dimanche 19 janvier 2025

CRITIQUE CD événement. ETSUKO HIROSE, piano : SHEHERAZADE. Rimsky-Korsakov : Shéhérazade (transcription par Etsuko Hirose) / Bortkiewicz : Suite du ballet 1001 nuits (version pour piano, 1927) – 1 cd danacord

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Avec Shéhérazade (sommet de 1889), Rimski-Korsakov (1844 – 1908) montre quel grand orchestrateur il est, mais aussi quel conteur. Le sens du flamboiement sonore, dans la magie des timbres et aussi le flux de la narration ne doivent jamais être sacrifiés au détriment de l’autre ;  deux égales notions que Etsuko Hirose sait équilibrer avec tempérament et finesse : exprimer le flot épique et le souffle irrésistible du conte, son essence féerique et légendaire, mais aussi transmettre la texture scintillante d’une partition qui ensorcèle par son activité dramatique comme sa surenchère poétique.

 

 

Le début enchante (1 : le bateau Sindbad sur la mer), emporte, par la carrure large du jeu pianistique ; L’histoire du prince Kalendar (2) est remarquablement dessinée dans une économie et une grande lisibilité des thèmes. Le voici ce Rimski moins inspiré par la geste des légendes russes que fasciné comme nous par le fantasme d’un Orient voluptueux et enivrant (le compositeur l’exprime nettement aussi dans Antar, autre suprême partition orientalisante de 1869). Après la mer, c’est la fièvre de l’épopée militaire, les exploits du Prince qui s’affirment dans la virtuosité pianistique, dans une définition plus nerveuse et rythmique du jeu. La pianiste joue des motifs imbriqués qui se répondent d’un mouvement à l’autre, tout au long des 4 épisodes de Shéhérazade qui est aussi une symphonique imaginaire. Etsuko Hirose révèle les vertus de sa propre transcription. Son sens de la mesure, des nuances permet une toute autre vision des enjeux : au seul piano, mais un clavier hypersensible et palpitant, la figure des héros de cette fresque hautement dramatique, gagne un intimisme et une profondeur psychologique inédite. La transparence, l’équilibre du son, le jeu mélodique très lisible, associé à une digitalité fluide de la main gauche exacerbent le relief de la construction narrative autant que le brio de la transcription et les options comme les choix retenus pour en jalonner la cohérence.

 

Ainsi la sensualité enivrée des amours de la princesse et du jeune prince (3) réalise pleinement la fonction d’adagio de la séquence dans le polyptyque des 4 mouvements. Etsuko Hirose exprime idéalement le sentiment d’envoûtement et de fascination contenu dans le motif premier du prince (sol majeur) comme celui plus alerte et vif de la princesse (si bémol majeur) ; c’est une parade et une chorégraphie sentimentale très finement ciselées, le point majeur de la transcription qui atteint son but : la suggestion et la poésie la plus pure (dans la réexposition du thème premier de Shéhérazade), mêlant l’exquise sensualité au pouvoir du souvenir grâce à la réitération de motifs précédemment écoutés. Enfin La fête à Bagdad et le naufrage (4) ensorcèlent tout autant dans un tourbillon maîtrisé où le feu digital, la précision, l’imbrication millimétrée des dynamiques comme des motifs mélodiques font crépiter tout le clavier, véritable synthèse narrative qui convoque et les entremêle, tous les thèmes associés à chaque personnage et situation précédents. La vivacité pointilliste de la pianiste éclaire cet esprit de la fougue et de la transe que n’aurait pas renier Ravel lui-même. De sorte qu’en concluant par le motif de la mer (ample reflux des plus poétiques lui aussi et remarquablement transcrit en scintillement impressionniste), la pianiste convainc à la façon des grands compositeurs et transcripteurs de génie (Liszt) : dans une opulence feutrée, intime, dans la réitération ultime du thème premier de Shéhérazade auquel est restitué son enchantement primitif. Fascinant et envoûtant.

 

