Après trois années de silence dues à la Pandémie puis au conflit en Ukraine, le Festival de Colmar renaît, tel un Phénix, sous l’impulsion de son nouveau directeur artistique, Alain Altinoglu, par ailleurs directeur musical de l’Orchestre de la Radio de Francfort qui est mis à l’honneur lors des trois premières soirées du festival. Et nous avons pu assister aux deux premières, qui accueillaient tour à tour, comme excellents solistes, le jeune pianiste français Alexandre Kantorow (le 5 juillet), puis le violoniste virtuose arménien Sergey Khachatryan (le 6 juillet).
Premier français à remporter le fameux Concours Tchaïkovski (en 2019), Alexandre Kantorow n’en finit pas d’éblouir quelque soit le répertoire auquel il se confronte, et – en vrai Stakhanoviste du piano -, et seulement deux jours après sa fabuleuse interprétation du Concerto n°2 de Prokofiev aux Rencontres Musicales d’Evian, c’est dans le Concerto n°4 de Beethoven que nous le retrouvons dans la cité alsacienne. Pas d’extravagance ni de gestes ostentatoires au détriment de la musique ici, mais place à un Beethoven simple et sans affectation, et à ce long poème sonore dont l’héroïsme n’est plus la tonalité dominante. Pianiste et orchestre énoncent des vérités complémentaires, et ils avancent ensemble, du dialogue aux instants de symbiose. L’interprétation, calme et dépassionnée, n’en a pas moins fait ressortir le dramatisme inhérent à l’ouvrage, et le jeune Kantorow nous offre une version sobre et sans préciosité : son toucher est clair et le phrasé équilibré dans l’Andante con moto, avant de dérouler une incroyable virtuosité dans le Rondo final. Comme sous ses doigts ce concerto paraît merveilleusement simple et facile ! Pour remercier le public de son chaleureux accueil, il délivre, en guise de bis, le Sonnet 104 de Pétrarque extrait des “Années de pèlerinage” de Franz Liszt. Vivement de le retrouver, dans un été qui a tout d’un marathon pour lui, aux Festivals de Montpellier, puis de Menton et La Roque d’Anthéron.
En seconde partie de soirée, place à la plus apaisée et joyeuse des Symphonie de Gustav Mahler, la frémissante 4ème Symphonie (1901), sans doute la plus “mozartienne”, ne serait-ce que par son effectif instrumental relativement restreint. Davantage que la “joie céleste” placée en exergue de ce concert, Altinoglu défend une conception solidement ancrée dans les plaisirs paisibles d’ici-bas. Adoptant une allure très modérée, le premier mouvement se déroule ainsi avec ampleur et candeur mêlées, tandis que le caractère grinçant du scherzo (avec son fameux violon désaccordé) n’est pas exagéré. Plus lyrique que mystique dans le long adagio, cette vision simple, intègre et modeste est couronnée dans le lied final par l’intervention de la soprano colorature Chen Reiss, aux aigus lumineux et célestes. Limitant les soucis de mise en place par sa direction à la fois souple et précise, le chef veille sans relâche à l’équilibre entre les pupitres, au sein desquels les cuivres brillent tout particulièrement.
Le lendemain, nous retrouvons le chef et sa phalange allemande dans le même lieu, le large Temple protestant Saint Mathieu, dans lequel le pupitre des percussions placé dans les alcôves du choeur auraient peut-être gagné à être placé ailleurs, car leur réverbération tend à couvrir le reste de l’orchestre lors du programme de cette seconde soirée, dans lequel il est particulièrement sollicité, notamment dans les deux pièces de Modest Moussorgski qu’Alain Altinoglu a tenu à faire entendre au public alsacien, à commencer par l’ouverture de “La Khovantchina”, dans laquelle on goûte en premier lieu le son fruité des bois, à commencer par le superbe hautbois solo de l’orchestre. Après cet amuse-bouche, place aux roboratifs “Tableaux d’une exposition” dans la célèbre mouture orchestrale de Ravel. Altinoglu parvient à donner une interprétation proprement fulgurante de cette pièce majestueuse, à laquelle les musiciens de sa phalange germanique adhèrent tout à fait : sa lecture très unifiée (qu’à cause de sa difficulté technique, on entend parfois jouée de manière fractionnée…) l’incite à adopter des tempi rapides, et à prendre des risques, ce qui donnent une formidable énergie à l’ensemble. L’orchestre met en lumière – et à la perfection ! – les trouvailles de couleur du génial orchestrateur qu’était Ravel : les cuivres sont particulièrement emportés dans le choral Catacombæ / Sepulcrum Romanum, qui prend une dimension à la fois hiératique et terrifiante. Quant à La Cabane sur des pattes de poules, qui est presque l’aboutissement du grand crescendo qui court sur l’ensemble de la partition, elle abasourdit littéralement, grâce à la précision et au dynamisme des percussionnistes, bien que son effet soit amplifié par leur disposition.
Plus anecdotique, mais sympathique, l’idée que le festival et le chef Eric Girardin (de “La maison des tête”, restaurant étoilé en plein centre de Colmar) ont eu d’associer quatre des mouvements de l’oeuvre du maître russe à des mets culinaires spécifiques, tel le “Gnomus” qui offre au palais des auditeurs, durant son exécution, un “caviar d’aubergine associé à une tapenade d’olives noires, de tuiles de sésame et gels aux agrumes de cerfeuil” ou encore la dernière bouchée (sucrée comme il se doit…) qui accompagne “Catacombae” sur une base de chocolat amer, de caramel et mascarpone !
Beaucoup moins anecdotique, le Concerto pour Violon de Aram Khatchaturian délivré par son presque homonyme Sergey Khatchatryan, qui prend aux tripes un public littéralement médusé, entre les deux pièces de Moussorgski. Le jeu du charismatique violoniste arménien dans ce Concerto écrit en 1940 est l’un des plus beaux de toute la littérature violonistique. Le soliste affiche même en permanence, outre une maîtrise technique incontestable, une sincérité dans les intentions tout à fait remarquables. Il délivre une interprétation chaleureuse, puissamment lyrique, contrastée et colorée, acérée parfois aussi, mais sans excès, et au souffle grandiose. L’exécution tout aussi captivante et éloquente de l’orchestre témoigne d’une conception solide et d’une exécution détaillée qu’Altinoglu – à la tête de cette formation depuis deux ans – a eu loisir de travailler. Le chef s’attache à restituer, au même titre que le violoniste, le caractère rythmique, voire dansant, de cette œuvre qui mérite d’être mis plus souvent à l’affiche, au même titre que le Concerto pour piano du même auteur. Mais c’est après un bouleversant bis, en l’occurrence une mélodie du Xe siècle du moine arménien Grégoire de Narek, où toute l’âme et les souffrances du peuple arménien semblent condensées, que le violoniste fait lever l’audience pour une standing ovation amplement méritée.
Longue vie au Festival de Colmar sous la nouvelle impulsion régénératrice d’Alain Altinoglu !
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CRITIQUE, concert. Colmar, Eglise Saint-Matthieu, les 5&6 juillet 2023. Beethoven, Mahler, Katchaturian, Moussorgski. Alexandre Kantorow (le 5), Sergey Khatchatryan (le 6). Orchestre de la Radio de Francfort / Alain Altinoglu. Photos © b.fz-fic
VIDÉO : Sergey Khachatryan joue le Concerto pour violon de Khatchaturian