Kurt Weill inspire à l’Opéra Ballet des Flandres (à Gand puis Anvers…) l’un de ses cycles les plus passionnants : succédant aux précédents Der Jasager (2019), Le Lac d’argent (2021) et Mahagonny (2022), la scène flamande montre une exemplaire créativité en abordant, cet hiver 23 / 24, le ballet chanté Les Sept péchés capitaux (1933) composé par l’auteur à Paris, avant de rejoindre les Etats-Unis. La partition féline et mordante est ici couplée à Petrouchka (1911) d’un Igor Stravinsky, aussi moderne et audacieux, et bientôt auteur, deux ans plus tard, de son 3ème ballet, révolutionnaire et visionnaire : Le Sacre du Printemps.
Chorégraphié, ce Petrouchka retrouve sa saveur originelle comme ballet. S’y illustrent les trois marionnettes fameuses, douées de conscience humaine : Petrouchka, la Ballerine et le Maure, tous trois suscités par la figure envoûtante du Mage ; c’est cependant moins le burlesque populaire (le folklore orthodoxe évoqué par Stravinsky au temps de Mardi Gras) et la part fantastique du conte que la gravité et un questionnement profond sur la nature humaine, qui inspirent ici Ella Rothschild, dans sa chorégraphie, crépusculaire et sauvage. Comme le pantin Petrouchka pourtant sensible et en souffrance, le ballet de ce soir souligne la perte de l’individualité face à la violence irrésistible du groupe : le destin du héros contre l’indifférence générale. Le corps mort de la poupée est évoqué comme un emblème de la fragilité insignifiante de nos existences ; sa figure vite balayée par celle d’un âne (au tableau final…) dont les danseurs s’ingénient à mouvoir chaque partie articulée, avec une ardeur régénérée qui efface ce qui a précédé. Outre un certain vertige poétique parfaitement fusionné avec les multiples accents de la musique, le ballet captive par la fluidité du corps collectif, lequel semble rehausser davantage et continûment la riche partition stravinskienne, ses accents crépitants, sa prodigieuse activité qui en font une fresque à la fois populaire et philosophique.
Que vaut la sémillante troupe acrobatique dans l’univers plus cynique, voire acide, de Kurt Weill ? Elle affirme le même style fluide et expressif, aux passages et tableaux parfaitement enchaînés dans la vision du chorégraphe Jeroen Verbruggen. C’est même un spectacle total qui comprend des parties chantées très bien intégrées aux mouvements collectifs : dont le choeur d’hommes en fond de plateau, laissant la danse s’émanciper au devant de la scène. Autour d’Anna, figure centrale (qui a son double dansé : Lara Fransen, véritable sirène envoûtante), se meuvent les corps félins en une transe animale de plus en plus fiévreuse. Dommage que la chanteuse Sara Jo Benoot ne partage pas la même séduction sensuelle et trouble…
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CRITIQUE, danse. ANVERS, Théâtre de la ville (Stadsschouwburg) : du 24 janvier au 4 février 2024. I. STRAVINSKY : Petrouchka / K. WEILL / Les 7 Péchés Capitaux. Ella Rotschild / Jeroen Verbrrugen / Alejo Perez. Photos : © Filip Van Roe
VIDEO : Teaser de « Petrouchka » et « Les 7 Péchés capitaux » à l’Opéra Ballet des Flandres