Comme prenant Bach à la lettre, les deux musiciennes (Agnès Boissonnot-Guilbault, viole de gambe et Nora Dargazanli, clavecin) ajoutent au préalable à chaque Suite, un somptueux Prélude d’un auteur français, François Couperin, Marin Marais, Caix d’Hervelois, soulignant l’essence inspirante qui a prévalu dans l’imaginaire de Bach : ce goût viscéral des Français pour la danse ; en cela le cheminement est sélectif et progressif, chaque prélude étant peu à peu de plus en plus développé ; jusqu’à celui de Caix d’Herveloix, d’une nostalgie distanciée, presque évanescente, aux phrasés longs presque infinis (et qui semblent directement générer l’éloquence poétique de l’Allemande qui suit immédiatement : subtile art de la transition).
En correspondances intimes,
Préludes français et Suites de JS Bach…
Associées aux Préludes français, les Suites françaises de JS Bach s’offrent ainsi un nouvel éclairage ; un dialogue intime mais fluide, où la grâce langoureuse française ainsi exposée préalablement souligne en confrontation, la saisissante vocalité des Suites de Bach ; leur affleurante mélancolie (malgré la motricité des danses)… en un temps recomposé.
Les deux musiciennes les ont joué très souvent et à maintes reprises, confortant alors une complicité qui s’exprime naturelle et directe dans cet album. Le voyage conçu, souligne la prodigieuse invention d’un Bach aussi poétique que pédagogique… l’itinéraire des 3 Suites françaises ainsi enchaînées (n° 5, 2 et 1) est un hommage à la profondeur et la grande tendresse des partitions, avec une affection particulière pour chaque Sarabande ; la danse à 3 temps semble pénétrer plus que toute autre, l’âme ; elle est souvent l’épisode le plus développé, sommet musical entre noblesse et mélancolie que les interprètes éclairent subtilement d’une allure sensuelle et secrète ; en un temps suspendu, alangui et riche de sa propre plénitude (la Sarabande de la Suite n°5 est la plus longue : plus de 6 mn) ; respiration juste, geste tout en rondeur, le cheminement gagne même une couleur d’ivresse alanguie, quasi hypnotique dans la dernière Sarabande, celle de la Suite n°1.
Allemandes, Courantes et Gigue dévoilent une vivacité amusée, nerveuse et souple. Gavotte et Bourrée exaltent davantage l’acuité rythmique du geste instrumental.
Au plaisir du jeu à 2 instruments, les interprètes aiment visiblement transcrire les Suites avec pour chacune, le souci de l’intelligibilité du chant et la clarté du contrepoint ; les 2 voix se mêlent, dialoguent, s’entrelacent, se questionnant l’une et l’autre, éclairent toujours de façon très intime, le rapport des deux instruments dans l’écoulement musical (superbe éloquence du chant dans la Sarabande n°5). Ce travail particulier, qui maîtrise l’art de la transcription, à la fois jeu et défi, est à rapprocher de leur approche artistique au sein de leur quatuor de basse « Cet Etrange Eclat ». Dans l’exposition clarifiée des mélodies et des rythmes, les deux timbres s’accordent idéalement, pétillent littéralement (belle vitalité expressive de la Gigue finale de la n°1, jouée au clavecin seul). Le duo s’affirme dans une sonorité ample et amoureuse (Allemande de la n°2 incarnée comme une irrésistible rêverie), puissant, articulé, volontaire, mordant ; il sait danser de fait, tout en étant aussi d’une subtile langueur, grâce aux phrasés profonds et longuement tenus. Bel accomplissement né d’une superbe complicité.
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CRITIQUE CD événement. Agnès Boissonnot-Guilbault, viole de gambe et Nora Dargazanli, clavecin – Agnès Boissonnot-Guilbault, viole de gambe et Nora Dargazanli, clavecin – 1 cd Bathos, enregistré en février 2023 – CLIC de classiquenews
entretien
ENTRETIEN avec Agnès Boissonnot-Guilbault, viole de gambe et Nora Dargazanli,à propos de leur album Suites françaises de Jean-Sébastien Bach
CLASSIQUENEWS : Selon quels critères avez-vous choisi les Suites françaises de JS Bach, et les 3 précisément : n°1, 2, 5 ?
Agnès Boissonnot-Guilbault et Nora Dargazanli : Les Suites Françaises sont les premières pièces que nous avons lues ensemble quand l’idée de transcrire du répertoire de Bach pour viole et clavecin nous est venue. L’aspect pédagogique de ces suites et leur écriture très mélodique, souvent à deux voix, nous ont guidé vers elles. Tout de suite, leur réalisation à la viole de gambe a sonné avec simplicité et évidence. Aussi, ces pièces de Bach nous donnaient l’opportunité de faire un travail sur la forme de la suite de danses, prolongement direct avec le répertoire que nous avons beaucoup joué ensemble.
