mercredi 9 juillet 2025

CRITIQUE, festival. ORANGE, Théâtre Antique, le 6 juillet 2025. VERDI : Il Trovatore. A. Netrebko, Y. Eyvasof, M. N. Lemieux, A. Isaev… Orchestre de l’Opéra de Marseille, Jader Bignamini (direction)

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Emmanuel Andrieu
Emmanuel Andrieu
Après des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Montpellier, Emmanuel Andrieu a notamment dirigé la boutique Harmonia Mundi dans cette même ville. Aujourd’hui, il collabore avec différents sites internet consacrés à la musique classique, la danse et l’opéra - mais essentiellement avec ClassiqueNews.com dont il est le rédacteur en chef.

Le dimanche 6 juillet 2025 restera gravé dans les annales des Chorégies d’Orange comme une soirée où le génie de Giuseppe Verdi a enflammé le Théâtre Antique, sublimé par des artistes habités, une direction musicale électrisante et une mise en espace d’une poésie rare (de Jean-Louis Grinda, dont l’humilité bien connue fait que son nom n’apparaît même pas dans la fiche artistique…). Sous un ciel provençal constellé d’étoiles, Il Trovatore a déployé ses passions brûlantes, ses ombres tragiques et ses fulgurances vocales avec une intensité proprement shakespearienne.

Comment évoquer sans emphase la Leonora d’Anna Netrebko, sinon comme une révélation céleste ? Dès son « Tacea la notte placida », la soprano a tissé un fil d’or entre le murmure du vent et le grondement du destin. Son timbre, à la fois velouté et incandescent, a épousé chaque nuance du drame : les pianissimi semblaient des soupirs arrachés à l’âme, les aigus des éclairs déchirant la nuit. Dans « D’amor sull’ali rosee », elle a fait pleurer les étoiles, son chant flottant entre douleur et extase, porté par une technique souveraine (Quelles vocalises et quelles couleurs !). Et quel feu dans le trio final, où sa résolution face à la mort a transcendé le pathos pour toucher au sublime. Netrebko, plus que jamais, est une prêtresse de l’art lyrique, une magicienne qui transforme chaque note en sortilège !

Son ex-mari, le ténor azerbaïjanais Yusif Eyvazov a campé un Manrico d’une puissance tellurique, mais traversé d’une vulnérabilité bouleversante. Dès sa première apparition, sa voix de ténor spinto, large comme le Rhône en crue et chaude comme les pierres d’Orange chauffées à blanc, a empli le théâtre antique d’une aura héroïque. Son « Deserto sulla terra » fut un cri d’âme déchirant, où chaque note portait le poids du destin. Mais c’est dans l’infernal « Di quella pira » qu’il a littéralement enflammé les cieux : ses aigus, fusées de défi lancées vers la lune, claquèrent comme des étendards de guerre, soutenus par une projection surhumaine qui fit vibrer les gradins romains. Pourtant, Eyvazov a su montrer l’autre visage du héros : la tendresse infinie du « Miserere » avec Netrebko (quel couple scénique et vocal !) fut un moment d’une poésie suspendue, où son chant, adouci en un velours nocturne, se fondit aux larmes de Leonora. Un Manrico complet, déchirant, porté par un engagement physique total – un titan au cœur ouvert.

De son côté, Marie Nicole Lemieux a offert une Azucena d’anthologie, sombre joyau étincelant de folie et de douleur. Sa présence scénique, fantomatique et pourtant terriblement charnelle, captivait dès son entrée. Et cette voix ! Un contralto d’une profondeur abyssale, aux graves rugueux comme la roche, aux mediums brûlants de haine et de désespoir maternel. Son « Stride la vampa » ne fut pas simplement chanté : incanté. Une évocation démoniaque, où chaque syllabe crépitait comme une braise, portée par un sens dramatique à couper le souffle. Dans « Condotta ell’era in ceppi », elle a déployé une palette de couleurs effrayante – tour à tour hurlante de vengeance, chuchotante d’hallucination, implorante de pitié filiale. Son duo final avec Manrico fut d’une intensité tragique insoutenable : Lemieux a fait d’Azucena bien plus qu’une sorcière ; elle en a fait l’incarnation même de la fatalité verdienne, une Gorgone dont le chant pétrifiait d’horreur et de compassion.

