C’est un bain musical superbement varié qui s’offre chaque printemps au Lille Piano(s) Festival ; varié… et aussi d’une rare pertinence. Les meilleurs pianistes de l’heure y présentent les œuvres qui les inspirent, en solo, avec orchestre,… Chaque tempérament pianistisque y déploie en bons arguments, la valeur des partitions qu’il a choisi de partager avec le public. Le festivalier peut y découvrir les projets les plus originaux et souvent les mieux défendus. Le festival créé à l’initiative de l’Orchestre National de Lille (et de son fondateur Jean-Claude Casadesus) met en lumière les réalisations les plus convaincantes nées de la rencontre entre une œuvre et un interprète. Et c’est bien le travail et la recherche spécifique d’un interprète en particulier, ou d’une coopération artistique que le mélomane attend : un projet artistique ainsi révélé qui a la capacité au moment du concert de révéler et des artistes éloquents et des œuvres qui les inspirent.
Notre parcours pendant la seule journée de samedi 14 juin en témoigne. D’un concert à l’autre, la sensibilité, l’engagement, l’aplomb des interprètes composent une série de découvertes surprenantes, parfois mémorables, toujours passionnantes à suivre ; d’autant que tendance forte et très appréciée, chaque interprète parle, explique, commente, éclaire ce que d’aucun n’aurait pas saisi ni vécu sur le moment, au moment de la réalisation des œuvres. Une expérience propice au rapprochement des artistes et du public et qui rend plus que jamais, irremplaçable, comme inestimable, la performance du concert et du spectacle vivant.
Avec le recul, cette 22e édition est l’une des plus marquantes de l’histoire du Festival, une édition à inscrire d’une croix blanche après celle de l’an dernier qui avait offert l’opportunité de [re] découvrir et de vivre de l’intérieur la grâce mozartienne dont ses fabuleux Concertos avec orchestre, lors d’un Marathon exceptionnel (LIRE notre critique du LILLE PIANO(S) FESTIVAL 2024 ).
Cette année, l’intérêt est aiguisé d’autant plus après un programme inaugural magistral (la veille, vendredi 13 juin 2025), où l’Orchestre National de Lille réalisait une équation superlative, en associant la baguette de son fondateur, l’illustre Jean-Claude Casadesus et le pianiste ouzbek à la virtuosité percutante, Behzod Abduraimov…
[lire notre compte rendu du concert inaugural du 13 juin 2025].
Journée du samedi 14 juin 2025
11h : dans l’auditorium de la Chambre de commerce, piano à 4 mains par le duo ARTHUR ANCELLE et LUDMILA BERLINSKAIA : le jeu des deux pianistes sait dialoguer, se répondre ; confirmant une belle complicité, d’abord dans le Bizet dont « Jeux d’enfants » (1871) est abordé avec une netteté percussive, droite, précise, soulignant l’espièglerie facétieuse, et la course endiablée dont sont capables de jeunes diablotins ; l’évocation de joutes enfantines n’empêche pas l’effusion tendre que libère en fin de cycle « Petit mari, petite femme », claire déclaration amoureuse et si tendre du compositeur à son épouse qui attendait alors leur fils, Jacques… De la Petite Suite » de Debussy, le duo inspiré exprime cette volupté heureuse, l’extase ondulante qui structure le flux musical, parfaitement au diapason de la métaphore océane et fluide du poème « En bateau » de Verlaine… sans omettre l’élégance ni la noblesse du « Menuet », ou de swing de « Ballet »… L’entente se pare d’accents plus délicats encore, et d’un onirisme ciselé, dans « Ma Mère L’Oye » dont les pianistes réalisent la version originelle pour piano ; dans le projet initial de Ravel, les deux enfants de ses amis Godewski, devaient eux-mêmes assurer la création du cycle génial… La Pavane inaugurale s’inscrit dans le mystère et la pureté onirique ; Poucet fait surgir toute la dimension fantastique d’une forêt enchantée et ses frémissements ténus dont le chant des oiseaux… en sortant du concert, l’esprit reste encore comme enveloppé par l’expérience onirique qu’il vient de vivre.
14h : Sensible et pertinente également, la pianiste française MARIE VERMEULIN lève le voile sur l’écriture fluide et grave de Fanny Mendelssohn, la sœur de Félix mais qui en raison même de son genre fut interdite de carrière musicale, dès ses 14 ans ; quand son frère fut a contrario encouragé et favorisé par leur père dans cette voie.
La pianiste a bien raison d’exhumer la partition intitulée « das Jahr », « l’année » ; précisément celle de 1839, quand elle découvre admirative l’Italie dont elle déduit ce carnet de voyage, ainsi composé de 12 pièces, chacune pour un mois de cette année exaltante, décisive. Le naturel du jeu porte la diversité des nuances émotionnelles ainsi librement exprimées ; Fanny a tout d’une compositrice accompli en réalité comme l’atteste la justesse de l’écriture, son économie structurelle ; un flux continûment pudique, équilibré, jamais « bavard », mais spécifiquement profond et juste, qui sait fusionner l’énergie lumineuse de Félix et une intensité passionnelle qui souvent préfigure la densité brahmsienne, sa puissance allusive, emblème d’une sensibilité inédite. S’y déploie aussi une ligne chantante proche des lieder de Schubert dont Fanny semble comprendre tous les enjeux intimes et souterrains. L’engagement de la pianiste, sa sincérité renforcent la vivacité du cycle qui est une révélation.
