Voici une association des plus séduisantes entre une jeune cheffe montante, Clélia Cafiero, que l’on ne présente plus désormais, et la pianiste prometteuse Jeneba Kanneh-Mason issue d’une famille de musiciens émérites dont nous connaissons surtout Sheku, le frère violoncelliste. Mais qu’à cela ne tienne. Voilà la jeune pianiste arrimée en terre lyonnaise, dans un environnement idéal, avec une direction de premier rang et un orchestre de premier plan, pour mettre en exergue son talent. Et de surcroît dans la musique de Florence Price, dont elle a fait un cheval de bataille, pourrait-on dire, la défendant partout aux Etats-Unis. Mais au-delà de la compositrice emblématique, c’est l’Amérique qui est ici mise en lumière avec également Ives et Barber, le tout dans un programme magnifiquement équilibré.
Le concert s’ouvre avec la Symphonie n° 3 « The Camp meeting » de Charles Ives, qui n’est pas la plus prisée des œuvres symphoniques du compositeur, les programmes lui préférant largement la belle Symphonie n°2, à la fois conquérant et poétique, avec ses thèmes pastoraux qui sonnent de manière idéale. Ici, le choix de la 3ème symphonie permet de la redécouvrir sous un éclairage nouveau. Clélia Cafiero maîtrise en effet son sujet et nous livre une lecture à la fois didactique et lumineuse d’une œuvre en clair-obscur. Elle s’appuie sur un Orchestre National de Lyon de très haut niveau, qu’elle tient ici éloigné de l’écueil de l’académisme. Elle relance, en effet, sans cesse le mouvement afin que la phalange sorte des sentiers battus et épouse au mieux le tissu dissonant de cette œuvre baignant dans un lyrisme assez austère avec une saisissante conclusion où interviennent des cloches. Et cette énergie centrifuge diffusée du pupitre fait merveille pour réentendre cette symphonie méconnue.
Autre pièce méconnue interprétée ce soir : le Concerto pour piano de Florence Price. Originaire de l’Arkansas, à une époque où il n’était guère aisé d’être noire, femme et compositrice, Florence Price s’est fait un nom contre vent et marée. Extirpée de l’ombre depuis quelques années grâce à l’édition de l’intégrale de ses symphonies, elle est ici de nouveau mise au premier plan. Dans sa musique, Florence Price narre l’Amérique et ses paradoxes, ses accents épiques, ses racines bigarrées, ses pulsations ethniques. Le concerto présenté ce soir est dit d’un seul mouvement, mais en réalité constitué en trois parties distinctes et autonomes : vivace / lento / vivace. On y retrouve toutes les connotations de jazz du Nouveau Monde et en même temps le ton est profondément romantique dans une texture orchestrale et pianistique presque mozartienne, agrémentée de quelques touches de blues à la Gershwin. Les moments inoubliables ne manquent évidemment pas dans cette œuvre, de la couleur moirée de ses accords épiques à son ragtime aux rythmes syncopés et endiablés dominés par les percussions et les cuivres. Au pupitre, Clelia Cafiero se démène et se démultiplie, et ce à bon escient, obtenant des tutti décoiffants, des sonneries de cuivres formidables et une intensité de jeu dans les cordes comme on en a rarement entendu avec, qui plus est, une justesse collective évidente. Il faut d’autant plus saluer l’endurance des musiciens de l’ON Lyon qu’ils parviennent à sauvegarder de bout en bout une vraie qualité de jeu. Quant à la pianiste Jeneba Kanneh-Mason, elle est hélas inaudible dans le ragtime débridé, son jeu fluet ne résistant pas au feu de l’orchestre. En revanche, elle se distingue avec brio par sa fluidité, son toucher délicat, et sa profonde musicalité dans les passages lents et lyriques. Mais si la pianiste a pu, en ces moments, facilement se glisser dans le son de la phalange, il faut objectivement le mettre au crédit de la cheffe, qui a su tisser, avec sa section cordes, un écrin chaleureux, à l’écoute du piano, favorisant une expressivité commune.
Après l’entracte, la seconde partie du programme s’ouvre sur L’Adagio de Samuel Barber, musique émouvante à souhait, empreinte d’une profonde nostalgie. Il est dès lors aisé de tomber dans l’écueil de la guimauve extatique dans l’interprétation de cette œuvre. Mais optant ici pour une lecture rapide, Clélia Cafiero évite soigneusement ce piège. L’esthétique proposée par la cheffe est à l’évidence caractérisée par un refus du pathos et du sentimentalisme. Son phrasé porte, en effet, un côté méditatif mais sans aucune dramaturgie outrancière. Les cordes, limpides, se développent plan par plan, des élans recueillis, sans emphase. Sa lecture n’en suscite pas moins l’émotion mais donnée ici avec une rare hauteur de vue, l’orchestre sous sa direction se faisant davantage conteur qu’interprète.
Le programme se poursuit et se conclut avec Pulcinella, dans sa version Suite pour orchestre. Pour la plus baroque des compositions d’Igor Stravinsky, aux accents Pergolésiens, Clelia Cafiero s’appuie là encore sur un orchestre de haut niveau, le soyeux orchestral de la partition étant parfaitement. En fine musicienne, la cheffe italienne cultive le souci du détail et ne manque pas de transmettre toutes les singularités instrumentales qui font tout le charme du langage musical de Stravinsky. Elle nous démontre surtout sa capacité à se hisser au premier rang des chefs internationaux. Du bel ouvrage mené de main de maître !
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CRITIQUE, concert. LYON, Auditorium Maurice Ravel, Samedi 8 février 2025. Cycle America : Florence Price. Orchestre National de Lyon /Jeneba Kanneh-Mason (piano), Clelia Cafiero (direction). Photo © Brigitte Maroillat