vendredi 25 avril 2025

CRITIQUE, concert. LILLE, Nouveau Siècle, le 27 sept 2024. MAHLER: Symphonie n°5. Orchestre National de Lille, Joshua Weilerstein (direction)

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Ce programme revêt la plus haute importance : concert d’ouverture de la nouvelle saison du National de Lille, invité d’honneur plus que prestigieux en la personne du pianiste Alexandre Kantorow (en première partie), surtout premier concert officiel du nouveau directeur musical, le britannique JOSHUA WEILERSTEIN à la tête des instrumentistes lillois en grand complet pour une 5ème de Mahler qui restera … inoubliable.

 

Le Concerto pour piano n°2 de Liszt (créé à Weimar en janvier 1857 sous la direction de…Liszt, son élève Hans von Bronsart au clavier) impose d’emblée la verve voire la démesure intensément dramatique du compositeur, et aussi son inclassable virtuosité qui touche au délire … méphistophélien. Alexandre Kantorow se jette à corps maîtrisé dans ce bouillonnement permanent, subjuguant par sa digitalité aussi détaillée, incisive qu’articulée, trépidante.
En fusion totale avec chef et orchestre (le dialogue avec le violoncelle et sa cantilène éperdue), la construction rhapsodique, contrastée de ce concerto où tout s’enchaîne, se détache avec naturel ; d’abord son éveil comme sorti de l’ombre, d’une volupté irrésistible (sublime colonne des bois) puis l’affirmation du piano profond, lugubre, aux couleurs d’un mystère et d’un souffle diabolique… un temps [bref] presque dansant et tendre au son du cor [son premier air] ; puis le clavier plus conquérant encore, doublé par le même cor, pilote et commande, impérieux à l’orchestre et l’entraîne dans une course échevelée, infernale. Guerrier, sardonique parfois grimaçant, le grand conteur qu’est Liszt (inventeur du poème symphonique) se dévoile ici sans entrave, ses variations et ses cadences, crépitantes, toutes en verve, miroitantes, fugaces renouvellent totalement le développement formel.
Pour répondre à l’enthousiasme justifié du public, Alexandre Kantorow joue en bis, seul un Schubert des plus suggestifs (probablement dans la transcription de Liszt) : imaginaire illimité, puissance des nuances, respirations souveraines … L’indiscutable diseur, le poète des accents les plus ténus captive l’audience.

En seconde partie, l’orchestre nous assène l’un des programmes les plus marquants de son histoire : une 5ème de Mahler découpée au scalpel, mordante, acérée, vive, aux blessures multiples qui dansent et crient dans une manière de transe musicale continue, magistralement maîtrisée ; la lecture est d’autant plus captivante qu’elle prolonge ainsi le travail du directeur musical précédent, Alexandre Bloch dont les Symphonies de Mahler avaient constitué l’un des temps forts de sa direction. La 5ème de ce soir offre comme un prolongement du travail précédent, tout en dévoilant et confirmant les qualités esthétiques de son successeur. Bel exemple de diversité sensible dans la continuité. Ce nouvel accomplissement s’inscrit tout autant dans les premières expériences malhériennes signées par le chef fondateur Jean-Claude Casadesus : Gustav Mahler fait ainsi partie du répertoire essentiel de la phalange lilloise, et c’est donc tout un symbole que la forge malhérienne permette ce soir de découvrir et révéler le tempérament du nouveau chef.

 

Au cœur de la forge malhérienne,
Joshua Weilerstein capte et exprime chaque brûlure
d’un cœur apatride…

 

 

Joshua Weilerstein qui dirige sans partition, – dans une liberté de geste et en connexion directe avec les musiciens -, impose d’emblée, dès la « Trauermarsch » initiale (marche funèbre), une atmosphère inscrite dans l’âpreté et l’expressivité aiguë, hypersensible, volontiers acide et franche.
Il en a argumenté les options et parti pris en prenant la parole en préambule ; sa conception souligne combien la 5ème serait la symphonie la plus juive de Mahler, éclairant le désespoir et les cris de ses deux premiers mouvements ; soulignant combien l’auteur est un apatride, un cœur déchiré, en proie à l’angoisse la plus brûlante.

Ainsi comme épurée et allégée pour en dégager le squelette contrapuntique, la texture orchestrale est comme recomposée, favorisant souvent l’incise des cuivres [admirables cors et trombones] plutôt que privilégiant la soie des cordes ; le chef conçoit un Mahler véhément voire vindicatif dans un chant continûment exaspéré, exténué, tourmenté, agité… Dans un vortex funèbre et sévère. Un être déchiré qui souffre et veut dans le même temps s’en sortir… Joshua Weilerstein soigne toujours le relief très individualisé des bois : clarinette, flûte ; et bien sur le cor souverain, magistral à l’esprit pastoral et réconfortant comme réhumanisé dans cette forge éruptive en particulier dans le Scherzo (dont le compositeur use du terme sciemment et pour la première fois).

Tout le développement exprime la lutte d’un être éprouvé qui a vécu dans sa chair le cynisme et la barbarie inepte de l’existence terrestre. C’est une traversée continue, sans répit, un tunnel d’aigreur, d’amertume, de sentiments et aspirations refoulés consumées par un acide embrasé dont il affronte et surmonte chaque morsure brûlante.

Ici les cordes perdent en longueur sonore, sont perdues, noyées, dans les déflagrations des cuivres ; bois et vents mordent, grimacent. Mahler affiche des rictus nerveux incontrôlables… En ce sens rien n’est épargné aux auditeurs.

Il revient au chef, seul pilote dans cette tempête imprévisible et qui dirige par cœur, d’indiquer les points de repère, jouant sur les décalages et les ruptures de rythmes, l’infini vivace des syncopes, la citation des landlers et des valses dont il se délecte dans une chorégraphie gestuelle totalement libre, à nourrir la charge parodique, la brûlante suractivité panique. Même le final (et son impressionnante construction fuguée) n’est pas exempte d’une ironie tenace et souterraine.

Enchaîné à ce maelstrom percutant, en ébullition constante, l’Adagietto impose soudainement un autre monde, un souffle magicien qui répare et apaise mais pourtant brûle avec la même intensité ; il faut vivre le volcanisme des mouvements précédents, leur course à l’abîme, pour mesurer toute la tendresse et l’appel à l’oubli contenu dans ce mouvement devenu à juste titre célèbre et où justement, les cordes seules [sans les cuivres ni les bois] reprennent ce chant ample, souverain qui leur est propre et qui leur était interdit jusque là. Les cordes jusque là voix étouffées, renaissent et se déploient avec une respiration enfin reconquise. Bravo maestro !

 

Toutes les photos © Ugo Ponte / ON LILLE Orchestre National de Lille 2024

 

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Retrouvez la puissance et la haute expressivité de la 5ème de Mahler par Joshua Weilerstein et les instrumentistes de l’Orchestre National de Lille sur la chaîne vidéo de l’Orchestre lillois, « l’Audito 2.0 », sa salle de concert digitale : mise en ligne prochaine.
DIFFUSION, sur Radio Classique samedi 12 octobre 2024, 20h. Incontournable.

 

LIRE aussi notre présentation du concert d’ouverture de l’ON LILLE Orchestre National de Lille / Cocnerto pour piano n°2 de Liszt (Alexandre Kantorow) / 5ème Symphonie de Mahler : https://www.classiquenews.com/orchestre-national-de-lille-les-26-et-27-sept-2024-joshua-weilerstein-joue-la-5e-symphonie-mahler-concert-douverture/

 

Toutes les photos © Ugo Ponte / ON LILLE Orchestre National de Lille 2024

 

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