Et omment ne pas tomber à genoux, enfin, devant la performance du baryton russe Aleksei Isaev – découvert par nous seulement le mois dernier dans un mémorable Vaisseau fantôme au Théâtre du Capitole -, ce Luna venu des steppes russes comme un héros byronien ? Le baryton a enflammé l’auditoire dès « Il balen del suo sorriso », où sa voix de bronze poli, tour à tour rageuse et désespérée, a sculpté le personnage avec une profondeur psychologique rare. Son incarnation du Comte fut une tempête : orgueil aristocratique, jalousie dévorante, amour fou – tout y était, porté par un legato de velours et des aigus explosifs. Sa confrontation avec Manrico fut un duel titanesque, où chaque regard, chaque silence pesait plus lourd que les épées. Orange vient de découvrir son prochain monstre sacré !

Pas de « petits rôles » à Orange, et le russe Grigory Shkarupa (Ferrando) a prêté sa basse puissante et noble pour ancrer la scène d’ouverture avec une clarté et une présence remarquables. Son récit du bûcher (« Abbietta zingara ») captiva l’auditoire, déployant le drame avec une gravité et une projection exemplaires. La jeune soprano française Claire de Monteil (Inez) a, elle, insufflé à la confidente une sensibilité exquise. Son timbre rond et puissant, son beau phrasé dans ses brèves interventions (surtout le duo d’ouverture avec Leonora) apportèrent une touche de lumière juvénile bienvenue au cœur des ténèbres. Une perle discrète mais essentielle. Mention spéciale, enfin, à cette masse chorale phénoménale réunissant les Chœurs des Chorégies et de l’Opéra Grand Avignon. Qu’ils soient gitans forgeant avec une énergie sauvage (« Vedi! Le fosche »), soldats martelant leurs chants de guerre, ou moines psalmodiant dans la pénombre, ils ont été le souffle vital de l’œuvre. Leur puissance, leur précision rythmique et leur engagement physique ont littéralement soulevé la scène, notamment dans les grandes fresques du deuxième et quatrième actes. Ils ont formé un mur sonore et émotionnel irréprochable.

 

 

Sous la baguette ardente du chef italien Jader Bignamini, l’Orchestre Philharmonique de Marseille a enthousiasmé avec une ardeur quasi révolutionnaire. Les préludes ont jailli comme des coups de canon, les cordes en fusion (quel staccato dans « Di quella pira » !), les cuivres sauvages, les bois langoureux… Bignamini a ciselé chaque nuance avec l’intelligence d’un archéologue et la fougue d’un torero, équilibrant l’intimité des duos et la démesure des chœurs (les fameux « Vedi ! Le fosche » à vous dresser les cheveux sur la tête). Son sens du théâtre a magnifié Verdi : les silences mêmes semblaient hurler !

Face aux contraintes financières persistantes des Chorégies, Jean-Louis Grinda a transformé les limites en opportunité créative. Sa « mise en espace » (indiquée comme version concert dans le programme) dépasse largement le format traditionnel. En magicien des lieux, il a opté pour une discrétion éloquente ; pas de fioritures, mais quatre projections vidéo hypnotiques, conçues comme des palimpsestes numériques sur le mur antique : au I, une tour isolée dans une forêt nocturne, évoquant le passé tragique des personnages. Au II, des flammes dansantes pour la scène du bûcher, leur lueur orangée se superposant à la pierre chaude, et au IV, un vitrail en rosace projeté pendant le mariage secret de Leonora et Manrico, fusionnant sacré et fatalité. La sobriété des costumes et l’éclairage minimaliste (Vincent Cussey) ont eux aussi laissé toute la place à l’émotion pure.

Entre le chant des cigales (et celui plus perçants des martinets !), et le murmure des pierres romaines, cette production d’Il Trovatore restera dans les mémoires et a atteint l’idéal des Chorégies : un mariage parfait entre patrimoine et création, entre ferveur musicale et théâtralité brute. Netrebko, Eyvasof, Lemieux, Isaev, Bignamini et Grinda ont offert une version qui fera date – un Trovatore où chaque note, chaque regard, chaque ombre portée sur les murs antiques parlait d’amour, de mort et de folie. Qu’importe la nuit tombante : sous le ciel étoilé de Provence, Orange a redécouvert le feu sacré de l’opéra !

 

 

 

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CRITIQUE, festival. ORANGE, Théâtre Antique, le 6 juillet 2025. VERDI : Il Trovatore. A. Netrebko, Y. Eyvasof, M. N. Lemieux, A. Isaev… Orchestre de l’Opéra de Marseille, Jader Bignamini (direction). Crédit photo © Jean-Philippe Gromelle

 

 

VIDEO : Un « Trouvère » d’anthologie aux Chorégies d’Orange 2025 !

 

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