C’est un double anniversaire que fête l’Opéra de Lille, avec le centenaire de son magnifique bâtiment historique et les 20 ans à la fois de sa réouverture (après de longs travaux) et du début de mandat de Caroline Sonrier – qui avait initié sa première saison en 2003 avec… Don Giovannide Mozart (dans une mise en scène de David McVicar). Mais autant la proposition scénique du premier était “sage”, autant celle de son collègue flamand Guy Cassiers est radicale… puisqu’il transpose l’essentiel de l’action dans une boucherie ! Celle, en l’occurence, tenue par Masetto et Zerlina, pour lesquels viande et sexe font bon ménage, puisqu’au milieu des amas de viande disposés sur leur établi, la jeune fille lui offre une turlutte au I avant qu’elle ne lui grimpe dessus, au II, pour avoir sa part de coït. Au fur et à mesure du spectacle, toujours plus de sang au point que tous les protagonistes finissent par en être totalement barbouillés, quand ils s’ébattent, au milieu du II, parmi des monceaux de viandes sanguinolentes mises sous vide, dont des membres humains… Bien que de manière grand-guignolesque, on comprend le propos de Guy Cassiers qui assimile cette orgie carnée à notre société actuelle, toujours plus avide de pouvoir, de sexe et d’argent, la parabole nous apparaissant quand même ici un peu trop facile et outrée.
Par bonheur, l’excellent plateau réuni par Josquin Macarez à Lille suffit à notre bonheur, et parvient à faire passer au second plan des images qui ne vont pas forcément dans le sens du chant et de la musique. Si ce n’est qu’Emmanuelle Haïm semble adopter la frénésie carnassière de la mise en scène, et adopte ici des tempi qui mettent parfois à mal une équipe valeureuse, mais encore jeune et parfois inexpérimentée, et qui doit s’adapter tant bien que mal à la vélocité de sa direction musicale. Mais les qualités de brillance et de souplesse de son superbe ensemble du Concert d’Astrée ne sont néanmoins pas remises en cause, et le bonheur est aussi dans la fosse.
Sur le plateau, rendons d’abord hommage au rôle-titre, c’est-à-dire au baryton étasunien Timothy Murray, qui incarne avec une plénitude et une intelligence exemplaires le personnage équivoque de Don Giovanni, avec un physique idéal pour le rôle, et une voix à l’intonation claire et homogène sur l’ensemble de la tessiture. Modèle de musicalité, parfait de goût et de style (superbe demi-teintes dans la sérénade « Deh, vieni alla finestra »), d’une intelligibilité formidable dans les récitatifs, il campe un excellent Don Giovanni. Nous succombons également au Don Ottavio de son compatriote Eric Ferring, empreint de tendresse et de poésie, car comment ne pas fondre devant son air « Il mio tesoro« , délivré avec une élégance et une tenue de souffle incomparables, au point de faire oublier le carnage autour de lui. Dommage que le baryton franco-mexicain Sergio Villegas Galvain connaît de sérieux problèmes d’intonation et de justesse dans ses interventions, car le timbre est flatteur et l’acteur particulièrement convaincant. En Leporello, la basse ukrainienne Vladyslav Buialskiy rallie, en revanche, tous les suffrages, grâce à ses qualités de phrasé égalant son incroyable verve dramatique, toute de vivacité et de truculence mêlées.Quant à la basse britannique James Platt, il campe un parfait Commandeur, aux graves abyssaux.
Côté féminin, toutes les solistes apportent satisfaction à l’oreille comme au drame. A commencer par la soprano hongroise Emoke Barath, qui confère sa belle voix corsée à Donna Anna et distille une sensualité et une incandescence remplies de sens tragique qui suscitent l’admiration. Elle donne de magnifiques accents au superbe air « Or sai chi l’onore », et nous réserve de somptueuses vocalises. Dans le rôle d’Elvira, la jeune soprano belgo-suisse Chiara Skerath fait preuve d’un engagement dramatique tout aussi remarquable, avec des aigus aussi sûrs que percutants, mais les ardues vocalises de son air “Mi tradi” la mettent un peu en difficulté. Enfin, la splendide soprano suisse Marie Lys offre sa pétulance, sa fraîcheur et sa belle sensibilité à Zerlina, toute de musicalité délicate – se prêtant par ailleurs bien volontiers (et avec beaucoup de crédibilité ) à toutes les excentricités du metteur en scène !
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CRITIQUE, opéra. Lille, opéra (du 5 au 16 octobre 2023). MOZART : Don Giovanni. T. Murray, E. Barath, V. Buialskiy, C. Skerath… Guy Cassiers / Emmanuelle Haïm. Photos © Simon Gosselin.
VIDEO : Teaser de “Don Giovanni” selon Guy Cassiers à l’Opéra de Lille