A partir de 2 récitals mémorables à Gaveau en 2021 et 2023, le pianiste Jean-Nicolas Diatkine (né en 1964) publie un programme idéal, par sa force dramatique, son imagination ciselée, sa construction poétique, soulignant les filiations ténues, organiques entre Liszt et Wagner…
Les Bagatelles de Beethoven tout d’abord, composent une entrée fabuleuse : respirations, articulation naturelle, suggestions des contrechamps, évocations des mondes parallèles et toujours cet allant qui coule comme une onde magicienne (2è séquence : « Allegro ») ; le pianiste nous gratifie de son art suprême, apparemment bénin mais si essentiel dans la construction et la conception : « bagatelles », elles n’en ont que le nom – bien davantage que des esquisses fugitives ou des « petits riens » insignifiants ; au contraire car leur énoncé si vital s’inscrit nécessaire dans la réalisation des 6 épisodes – Jean-Nicolas Diatkine en exprime aussi la méditation existentielle où la puissance de l’architecture (conçus simultanément à la 9è symphonie) courtise l’élégance, nous rappelant les valeurs si justes qui présentait Beethoven dans la filiation des grands génies qui l’ont précédé et dont il réalise la synthèse : équilibre facétieux de Haydn (son maître à Vienne), grâce divine de Mozart.
La Sonate en si de Liszt illustre davantage encore la notion de jaillissement spontané, propre au live, a contrario de l’esthétique studio fabriquée, composée d’une multitude de séquences qui sont des reprises dans le détail, réalisées en sacrifiant le principe même d’écoulement, donc d’expérience continue comme le vivent interprète et auditeurs au concert. Ou comme ici au disque. Jean-Nicolas DIATKINE délivre sa conception supérieure de la Sonate la plus captivante du sorcier Liszt qui se fait grand dramaturge, l’égal au piano de la source goethéenne, celle qui dresse et cisèle les figures démoniaques / angéliques de Faust, Marguerite, Mephistofélès… les 4 épisodes s’assimilent à un opéra pianistique, sans paroles aux vertiges particulièrement dessinés dans un souffle continu : les trajectoires expressives, personnifiées s’y croisent à chaque extrémité : le gouffre et les tourments infernaux pour le docteur trop audacieux, l’apothéose et le salut final pour Marguerite, victime sacrifiée et béatifée au final (comme chez Berlioz et son opéra sur le thème, La Damnation de Faust). Nuancé, mystérieux, somptueusement expressif, le pianiste- en alchimiste de la grande forge pianistique, a bien raison de publier cette prise live du concert salle Gaveau (décembre 2023) où toute sa science digitale sert un formidable imaginaire constellé de crépitements et de vertiges maîtrisés, l’alanguissements solitaires, d’interrogations profondes, de renoncements, de désirs insatisfaits… On se souviendra longtemps de la direction conclusive de la « Stretta quasi presto » / IV qui exprime au final le sentiment d’une exténuation, le point ultime d’une extase spirituelle, – élévation conquise de haute lutte.
Bel effet de filiation / admiration que d’enchaîner ensuite avec la transcription du même Liszt, de la mort d’Isolde du Tristan und Isolde (« Isolde Liebestod ») de (son gendre) Wagner, lequel contrairement aux époux Schumann, avait immédiatement capté comme Richard Strauss, le génie à l’œuvre dans la Sonate en si mineur… Jean-Nicolas Diatkine en suggère avec une justesse mesurée, le souffle suspendu, cet appel à l’extase infinie, à la fois évanescence et accomplissement, dans un jeu d’une souplesse dansante.
Autre prodige absolu, la Ballade n°2 est contemporaine de la Sonate et comme elle en si mineur (1853) ; la partition s’immerge dans un bain primitif de création du monde ; maelstrom d’où surgit le chant essentiel d’un piano en totale extase aux confins d’une grâce énigmatique et elle aussi dansante. Liszt semble parcourir et traverser de façon répétitive et jusqu’à l’obsession, tout le spectre sonore et expressif de l’instrument, de l’ombre à la lumière ; récapitulant en quelque sorte son propre itinéraire terrestre ; de l’ombre à l’éblouissement chantant ; cette ascension primitive dans son cas réalise et permet le jaillissement du geste créateur ; domptant l’énergie, travaillant la matière sonore vers ce qui l’anime et le porte toujours, une révélation finale, un éblouissement espéré…
Il faut de la candeur et le sentiment d’une grâce vécue, intime, préservée pour exprimer l’angélisme tendre et caressant des motifs dans l’aigu ; sous des doigts aussi inspirés, voici le grand Liszt, conteur hors pair ; il fait rugir la matière sonore, la hissant vers des cimes inexplorées (jusqu’au grandioso final), transformant la ballade en rite, en passage qui éprouve la conscience et fortifie toujours l’exigence, la puissance de l’élan spirituel.
Le sens architectural, la finesse des phrasés, la justesse des respirations expriment, et la force des évocations et l’urgence du sentiment qui les portent, vers cette exténuation douce finale qui dévoile le Liszt conquérant, le barde et poète… Difficile d’éprouver expérience plus aboutie et juste. Jean-Nicolas Diatkine nous régale de bout en bout dans ce programme très emblématique de son art. Magistral.
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CRITIQUE CD événement. JEAN-NICOLAS DIATKINE, piano : Beethoven, Liszt, Wagner… LIVE 2021 & 2023 / Récitals à Gaveau (1 cd Solo musica). CLIC de CLASSIQUENEWS hiver 2024
Prochain concert
PARIS, Salle GAVEAU, lundi 16 déc 2024, 20h30. Récital de Jean-Nicolas Diatkine – Au programme : BACH (Concerto italien BWV 971), SCHUBERT (4 Impromptus opus 90), SCHUBERT-LISZT (Auf dem Wasser zu singen, Serenade, Marguerite au rouet), BEETHOVEN (Sonate n°21 opus 53 « Waldstein »). Infos & réservations directement sur le site de la Salle Gaveau: https://www.sallegaveau.com/spectacles/jean-nicolas-diatkine-piano-5#
VIDÉO – témoignages du public à la sortie du récital à Gaveau, 16 déc 2024 :