Le choix des Suites n° 5, 2 et 1 s’est dessiné quant à lui rapidement, principalement au vu de leur tonalité. Sol Majeur, Do Mineur, Ré mineur offraient trois couleurs très contrastées et très caractérisées sur la viole de gambe. Aussi, nous nous sommes laissées séduire et guider par les trois Sarabandes de ces suites que nous affectionnons particulièrement.
CLASSIQUENEWS : Qu’apportent les pièces de musique française que vous avez intercalées ?
Agnès Boissonnot-Guilbault et Nora Dargazanli : Les pièces que nous avons ajoutées sont toutes des préludes, c’est un clin d’œil direct aux suites de danses telles que nous les connaissons dans le répertoire français.
Dans cette démarche, nous avons souhaité jouer des préludes écrits pour la viole (Marais et Caix d’Hervelois) car il aurait été dommage de ne pas honorer cette forme d’écriture pour la viole de gambe, si exploitée et si aboutie chez les compositeurs français.
Pour le premier prélude du disque, nous souhaitions citer le “parallèle” français de Bach, François Couperin, qui, dans un geste également très pédagogique, porta à son apogée l’art de l’écriture des préludes, pour le clavecin dans son cas. Ainsi, nous avons décidé de piocher dans son traité de l’Art de toucher de le Clavecin, où résident ces petits chefs-d’œuvre, ces préludes indépendants, et de prolonger l’exercice de la transcription.
CLASSIQUENEWS : 2 instruments / 3 voix. L’exercice de la transcription est délicat et complexe. Quels ont été vos objectifs techniques et esthétiques pour ce programme ?
Agnès Boissonnot-Guilbault et Nora Dargazanli : L’objectif technique était d’explorer les possibilités acoustiques, sonores du duo viole clavecin avec le principal souci que cela sonne le plus naturel possible sur nos deux instruments. En ce sens, s’ajoute ici l’objectif esthétique de se rapprocher de ce que l’on connaît déjà de l’écriture pour notre formation : l’écriture en trio à l’image des sonates de JS Bach, l’écriture à deux voix seulement ou celle d’un dessus accompagné par un continuo comme nous la connaissons dans le répertoire de suites de danses françaises pour viole de gambe et basse continue.
CLASSIQUENEWS : Que représente ce programme à ce moment de vos parcours ? Y aura-t-il une suite, un prolongement ?
Agnès Boissonnot-Guilbault et Nora Dargazanli : Ce programme est déjà un prolongement en soi, la continuité d’un travail que nous avons beaucoup réalisé avec notre quatuor de basses « Cet Etrange Eclat ». En effet, nous explorons et adaptons également pour cette formation le répertoire par la réalisation de réelles transcriptions de pièces de clavecin (pièces de Duphly par exemple que nous jouons en quatuor), ou bien par l’écriture de contrechants dans des sonates pour violoncelle (Barrière) ou pour viole de gambe (Forqueray).
La démarche de transcrire dans notre duo est donc une suite directe de ce que nous faisions déjà avec notre quatuor mais dans ce projet-ci nous avons souhaité resserrer le plan sonore et questionner intimement le duo viole de gambe-clavecin. Nous avons coutume, également dans du répertoire de musique de chambre, d’entendre ou de réaliser un continuo fourni (basses d’archets, orgue, théorbe…) d’où notre curiosité d’expérimenter, avec les limites qu’il peut rencontrer, l’expression et la simplicité de ce duo. Nous ne pouvons pas ne pas rendre hommage ici à ce disque qui nous avait tant séduit à sa découverte il y a quelques années, de Mélisande Corriveau et Eric Milnes. Cet enregistrement de pardessus de viole et clavecin qui, au-delà du répertoire magnifique, nous a fasciné par son dialogue, dévoilant tant d’éloquence et d’intimité en même temps.
Par la suite, nous comptons donc bien continuer à jouer et enregistrer toutes les deux, que cela soit pour d’autres transcriptions ou du répertoire écrit pour notre formation.
CLASSIQUENEWS : Une anecdote, un souvenir lié aux sessions d’enregistrement de cet album ? …
Agnès Boissonnot-Guilbault et Nora Dargazanli : Nous avons enregistré ce disque au Pavillon d’Artois, chez Pierre Fournel que nous connaissions depuis plusieurs années et qui nous a très gentiment laissé le lieu à disposition : une jolie et ancienne chapelle au sein de son Pavillon. Nous préparons l’enregistrement, installons le clavecin, tous les micros, les câbles, la cabine et au moment de lancer le rec, rien… Les prises électriques étaient trop vieilles et ne pouvaient pas alimenter la carte son. Nous avons vraiment pensé devoir tout arrêter et faire demi tour, après des mois de préparation. Finalement au bout d’une heure, en se branchant directement sur le tableau électrique, cela s’est magiquement mis en route. On peut dire que nous étions heureuses de commencer le disque !
Propos recueillis en mars 2024