Nadine Sierra court d’une scène prestigieuse à une autre, et est acclamée partout où elle passe, aucune fausse note dans sa progression. Tout est parfaitement maîtrisé. Sage sur toute la ligne, Nadine n’a jamais mis en péril son précieux instrument. Force est de le constater au vu de la galerie d’héroïnes qu’elle a incarnées, passant avec prudence, par gradation successive, des Musetta, Norina, Gilda, Zerlina, aux Juliette, Violetta et Lucia. La soprano américaine est revenue hier soir sur la scène de la Salle Gaveau dans un programme transversal, assez proche de l’esprit de son premier album There’s A place for us. Devant une salle comble et un public chauffé à blanc, Nadine Sierra a de nouveau tutoyé les cimes, nous offrant en prime un florilège de Encores.
Rayonnante dans une robe Dior rose aux motifs coquillages, Nadine Sierra se jette, comme toujours, sans se poser de questions, dans les flammes de son art, déployant une énergie virtuose, un aigu et un suraigu impériaux, un souffle long qui soutient un legato parfait. Elle fait une démonstration éclatante de toutes ces qualités, dès l’ouverture du programme, nous faisant l’offrande de moment de pure émotion, avec les airs de La Rondine de Puccini, « Chi il bel sogno di Doretta », et « Depuis le jour » de Louise de Gustave Charpentier. Elle enchaîne ensuite avec une Juliette, toujours aussi impériale. La valse « Ah, je veux vivre », écrite dans un registre central, permet ici d’entendre un timbre sensuel et chaud de vrai soprano lirico, capable toutefois de colorature étourdissantes. Dans le tragique « Dieu, quel frisson court dans mes veines » qu’elle nous livre en seconde partie de concert, elle n’ajoute aucun pathos superflu, aucun expressionnisme exagéré, son chant y reste parfaitement belcantiste. Et que dire de sa Violetta sur laquelle on a déjà tant écrit. Le succès paraît assuré avant même que la soprano ait émis une seule note. Avec une technique sans faille, elle aborde « E strano… sempre libera », comme si elle se promenait en toute décontraction dans un jardin entièrement familier. Elle enchaîne trilles et vocalises avec une agilité confondante. Le registre aigu est électrisant. Malgré son aisance évidente, Nadine Sierra démontre qu’elle sait doser ses effets, loin de la pyrotechnie vocale. Elle compose, par toute une palette de variations et de nuances, un portrait remarquable de Violetta. Elle donne ici libre court à la frivolité de la courtisane tout en laissant entrevoir déjà, par ses accents et couleurs, les affres de l’héroïne déchue. Elle sait désormais, bien mieux que jadis d’ailleurs, donner essence humaine à un personnage au-delà des perles vocales. Cette texture de chair et de sang, on l’entend ici dans La Traviata, et on l’entendra également dans l’air de la folie de Lucia di Lammermoor en toute fin de programme.
Dans la seconde partie, l’artiste parée d’une robe fourreau noire, sertie de perles diamantées, nous amène hors des sentiers battus de l’opéra, en offrant une somptueuse interprétation de Summertime, mettant en lumière un registre grave qui ne manque pas de séduction. En forme de conclusion, Nadine Sierra nous livre un scoop : ce soir, c’est le dernier soir de sa Lucia… « Why » ? lui lance alors en chœur le public chamboulé par cette annonce. Parce qu’explique-t-elle, elle estime aujourd’hui devoir s’arrimer à un autre horizon, et laisser le personnage à d’autres, ce qui dénote la grande humilité de la chanteuse, mais aussi la conscience que son expérience est aussi un passage de relais… Mais à quel rôle rêve-t-elle désormais, elle qui a mis un point d’honneur de passer à pas feutrés, des légers aux lyriques ? Le florilège des Encores qui va suivre, semble nous tendre un début de réponse…
Comme à son habitude, avec la générosité qu’on lui connaît, Nadine Sierra nous offre une avalanche de bonus. En hommage à ses racines (et sans nul doute, à sa maman, comme à chacun de ses concerts) elle nous livre une relecture envoûtante de Besame mucho en duo avec un contrebassiste. Dans ce registre la soprano américaine use une fois de plus de l’alliage ensorcelant d’un grave moiré et d’un aigu étincelant pour nous mettre à genoux. Elle poursuit ces Encores par deux air d’opéra : l’un qu’elle porte avec le cœur et l’âme de concert en concert, « O mio babbino caro » extrait de Gianni Schicchi, et l’autre, le monologue d’une diva prénommée Floria. Et c’est donc « Vissi d’arte » que Nadine Sierra nous tend en bouquet-surprise. Le timbre, le grave, tiennent ici toute leur place dans cette interprétation qui manque toutefois un tantinet de corps pour être pleinement convaincant. Mais déjà la nuance est de mise : nullement hystérique, cette diva-là est toute en frémissement d’amour et lumineuse douleur. Insatiable, Nadine Sierra ne quittera la scène qu’à 23 heures, après deux heures et demie d’un one-woman-show éblouissant. En maîtresse de cérémonie, elle a dispensé une leçon de chant qui a, comme toujours, fait chavirer le public et conduit l’Orchestre Lamoureux, sous la direction d’Adrien Perruchon, à donner le meilleur de lui-même.
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CRITIQUE, concert. PARIS, Salle Gaveau, le 4 février 2025. Récital de Nadine SIERRA. Orchestre Lamoureux, Adrien Perruchon (direction). Toutes les photos © Jean-Yves Grandin
VIDEO : Nadine Sierra interprète l’air « Ah, je veux vivre » extrait de « Roméo et Juliette » de Charles Gounod