Aucun doute que le programme de ce disque fera date. Il fait exploser les aprioris tenaces qui ont voulu que seul l’essor symphonique était affaire d’hommes. Rien de tel en vérité à l’écoute de ce parcours étonnant qui dévoile l’ampleur de tempéraments taillés pour la grande forge orchestrale. Dans l’ombre de Franck ou de Wagner, ces talents trop longtemps oubliés, s’imposent réellement en pleine lumière. L’Orchestre National de Metz Grand Est se montre à la hauteur des défis de cette exploration qui a valeur de révélation : aux côtés des 3 compositrices de la fin XIXè (Augusta Holmès, Mel Bonis) et du début XXè (Lili Boulanger), Betsy Jolas dans la courte Suite « estivale « Little Summer Suite » ici enregistrée en première mondiale, affirme elle aussi un retour réussi au symphonique.
Pour sa part, – volet contemporain du cycle, Betsy Jolas dans « Little Summer Suite« , répond à une commande reçue du Philharmonique de Berlin et son directeur musical d‘alors, Sir Simon Rattle. Musique errante, vagabonde comme suspendue, inspirée des Tableaux d’exposition de Moussorgski, mosaïque de sensations multiples, à la fois simples et inédites, que relie un fil mystérieux. L’ensemble est conçu comme une promenade, une divagation qui interroge les limites de temps et les ressources de timbres. La Suite est en 7 mouvements, chacun cultive l’esprit d’une marche / itinérance (strolling). Il en résulte une marche traitée en 4 versions, aux climats divers et contrastés, où le sentiment de gravité comme d’inquiétude nourrit une intranquillité vibrante et continue. Jolas et Reiland se retrouvent ainsi après « Iliade l’Amour », version remaniée de son opéra (Lyon, 1995), inspiré de la vie de l’archéologue Schliemann, – le découvreur de Troie, réalisée au Conservatoire de Paris mars 2016. (Lire notre critique de l’opéra ici : https://www.classiquenews.com/compte-rendu-opera-betsy-jolas-iliade-lamour-creation-le-15-mars-pars-cnsmdp-david-reiland/ ).
L’éditeur La Dolce Volta
dévoile le génie des compositrices
Holmès, Lili B, Bonis, Jolas,
4 figures majeures d’un symphonisme éblouissant
Même atteinte d’une pneumonie incurable qui finit par l’emporter trop jeune (1918), Lili Boulanger (Prix de Rome, 1913) rayonne ici à travers deux partitions flamboyantes, dont la gravité et la très riche texture (surtout l’ample poème atmosphérique « D’un soir triste » qui dépasse 11mn, clairement debussyste) imposent un tempérament exceptionnellement dramatique voire tragique dont les couleurs et la subtilité harmonique fascinent littéralement. Volets fonctionnant en diptyque, les deux partitions (« D’un matin de printemps » puis « D’un soir triste ») éblouissent en révélant la riche activité poétique d’une jeune femme de 24 ans qui en 1918, au soir de sa trop courte existence, semble se savoir condamnée par la tuberculose. Le traitement des masses, la prodigieuse texture des timbres, d’une sensualité mystérieuse et toujours suggestive comme alanguie et irrésolue, l’intelligence de l’orchestration imposent le cycle double comme un sommet de l’art orchestral post wagnérien, post franckiste dont la finesse de la structure et du rayonnement sonore égale les Debussy, Roussel, Ravel. C’est dire la qualité musicale en jeu.
Mel Bonis, d’un même tempérament orchestral, même si elle demeure passionnée par le piano, livre dans ses « femmes de légendes » (1909) d’abord composées pour le piano, plusieurs fresques symphoniques dont le caractère et le raffinement égalent ses consœurs ainsi dévoilées Holmès et Lili B. Ainsi, Le Songe de Cléopâtre (le morceau le plus développé), puis Ophélie et Salomé approfondissent davantage la lyre psychologique, dans une parure plus claire et transparente que ses consœurs, mais où l’essor de la volupté et de l’hédonisme sonore n’est pas absent, bien au contraire. Chef et orchestre jouent constamment à souligner la vivacité et la couleur, d’une phrase à la suivante, dans un équilibre instrumental, équilibré et lumineux : pastoralisme rond et clair d’Ophélie ; frénésie chorégraphique plus syncopée de Salomé… même sans prétexte littéraire, la langue et le vocabulaire de Mel Bonis dévoilent un imaginaire débordant, puissamment narratif.
Augusta Holmès, anglo irlandaise, naturalisée française en 1873, exprime une volonté inouïe alors que la place des épouses les cantonnait à l’âtre domestique et aux enfants. L’élève de Franck déploie un véritable génie de l’action musicale, de l’orchestration expressive et nuancée, comme en témoigne son poème symphonique, véritable révélation, Andromède (version piano, 1882-1883)… l’ouvrage suit comme chez Wagner, l’action de son propre poème. La filiation avec le maître de Bayreuth (rencontré en 1869) donne la vraie mesure de ses partitions où s’affirme la force d’une véritable pensée dramatique. Comment ne pas comprendre la figure poétique de la Vierge sublime, ainsi délivrée par le Kronide aux doigts tremblants, telle la Walkyrie captive des flammes chez Wagner, bientôt délivrée et révélée à elle-même (devenue Brünnhilde) par Siegfried le preux ? Et aussi la préfiguration, dans cette libération symbolique, de la condition des femmes ? : « De ton humanité captive torturée, crois-en la liberté ! tu seras délivrée… ». D’une énergie irrépressible, la partition aux cuivres brucknériens, souffle un vent supérieurement libératoire.
A la fois, défricheur et puissant, le programme du disque marque le courant de reconnaissance des compositrices romantiques. La partition de Jolas, l’une des mieux audibles que l’on connaisse, marque le retour de la créatrice à l’orchestre. La qualité des œuvres rassemblées ici justifient amplement le titre du cd « poétesses symphoniques ». Magistral.
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CRITIQUE CD événement. Poétesses Symphoniques. Betsy Jolas, Bonis, Boulanger, Holmès. Orchestre National de Metz Grand Est. David Reiland, direction (1 cd La Dolce Volta enregistré en à Metz en oct 2021— durée : 1h01) – CLIC de CLASSIQUENEWS janvier 2023 – Parution le 27 janvier 2023.
Plus d’infos sur le site de l’éditeur LA DOLCE VOLTA : poétesses symphoniques : https://www.ladolcevolta.com/album/poetesse-symphoniques/
Programme – détail :
AUGUSTA HOLMÈS (1847-1903)
Andromède, poème symphonique 14’01
LILI BOULANGER (1893-1918)
D’un matin de printemps* 5’40
D’un soir triste* 11’07
MEL BONIS (1858-1937)
FEMMES DE LÉGENDE
Le Songe de Cléopâtre 8’18
Ophélie 4’39
Salomé 4’48
BETSY JOLAS (NÉ EN 1926)
A LITTLE SUMMER SUITE** (première mondiale)
Strolling away 1’29
Knocks and clocks 2’00
Strolling about 1’36
Shakes and quakes 1’41
Strolling under 0’33
Chants and cheers 3’11
Strolling home 1’35
CONCERT
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David Reiland et l’Orchestre national de Metz Grand Est jouent Andromède d’Augusta Holmès, les 3 février 2023 à Metz, 4 février à PARIS, Philharmonie / Plus d’infos ici : https://www.classiquenews.com/metz-arsenal-chanter-lamour-andromede-daugusta-holmes-wagner-ven-3-fev-2023/