Lorsque la commission artistique de l’Opéra de Cologne, maison commanditaire du seul opus lyrique de Bernd Alois Zimmermann (1918-1970), reçut la première version de Die Soldaten, le verdict fut sans appel : injouable ! Malgré une révision draconienne, l’ouvrage fut finalement créé en 1965 à l’Opernhaus de Cologne, et c’est donc 59 ans plus tard que la salle voisine de la Philharmonie de Cologne – en partenariat avec justement l’opéra colonais, mais aussi avec les Philharmonies de Paris et Hambourg où le spectacle sera repris d’ici la fin du mois -, reprend cette oeuvre monumentale et grandiose pour une représentation unique… et magistrale ! (lire notre annonce de la production de Die Soldaten)
La reprise colonaise de cette oeuvre inclassable a été confiée au trublion espagnol Calixto Bieito, qui utilise les quatre rangée de sièges (en grande partie enlevés) derrière l’orchestre comme espace de jeu des chanteurs, tandis que quatre ensembles de musiciens ont été placés aux quatre points cardinaux de la salle en plus des quelques 120 instrumentistes du Gürzenich Orchester, réunis autour de leur chef François-Xavier Roth sur l’immense plateau rond de la Philharmonie de Cologne. Les spectateurs se retrouvent ainsi à la fois face à une véritable muraille sonore mais également cernés de toutes parts, submergés et parfois même engloutis par la violence de la musique qui n’est pas avare de déchaînements orchestraux à couper le souffle ! Et comme de coutume, Bieito ne recule devant aucun effet brutal ni angoissant : les scènes de tortures et de viols collectifs, les coups donnés ou subis et le sang qui en découle, rendent certaines scènes assez insoutenables.
C’est pourtant du côté de la musique que la soirée réserve ses plus grandes – et ses plus belles – surprises. Car François-Xavier Roth cherche à humaniser, le plus possible, un langage orchestral dont il dissèque chaque séquence avec minutie. Le procédé met à nu les éléments structurels de la partition, tout en donnant énormément d’impact aux citations anciennes, comme ces moments où l’orgue entonne un extrait de la Passion selon Saint Matthieu de Bach.
Les chanteurs sont les premiers à bénéficier de cette approche, les effets de virtuosité belcantiste de la scène où Marie se laisse séduire par Desportes, la véhémence d’écriture quasi vériste des remontrances de Charlotte à sa soeur, s’intercalent comme des îlots de calme dans ce langage lyrique extrême, où la formule rythmique violemment répétitive l’emporte presque systématiquement sur la mélodie. Ainsi la soprano américaine Emily Hindrichs n’a aucune difficulté à dépeindre les étapes de la descente aux enfers de Marie. Judith Tielsen n’est pas en reste, prêtant à Charlotte une voix tantôt onctueuse, tantôt mordante. Les deux figures maternelles, incarnées par les mezzos Kismara Pezzati et Alexandra Ionis, impressionnent par leurs graves profonds et leur présence scénique confondante.
Côté masculin, le baryton biélorusse Nikolay Borchev souligne la tension de Stolzius, victime des circonstances et qui, tel un nouveau Wozzeck, ne trouve d’autre issue à sa crise que dans le crime. La basse islandaise Tomas Tomasson campe un Wesener sombre et robuste, Lucas Singer un Colonel au chant rayonnant et Martin Koch un Desportes idéalement cauteleux. Quant au Choeur d’hommes de l’Opéra de Cologne, tous porteurs de ces casques typiques de la seconde guerre mondiale, ils parviennent à s’intégrer avec un maximum d’aisance expressive.
Un spectacle total qui fera certainement date – et vers lequel on ne peut qu’encourager les parisiens d’aller vivre cette expérience aussi unique qu’inoubliable le dimanche 28 janvier à la Philharmonie de Paris !
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CRITIQUE, opéra. COLOGNE, Philharmonie, le 18 janvier 2024. B. A. ZIMMERMANN : Die Soldaten (“Les Soldats”). T. Tomasson, E. Hindrichs, N. Borchev… Calixto Bieito / François-Xavier Roth.
VIDÉO : François-Xavier Roth raconte « Les Soldats » de Zimmermann à la Philharmonie de Cologne