite sur une moitié de scène depuis un placard magique à extensions (évoquant La Sorcière du placard aux balais ?) tandis que l’ensemble Télémaque occupe l’autre moitié dans la pénombre. Ce double dispositif est favorable à la synergie chanteurs / instruments comme à la diffusion d’une production nomade sur le territoire national. Les perruques et les costumes chamarrés des trois sirènes (Christophe Ouvrard) suggèrent la mouvance sous-marine.
Les cinq protagonistes sont incarnés par quatre chanteurs dont la déclamation évolue du parlé jusqu’au chanté et dont le jeu traduit l’esprit du théâtre musical ou du conte, plutôt que de l’opéra. Car les registres s’enchaînent sur un tempo ludique : féérique certes, mais aussi violemment cruel (la mutilation de la langue), grotesque (la sorcière aux pinces d’araignée de mer) et humoristique – le prince-dandy, consommateur de crustacés au restaurant. La vocalité nuancée de la Sirène est portée par la soprano Clara Barber Serrano avec une grâce touchante dans ses soli face au Prince terrien. Sa corporalité devient pathétique lorsqu’elle danse une valse hachée du fait de la mutilation de ses nageoires. Maniant l’autorité maternelle aussi bien que la grandiloquence corrosive d’une sorcière-crustacée, Marion Vergez-Pascal incarne aussi la Grand-mère en alternance. La mezzo-soprano Elsa Roux- Chamoux (sœur de la sirène) marque sa présence tant par le grain capiteux de sa voix lors d’une cansoun en guise d’épitaphe que par ses ondulations expressives. Prince plutôt falot dans la dramaturgie, le contre-ténor Sebastian Monti tire son épingle du jeu par une ligne de chant reliée à la mélodie française, finement prosodiée.
Fort de compositions mélodistes (Le Bestiaire) ou lyriques antérieures, Régis Campos crée un univers instrumental qui suggère le monde contemporain – jeu de motifs autour de la clarinette basse (récurrent au réveil de l’adolescente) – ou celui aquatique et onirique avec des couleurs scintillantes. Grâce à l’excellent Ensemble Télémaque (6 instrumentistes) conduit par Raoul Lay, ces couleurs mêlent le cristal du célesta ou du clavecin (synthé) aux harmoniques des cordes ou au frôlement d’archet sur le vibraphone. Au fil des mésaventures – le naufrage et le sauvetage du Prince, le pacte faustien avec la sorcière, l’incommunicabilité sur la terre – la matière semble émaillée de citations furtives : l’aquarium du Carnaval des animaux, Orphée de Gluck, le tétracorde descendant baroque. Cependant, passée la magie du premier ensevelissement aquatique ou bien de l’insolite tuyau harmonique, le découpage tranché des thématiques tend à lasser l’écoute. L’omniprésence d’un matériau par séquence – l’ostinato d’une échelle égrenée ou une rythmique à la Phil Glass – nuirait-elle à la fluidité de l’œuvre ?
Cette commande des Opéras de Nice (création en 2024), Toulon, Marseille et d’Avignon part à la rencontre de publics « famille » et scolaires. Astucieusement adaptées aux scènes partenaires, deux versions de la partition coexistent : avec un véritable orchestre ou bien un ensemble instrumental, comme ce soir au Théâtre des Salins à Martigues. Au-delà du plaisir communicatif d’un spectacle vivant dont témoigne le public intergénérationnel, l’urgence de préserver son identité sera-t-elle perçue par les jeunes ? Grâce à la tournée française de La Petite sirène, organisée par l’ARCAL, vous pourrez suivre ses prochaines escales : à l’Opéra Grand Avignon (6 et 7 février), l’Opéra de Marseille (3 et 4 avril) et l’Opéra de Massy (23 mai).
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Critique, opéra. MARTIGUES, Théâtre des Salins, 10 et 11 janvier 2025. R. CAMPO : La Petite Sirène (2024). C. Barbier-Serrano, M. Vergez-Pascal, E. Roux-Chamoux, S. Monti. Bérénice Collet / Raoul Lay. Toutes les photos © Dominique Jaussein
