Révélation totale ce soir : Emilie Mayer mérite bien son surnom de « Beethoven au féminin » ; et Laurence Equilbey à la tête de son passionnant ensemble « Insula Orchestra » au grand complet, a bien raison de vouloir faire connaître son immense tempérament. Les enjeux de ce premier programme confrontant Mayer à Schubert sont nettement justifiés ; et leurs apports, indiscutables.
En première partie, l’Orchestre joue Schubert ; d’abord un superbe et tempétueux lever de rideau : l’ouverture de l’opéra Le pavillon du Diable D 84, sollicitant de somptueux trombones, aptes à exprimer le lugubre magique et fantastique du sujet. Puis c’est la saisissante Symphonie n°4 « Tragique » de 1816, écrite à 19 ans : le début sonne exactement comme les premières mesures de La Création de Haydn, déflagration primitive d’où jaillit la pulsion du mouvement qui organise peu à peu le développement orchestral. Laurence Equilbey inscrit l’œuvre dans une course marquée par l’urgence, où chaque reprise fait rebondir davantage la formidable motricité des pupitres, en particulier les cordes (violons et violoncelles). Mais c’est dans le 4è mouvement (Allegro) que l’architecture ample, d’un souffle beethovénien, se déploie, avec le concours des altos d’une précision collective inouïe, fruit d’une direction qui construit et sait détailler. Le voici ce Schubert conquérant et ample qui dans les faits, s’impose à nous, dans la grande forme, comme le digne successeur de Ludwig.
Laurence Equilbey et Insula Orchestra
ressuscitent le génie symphonique
d’Emilie Mayer, le Beethoven au féminin
Emilie Mayer dépasse toute attente. Sa première Symphonie (augurant un cycle de 8 au total !) fusionne en 1847, le lyrisme de Mendelssohn, et l’énergie de Schumann, tout en connaissant parfaitement l’exquise construction d’un Haydn, avec le sens d’une urgence impérieuse, celle (en effet) du grand Ludwig lui-même. Mais en obtenant tout de ses musiciens, Laurence Equilbey sait aussi exprimer la tendresse et même une sensualité éperdue dans la ligne ondulante voire serpentine de phrases admirablement caressées aux cordes (premiers violons).
Tandis que l’éloquence nostalgique des bois et des vents, les timbales idéalement affûtées, éclairant la texture de leur accent cinglant, ce jeu permanent entre références heureusement assumées et plénitude d’une vraie sensibilité mélodique et lyrique, se réalisent dans une énergie et une équilibre constants. En outre, la cheffe visiblement inspirée par son sujet, ajoute une autre dimension à cette fabuleuse recréation : la noblesse et une souplesse quasi amoureuse dans la tenue des phrasés.
Phalange singulière dans le paysage hexagonal, Insula Orchestra fait valoir plus que tout autre ensemble historique, le bénéfice des instruments d’époque : timbres acérés, très caractérisés, éclairant dans un rapport spatial régénéré, les fabuleux alliages de couleurs et de textures, évidemment cordes en boyaux, sans omettre les cuivres naturels… tout cela rétablit l’orchestre romantique tel que le définit Emilie Mayer dans ses proportions et sa balance d’origine. L’acoustique de la salle ce soir contribue à la qualité de la restitution ; bien avant sa 3è Symphonie « militaire » de 1850 qui marque ses débuts berlinois, la Symphonie n°1 est davantage qu’un essai réussi ; la maîtrise et la facilité, l’intelligence de la construction affirment une créatrice qui semble avoir déjà tout saisi et mesuré des enjeux de l’orchestre. Séduction mélodique, sens de l’efficacité dramatique, solide construction, orchestration d’une élégance infinie… Emilie Mayer possède déjà tout, dans cette première symphonie en do mineur, révélant l’étonnante maturité de son style au début de sa carrière d’incontestable génie symphoniste.
Dès l’Adagio d’ouverture, – avec un soupçon tragique et grave – les respirations justes, le souffle enveloppant affirment ce goût pour le classicisme viennois et la furià beethovénienne, d’autant mieux expressifs qu’ils sont élaborés avec une souplesse majestueuse qui lui est propre et qui émerge régulièrement dans chaque mouvement. L’Adagio séduit par sa grâce et son équilibre sonore, la plénitude et la longueur du son, entre autres des cordes ; dans le 3è mouvement, le moderato encadré par les deux allegros, souligne et révèle davantage encore la fluidité serpentine et la rondeur enivrée des cordes que la cheffe sait idéalement ciseler et faire onduler, par des gestes de la main, économes et précis.
Plutôt que de suivre le modèle Beethovénien, Emilie Mayer semble en avoir compris l’essence et la prodigieuse force motrice, une connaissance profonde et intuitive qu’elle doit certainement à son professeur Carl Loewe, alors en Pologne, car il est directeur musical de la ville de Szczecin. C’est Loewe qui lui révèle le souffle et l’intelligence beethovéniens.
Le Finale reprend la profondeur presque tragique du début de la symphonie avant que ne s’affirme en majesté comme en élégance, une irrépressible énergie digne de Schumann avec des inflexions mozartiennes. Autant dire que le tempérament et l’immense culture d’Emilie Mayer semble synthétiser toute l’aventure symphonique germanique du plein romantisme, de ses racines viennoises (Mozart, Haydn) à Mendelssohn et Schumann, sans jamais quitter la source première, intarissable, force de dépassement et d’accomplissement : Beethoven.
On est déjà impatient d’écouter dans le cadre de la saison prochaine d’Insula Orchestra, son seul Concerto pour piano « confronté » à la 9ème Symphonie de Schubert – courant 2025 donc, nouvelle étape d’une réhabilitation captivante. Il apparaît légitime et pertinent d’associer dans un même programme, l’écriture de Schubert et de Mayer, tant leur sensibilité reste liée au même modèle inspirant, Beethoven.
L’enregistrement de la Symphonie n°1 d’Emilie Mayer est déjà annoncé chez l’éditeur Warner – et le concert de ce soir sera bientôt diffusé sur Youtube. A suivre.
Photos © Insula Orchestra 2024
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CRITIQUE, concert. BOULOGNE, La Seine Musicale, le 27 février 2024. EMILIE MAYER : Symphonie n°1. SCHUBERT : Symphonie n°4 « Tragique », Insula Orchestra, Laurence Equilbey, direction
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