Belle idée et parfait sens des enchaînements que de choisir ensuite les 10 séquences du ballet de l’ukrainien SERGUEI BORTKIEWICZ (1877 – 1952), des « 1001 nuits » dans sa version pour piano (1927). Les défis de la caractérisation dramatique pour chaque épisode, les couleurs, la clarté polyphonique, et toujours une main gauche très précise assurent l’assise narrative et le souffle poétique, sans omettre un certain sous texte parodique et facétieux aussi, des tableaux.
L’allure déterminée du sultan Haroun al Rachid (celui auquel la sultane Shéhérazade raconte chaque nuit, une nouvelle histoire pour sauver sa tête…) ; l’élégance sensuelle de la Danse des jeunes filles ; la vitalité aérienne de la Danse orientale ; le très lisztéen Château enchanté ; l’ivresse obsédante du motif de Zobeïde, héroïne fascinante, courageuse et amoureuse des 1001 nuits; fluidité tout aussi envoûtante de la Danse du deuil et ses effets de carillons fugaces, enchantés… ; sans omettre la vivacité de la Danse des 3 soeurs ou la légèreté évanescente du mauvais génie sortant de la bouteille (dernier morceau)… sont autant d’épisodes brossés avec une intensité nuancée qui renvoie certes aux pièces dramatiques de Grieg mais aussi à tout l’imaginaire romantique de Liszt, à Rimski ou à Tchaikovski. Le jeu d’Etsuko Hirose crépite, palpite, captive dans un scintillement sonore continûment maîtrisé. Le brio pianistique, le pur essor musical que permet le prétexte narratif tissent ici le meilleur hommage au compositeur qui fut un excellent pianiste, et connut un destin particulièrement dur, balloté par la géopolitique et les convulsions de l’histoire, entre Russes et nazis.
Belle révélation qui invite à découvrir le ballet dans sa version orchestrale. Au mérite de l’excellente pianiste, distinguons son panache intrinsèque, sa fureur expressive et sa subtilité naturelle pour caractériser chaque épisode pour en exprimer mieux l’enjeu narratif et poétique. S’y renouvellent la réussite et cette intelligence magicienne qui avaient déjà sceller la valeur de son précédent cd également édité par danacord (en 2019), et dévolu intégralement aux pièces pour piano d’un autre oublié de l’histoire, Moritz Moszkowski (1854 – 1925).

 

 

 

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CRITIQUE CD événement. ETSUKO HIROSE, piano : SHEHERAZADE. Rimsky-Korsakov : Shéhérazade (transcription par Etsuko Hirose) / Bortkiewicz : Suite du ballet 1001 nuits (version pour piano, 1927) – 1 cd danacord – enregistré en sept 2024 (France). CLIC de CLASSIQUENEWS

 

 

 

 

 

entretien

LIRE aussi notre ENTRETIEN avec ETSUKO HIROSE :
https://www.classiquenews.com/entretien-la-pianiste-etsuko-hirose-a-propos-de-son-nouveau-cd-sheherazade-dans-lequel-linterprete-joue-sa-propre-transcription-de-la-piece-de-rimsky-korsakov/
En transposant elle-même la si chatoyante et redoutable Shéhérazade de Rimski-Korsakov, la pianiste Etsuko Hirose réalise un tour de force qui tout en s’inscrivant dans la tradition d’un Liszt ou d’un Kalbrenner (autres transcripteurs géniaux), rend surtout hommage à l’écriture prodigieuse du Russe comme aux possibilités infinies que permet le clavier. Pour exprimer toutes les nuances de l’orchestre, la pianiste s’inspire du jeu particulier des bois, mais aussi du bel canto, celui transmis par Jessye Norman ou Maria Callas…

 

 

agenda

PARIS, Espace Bernanos. Récital d’Etsuko HIROSE, piano, sam 25 janvier 2025. Rimsky-Korsakov : nouvelle transcription de Shéhérazade (version originale d’Etsuko Hirose)… LIRE notre présentation du concert de la pianiste Etsuko Hirose : https://www.classiquenews.com/paris-espace-bernanos-recital-detsuko-hirose-piano-sam-25-janvier-2025-rimsky-korsakov-nouvelle-transcription-de-sheherazade-version-originale-detsuko-hirose/

Son précédent disque avait particulièrement convaincu la Rédaction de Classiquenews : une collection de joyaux pianistiques remarquablement réalisés révélant l’inspiration fluide et aérienne de Moszkowski ; sans artifices ni effets de manchette, l’art de la japonaise ETSUKO HIROSE (1er Prix du Concours Marta Argerich 1999), née à Nagoya, captive car sa fabuleuse technicité digitale sert exclusivement l’essence des pièces. Son art épuré, entre clarté et transparence, sait écarter toute théâtralité,révélant une musicalité souvent fascinante.

 

 

 

tracklisting / SHEHERAZADE par Etsuko HIROSE
Nikolai Rimsky-Korsakov
Symphonic Suite « Scheherazade » Op.35 (arr. Hirose)
[ 1 ] The Sea and Sinbad’s Ship
[ 2 ] The Story of the Kalendar Prince
[ 3 ] The Young Prince and the Young Princess
[ 4 ] Festival in Baghdad – The Sea – The Shipwreck on the Rocks
Sergei Bortkiewicz
Oriental ballet Suite « Thousand and one nights » Op.37
[ 5 ] Caliph Haroun-al-Raschid
[ 6 ] The story of the poor Fisherman
[ 7 ] Dance of the young girls
[ 8 ] Oriental dance
[ 9 ] The enchanted castle
[10] Zobeïde
[11] Dance of mourning
[12] Dance of the three sisters
[13] Bacchanal
[14] The wicked magician escapes from the bottle
Etsuko Hirose, piano (Bechstein Modèle D)

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