Après Paris et Lyon, Anvers et Bâle, ces cinq dernières années, c’est au tour du Grand-Théâtre de Genève de (re)mettre à l’honneur Don Carlos de Giuseppe Verdi dans sa version originale française en cinq actes (ballet inclus)… et avec un éclatant succès pour ce qui concerne le chant et la musique ! Ce sont ainsi près de quatre heures de musique qui sont données ici à entendre, soit la quasi intégralité de la partition, telle que même le public parisien à la création de l’ouvrage en 1867 n’a pas pu la découvrir… De fait, ce sont au moins cinq ou six morceaux sacrifiés lors de la première parisienne qui ont été retenus dans la cité de Calvin, depuis le chœur des bûcherons introductif de l’acte de Fontainebleau, jusqu’à de nombreux passages si essentiels, éclairant les rapports complexes entre les différents protagonistes du drame, tel le duo Philippe II et Posa au II ou entre Eboli et Elisabeth à l’acte IV.
Et pour commencer, on pouvait faire confiance à Marc Minkowski de porter haut cette partition, après avoir dirigé in loco les deux autres titres-phares du Grand Opéra français que sont Les Huguenots de Meyerbeer et La Juive de Halévy, avec le succès que l’on sait. Placé à nouveau à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, le chef français n’a pas de mal à restituer à l’ouvrage verdien sa puissance et sa grandeur, en respectant le phrasé orchestral d’une partition particulièrement complexe, où se côtoient des esthétiques parfois opposées.
Côté chant, le ténor américain Charles Castronovo campe un Don Carlos de haute lignée, avec une excellente diction de notre idiome. Sa projection vocale est suffisamment impressionnante pour rendre parfaitement justice aux explosions de rage contre son père, de même qu’il sait alléger son émission pour rendre plus que crédible ses effusions amoureuses envers Elisabeth. Sa compatriote Rachel Willis-Sorensen ne lui cède en rien ; s’exprimant elle-aussi dans un français parfait, elle dresse un portrait tout en nuances de son personnage, avec son timbre aussi charmeur que rayonnant, et une voix dont la richesse des accents amplifie la portée tragique de chacune de ses répliques. Mais sans chauvinisme aucun, avouons que ce sont les deux francophones “de service” – Stéphane Degout en Posa et Eve-Maud Hubeaux en Eboli (déjà présents dans le même ouvrage à Lyon) – qui marquent le plus les esprits. Le premier subjugue dans un rôle dont il possède toutes les qualités, et notamment une incroyable noblesse de phrasé et des trésors de demi-teintes, tandis que la seconde – si elle ne possède pas un chant aussi éruptif que certaines de ses devancières – n’en traduit pas moins le tempérament à la fois fougueux et déchiré de la princesse dans le fameux air “Ô don fatal, je te maudis”, après une Chanson du voile de superbe eau. De son côté, la basse russe Dmitry Ulyanov (déjà Brogni dans La Juive précitée) campe un Philippe II au chant scrupuleusement surveillé, qui n’a pas de mal à émouvoir dans son grand air « Elle ne m’aime pas… », tandis que l’autre basse de la production, le chinois Liang Li, impressionne par la projection de son Grand Inquisiteur, à l’instar du Moine de William Meinert, au registre grave abyssal. Les comprimari sont sans reproche, avec une mention pour le très prometteur ténor français Julien Henric (Comte de Lerme).
Quant à la mise en scène de la sulfureuse Lydia Steier (qui a défrayé la chronique l’an passé avec sa Salomé parisienne), elle paraît bien morne et pâle par rapport à ce que l’on pouvait en attendre, en se contentant de transposer l’action dans quelque régime de type stalinien hyper-surveillé, certaines images renvoyant directement au succès cinématographique qu’avait constitué “La Vie des autres” (2006), auquel elle emprunte la police secrète (certains de ses membres sont ici déguisés en moine) chargée de surveiller les moindres propos et gestes de tous les protagonistes (Philippe II est lui-même surveillé par la propre milice du Grand Inquisiteur…). L’autodafé du III se résume à une série de pendaisons, après que la soirée ait débuté par celle d’un paysan rebelle – et qu’elle finira sur l’image de celle de Don Carlo et d’Elisabeth. Le ballet, qui intervient également au III, se mue en bal masqué tournant vite en scène d’orgie, finalement brutalement réprimée. Au final, Lydia Steier peine à convaincre, car son approche grand-guignolesque passe à côté tant des enjeux du livret que des règles du Grand-Opéra…
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CRITIQUE, opéra. GENÈVE, Grand-Théâtre, le 14 septembre 2023. VERDI : Don Carlos. C. Castronovo, R. Willis-Sorensen, D. Ulyanov, E-M. Hubeaux, S. Degout… L. Steier / M. Minkowski. Photos © Magali Dougados.
VIDEO : « Don Carlos » de Verdi selon Lydia Steier au Grand-Théâtre de Genève