Le Festival International de piano de La Roque d’Anthéron souffle cette année ses 43 bougies, rien ne semblant pouvoir réfréner son élan. Depuis sa création par René Martin en 1981, dont la silhouette apparaît à chaque événement de son festival, la manifestation provençale ne cesse de monter en puissance, accueillant chaque année davantage de pianistes et de spectateurs venant du monde entier. Elle s’étire cette année sur un long mois, du 20 juillet au 20 août, à raison de deux ou trois rendez-vous quotidiens et continue d’irriguer les sites historiques et villages alentour (avec une préférence jamais démentie pour l’Abbaye de Silvacane).
Alexandre Kantorow et Alexander Malofeev prodigieux dans les Concertos de Sergueï Rachmaninov
En cette 150ème année de la naissance de Sergueï Rachmaninov, la Roque d’Anthéron ne pouvait faire l’impasse sur un compositeur majeur de la littérature pianistique, et René Martin a ainsi programmé une intégrale de ses Concertos pour piano – et nous avons eu la chance d’entendre les deux premiers opus du compositeur russe, avec rien moins que les deux plus fabuleux prodiges du piano mondial (dans les moins de 26 ans) : Alexandre Kantorow et Alexander Malofeev. En complément de programme, le jeune pianiste français Nathanaël Gouin a interprété la Rhapsodie sur un thème de Paganini du même Rachmaninov, tandis que le Sinfonia Varsovia qui les accompagnait s’est abandonné aux sortilèges de la Shéhérazade de Rimski-Korsakov – tout ce petit monde étant placé sous la baguette du chef ouzbèque Aziz Shokhakimov, actuel directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg.
Le premier soir, Alexandre Kantorow (qui, rappelons-le, fut le premier français à remporter le prestigieux Concours Tchaïkovski !) nous régale avec son interprétation du Premier Concerto. Et lors que l’on sent chez Shokhakimov la tentation, à l’introduction du premier mouvement, de sentimentaliser le propos par quelques rubatos alanguis, Kantorow sait dès sa première phrase recadrer le discours vers une plus grande sobriété. À une sonorité claire et pourtant opulente, jamais percussive, mais au contraire capable de plénitude même dans le fortissimo, s’ajoute une optique d’une grande rigueur, toujours musicale. Rarement ce concerto assez éloquent a sonné avec cette fluidité et cette évidence, jamais la richesse des détails parfaitement maîtrisés ne prenant le pas sur la logique du discours, déroulé avec infiniment de naturel. Et le chef semble très vite épouser la conception de son soliste – et la chaleur de sa direction, épaulée par un orchestre mal-aimé (qui sans être exceptionnel n’a non plus rien d’indigne…), apporte un commentaire attentif. Face à l’enthousiasme d’un public venu en nombre (le concert affichant complet), Alexandre Kantorow lui offre deux bis : la Valse triste du Hongrois Ferenc Vecsey (1893-1935) arrangée par son compatriote György Cziffra, et Chanson et danse n° 6 du Catalan Federico Mompou (1893-1987). En seconde partie de soirée, la Shéhérazade de Rimski-Korsakov vaut avant tout pour la découverte du premier violon de la phalange polonaise, Adam Siebers, qui révèle dans « Le jeune Prince et la Princesse« , une Shéhérazade sensuelle et pleine de charme.
Le lendemain, place à l’autre phénomène du (jeune) piano mondial, l’elfe blond qu’est Alexander Malofeev (21 ans !) qui ne cesse de nous enthousiasmer à chacune de ses apparitions, moins d’une semaine après son éblouissant récital au Festival de musique de Menton. Et il nous offre une magnifique interprétation, à la fois lyrique et virtuose, du Deuxième Concerto pour piano de Rachmaninov : « une musique qui part du cœur pour aller au cœur » comme il le disait lui-même, définissant clairement une ligne directrice dont son jeune compatriote ne s’éloignera pas la soirée durant. L’Allegro Maestoso initial est entamé avec gravité et profondeur par une série d’accords devançant un premier élan lyrique porté par une mélodie où piano et orchestre s’entrelacent étroitement. On est immédiatement séduit par le jeu très coloré et nuancé du soliste, tantôt délicat, flexible, tantôt justement percussif, sans excès, mais toujours virtuose, en parfaite harmonie avec l’orchestre. L’Adagio, poétique et sans mièvrerie, installe le dialogue avec les vents sur quelques notes égrenées du piano avant que la virtuosité ne reprenne ses droits dans une cadence magistralement maîtrisée. Très rythmique l’Allegro Scherzando voit le piano reprendre la main sur un orchestre complice développant une belle mélodie, riche et vibrante, avant une courte coda tout simplement triomphale. Aussi chaleureusement acclamé que son collègue la veille, Alexander Malofeev joue en guise de bis le Prélude pour la main gauche op. 9/1 d’Alexandre Scriabine et une étourdissante Toccata op. 11 de Sergueï Prokofiev (bis qui avait couronné également son concert mentonnais).
En première partie de concert, le jeune pianiste français Nathanaël Gouin, grand habitué des lieux, avait donné une Rhapsodie sur un thème de Paganini (1934), du même Rachmaninov, de très haute volée. Le pianiste y avait déployé des nuances d’une infinie variété. Lui aussi a régalé le public avec deux bis : son propre arrangement de l’air de Nadir extrait des Pêcheurs de perles de Georges Bizet et le Prélude op. 32/12 de Rachmaninov.
Cette intégrale des concertos de Serge Rachmaninov s’est poursuivie (et conclue) le samedi 12 août avec la venue du pianiste argentin Nelson Goerner qui a donné les deux dernières œuvres du compositeur russe, les Troisième et Quatrième Concerto avec le même orchestre et le même chef que pour les deux premiers, soit le Sinfonia Varsovia dirigé par Aziz Shokhakimov.
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CRITIQUE, concert. La Roque d’Anthéron, Parc du château de Florans, les 7 et 8 août 2023. RACHMANINOV : Concerto pour piano N°1 et 2, Rhapsodie sur un thème de Paganini. RIMSKI-KORSAKOV : Shéhérazade. A. Kantorow / A. Malofeev / N. Gouin. Sinfonia Varsovia / A. Shokhakimov. Photos (c) Pauline Quarré.
VIDÉO : Alexander Malofeev interprète le Deuxième Concerto pour piano de Rachmaninov