Alors qu’Emiliano Gonzalez Toro et son ensemble I Gemelli viennent de faire paraître leur dernier enregistrement, Il Ritorno d’Ulisse in Patria de Claudio Monteverdi (après L’Orfeo et Le Couronnement de Poppée, tous parus sous leur propre label “Gemelli Factory”), c’est dans une vaste tournée promotionnelle qu’ils se sont lancés, les conduisant ce soir dans le superbe Bâtiment des Forces Motrices de Genève, avant de poursuivre leur route dans des villes telles que Nantes (28/10), Toulouse (28/11), Bruxelles (30/11) ou encore le prestigieux Teatro Real de Madrid (le 4 décembre).
Mieux qu’une simple version de concert, la représentation s’avère une véritable mise en espace, conçue par Mathilde Etienne, qui tient également le beau rôle de Melanto. Les chanteurs évoluent ainsi autour de l’élément central que constitue le claviorganum de Violaine Cochard, contre lequel viennent parfois s’adosser les artistes (comme pour l’apparition d’Ulysse, l’instrument faisant office alors de rocher sur la plage d’Ithaque où le héros échoue), et des objets qui soutiennent l’action sont également présents, comme l’indispensable arc ou le bâton et la cape qui servent à cacher l’identité du héros sous les oripeaux d’un vieillard. Pendant ce temps, Pénélope reste de marbre sur une chaise haute côté jardin, indifférente à l’agitation autour d’elle, jusqu’à la révélation finale qui la fait sortir de sa torpeur…
Pas moins de quinze chanteurs (contre quatorze instrumentistes) sont ici réunis, certains d’entre eux incarnant deux personnages différents. A tout seigneur tout honneur, le plateau est dominé par l’Ulysse d’Emiliano Gonzalez Toro, qui a le style montéverdien dans la peau. Il déploie d’entrée de jeu une palette dynamique grandiose, endossant véritablement la stature héroïque du personnage, nonobstant la beauté de timbre préservée dans les plus subtils piani, qui lui permet également de fondre à merveille sa voix dans la toile exquise tissée par la phalange baroque qu’il a fondée en 2018, et qui célèbre ici avec un raffinement inouï les beautés de la partition. En Pénélope, la mezzo Singapouro-britannique Fleur Barron délivre avec la noblesse et la douleur qu’elles requièrent les profondes mélopées qui lui sont dévolues. Le ténor étasunien Zachary Wilder campe un Telemaco de haute école, tandis que le contre-ténor australien David Hansen se montre déchirant en Umana Fragilita. Le ténor britannique Nicolas Scott est Eumete. Le timbre pastel et la précision du cantando en font un modèle supérieur de chant. La basse française Nicolas Brooymans n’a pas de mal à faire rayonner, dans son double rôle d’Antinoo et du Temps, un bas registre confortable en même temps qu’un registre haut parfaitement projeté. Mathilde Etienne campe une piquante Melanto. Son duo coquin avec l’Eurimaco d’Alvaro Zambrano est l’un des beaux moments de la soirée. La soprano italo-israélienne Mayan Goldenfeld se montre très précise dans les traits de Minerva, et n’enthousiasme pas moins en Fortuna. L’italien Fulvio Bettini obtient la palme du meilleur acteur de la soirée, en composant un Iro dont les facéties et les pirouettes tant vocales que physiques arrachent des rires au public. Amore puissant et clair, mais également ardente giunone, la jeune Lysa Menu impose des aigus lumineux. Enfin, les deux autres prétendants incarnés ici par Anders Dahlin (Pisandro) et Juan Sancho (Anfinomo) se montrent sans reproche, de même que la touchante Ericlea de la mezzo française Alix Le Saux.
Bien que préparé par Emiliano Gonzalez Toro (qui veille au grain depuis une chaise placée à cours quand il n’intervient pas sur scène avec son personnage), c’est Violaine Cochard qui donne les départs depuis son puissant claviorganum. Ce n’est pas peu dire que la réussite musicale de la soirée doit beaucoup à la présence des excellents I Gemelli dans une œuvre qui leur va comme un gant, et où l’accompagnement des voix tient en permanence du miracle.
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CRITIQUE, opéra. GENEVE, Bâtiment des Forces Motrices, le 20 octobre 2023. MONTEVERDI : Il Ritorno d’Ulisse in patria. E. Gonzalez Toro, F. Barron, Z. Wilder, D. Hansen… M. Etienne / E. Gonzalez Toro. Photos © Emmanuel Andrieu
VIDEO : Emiliano Gonzalez Toro chante le monologue d’Iro dans Le Retour d’Ulysse dans sa patrie de Monteverdi