À 15h : du clavier pianistique à l’accordéon, le Festival nous prépare une nouvelle surprise ; et de taille, c’est même une 2ème révélation que celle de l’accordéoniste ukrainien BOGDAN NESTERENKO dans la crypte de la Cathédrale Notre-Dame de la Treille. L’orgue à bretelles a bien toute sa place au Lille Piano(s) Festival ; l’accordéoniste confirme son aptitude unique à faire jaillir dans cette espace idéalement réverbéré, des sons pleins, vibrants, imprécatoires…. D’autant plus adaptés au lieu quand il s’agit comme ici en « ouverture », de la Chaconne en ré mineur de Bach. Une transcription saisissante exprimée avec un sens des phrasés, un rubato remarquable, un souffle qui accorde puissance, nuances, spiritualité. L’interprète vit la musique viscéralement, habité et même halluciné par le potentiel sonore de son instrument, dont il obtient absolument tout en couleurs, accents, timbres. C’est une prouesse que de produire une musicalité aussi juste avec un seul instrument. Même inspiration ensuite dans les Tableaux d’une exposition de Moussorgski où la maîtrise de l’interprète illustre la notion d’accordéon-orchestre (comme on parle de piano-orchestre), mais l’apport expressif des hanches ajoute dans la palette sonore déjà très étendue, une caractérisation particulière qui accuse davantage les prodigieux contrastes de la partition, ses séquences à l’imaginaire délirant conçu par le compositeur russe : à-coups surprenants, intervalles percutants, modulations inouïes… Le choc auditif est total et l’expérience esthétique, des plus convaincantes.
Le LILLE PIANOS FESTIVAL sait nous surprendre, investissant à raison les lieux emblématique de Lille ; pour preuve le programme de 17h30, où la Cathédrale Notre Dame de la Treille offre un programme sacré (avec orgue et quel orgue !) ; l’acoustique naturelle de l’ample nef et son orgue non moins fabuleux, sous les doigts d’Olivier Périn, favorisant en grande partie la réussite du concert. Après une entrée strictement chorale (« Nos autem » d’Alfred Desenclos, intérieure, profonde, lumineuse), l’Orchestre National de Lille sous la direction de Mathieu Romano joue l’irrésistible et envoûtant « Fratres » d’Arvo Pärt (1977), mantra pour cordes seules, scandé par 3 notes, une batterie énoncée comme un battement du coeur fervent (qui associe le woodblock et la grosse caisse)… le chef joue avec la réverbération naturel du lieu, sur les effets de distanciation aussi, pour une musique née de l’ombre, qui va crescendo pour s’effacer ensuite dans les premières mesures de « Flots lointains » de Koechlin, pièce tout aussi recueillie où s’affirme la somptueuse plénitude de l’harmonie ; puis c’est le Requiem de Fauré et sa prière bercée d’apaisement et de méditation. Chef, instrumentistes et choristes (chœur Septentrion d’où se détachent les solistes dont entre autres le baryton Christophe Gautier pour l’Hostias) sculptent la texture sonore dans une sérénité proche de la béatitude ; un sentiment général de ferveur confiante et suspendue qui prépare évidemment au « In Paradisum » de la fin : sorte d’éblouissement inscrit dans la douceur mystique la plus épanouie. C’est le degré le plus haut et la marche finale d’un Requiem parmi les plus sereins jamais écrits, que les interprètes hissent au sommet de la douceur, comme un bain sonore enveloppant et lénifiant. L’orgue requis pour ce dernier épisode en scande chaque palier de l’élévation, expérience unique qui fusionne joie et libération.
Enfin, le dernier concert et non des moindres, est une splendide performance qui se déroule à 19h dans l’auditorium ovoïde du Conservatoire de Musique : le pianiste THÉO FOUCHENNERET joue dans un cycle continu, l’intégrale des Nocturnes de Fauré, un Fauré qui contrairement au Requiem précédent, n’a plus rien d’apaisé ni de serein ; en prise avec les assauts de la vie, le compositeur y consigne ses espoirs, ses ressentiments aussi dans un cycle comme autobiographique, une autopsie de ses humeurs, une immersion en miroir qui révèle la transformation de la lumière à… la pénombre ; en particulier la perte des repères, l’émergence de tensions et une âpreté quasi panique, en particulier dans les 3 derniers. L’expérience est singulière et unique ; elle se rapproche du concert précédent de Marie Vermellen…
Jouant par cœur (une gageure déjà], Le pianiste embrasse tout le cycle avec un naturel fluide et articulé qui soigne constamment la tendresse du médium, ciselant le contrepoint en s’appuyant précisément sur une main gauche d’une exceptionnelle plasticité dynamique ; ce qui confère une clarté continue et donc une éloquence émotionnelle ardente et précise ; l’intelligence du flux narratif, l’assise technique, et la richesse de la palette expressive produisent un cycle continu que magnifie une esthétique musclée et une infaillible cohésion d’une pièce à l’autre. L’interprète maîtrise d’autant mieux son sujet qu’il vient de faire paraître l’enregistrement de ce cycle particulièrement éprouvant techniquement et émotionnellement.
On a déjà hâte de découvrir la programmation de la 23è édition du LILLE PIANO(S) FESTIVAL 2026 – en attendant, l’Orchestre National de Lille a communiqué sa prochaine saison 2025 – 2026, et donne rendez-vous au Casino Barrière pour le saisissant opéra de Kurt Weill : « Les 7 péchés capitaux », les 8 et 9 juillet prochains. Incontournable événement de cet été 2025.