vendredi 6 décembre 2024

CRITIQUE CD événement. Estelle REVAZ, violoncelle. DALL’ABACO (fils) : 11 Caprices pour violoncello solo (1 cd Solo Musica)

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Pour quoi jouer à ce moment Joseph Clément Ferdinand Barone Dall’Abaco (1710 – 1805) ? Le choix du compositeur n’est probablement pas anodin à ce moment du parcours artistique de la violoncelliste romande Estelle REVAZ ; au moment où l’artiste s’est engagée en politique pour défendre entre autres le statut des artistes suisses particulièrement mis à mal pendant la covid-19, choisir Dall’Abaco, aussi rarement joué et enregistré que redoutable techniquement, permet d’affirmer une maîtrise nouvelle et une conscience voire une maturité artistique nouvelles ; dans la suite des Suites de JS Bach (1723), les 11 Caprices de Dall’Abaco fils affirme la liberté acrobatique et virtuose de l’instrument qui à l’époque des 2 compositeurs baroques, soit la première moitié du XVIIIème, fait considérablement évoluer le violoncelle, sa technique, sa formidable ductilité expressive.

 

Chaque Caprice est un défi technique autant que poétique ; le jalon d’un cheminement qui s’apparente à une ascension vers des cimes vertigineuses : le défi force ici le tempérament de l’interprète à s’engager comme jamais auparavant ; pour réaliser les combinaisons souhaitées par le compositeur, il faut se « tordre les doigts », « les positions sont toutes plus biscornues les unes que les autres » indique Estelle Revaz. Mais le résultat est souvent saisissant : d’une dramaturgie puissante, d’autant mieux articulée, ciselée sur son instrument Grancino de 1679, avec ses cordes en métal accordées en 442, soit plus aiguës qu’à l’époque de Dall’Abaco ; mais leur puissance naturelle n’aurait probablement pas déplu au compositeur alors en pleine recherche esthétique pour son instrument : il était lui-même virtuose et ainsi, compositeur. La violoncelliste tisse ainsi un fil ténu et profond entre les 6 Suites de Bach et ces 11 Caprices qui semblent en prolonger l’intensité, la force expérimentale, l’intelligence poétique, comme le souffle expressif. Grâce aux partitions décisives, les virtuoses de l’instrument ont pu affirmer leur stature d’immense interprète à travers un instrument capable de prouesses esthétiques jusque là inédites ; ainsi le père Dall’Abaco, Evaristo Felice, père de notre compositeur Joseph Clément Ferdinand Barone.

L’ampleur de l’écriture est soulignée dans la carrure polyphonique (qui tend à compenser les limites harmoniques naturelles de l’instrument) qu’Estelle Revaz éclaire avec une finesse à propos, des phrasés orfévrés, un jeu d’une souplesse inventive et très imagée qui rend hommage et célèbre la quête esthétique de Dall’Abaco fils.
Dès le premier Caprice (I), la Violoncelliste fait chanter mais aussi parler son instrument dans le sens d’une expressivité à la fois très précise et nuancée ; tout du long, c’est un jeu d’équilibre entre tension et lâcher prise, contrastes étonnement ciselés… Le chant du violoncelle exprime tourments et retenue comme le ferait un acteur dans un monologue particulièrement intense et exposé. Cependant que la vivacité du Caprice II semble embraser dans une agitation primitive, un chant traversé d’éclairs et de directions comme paniques dont le motif exposé tourne sur lui-même et engendre des réactions intérieures en chaîne. La violoncelliste réussit à exprimer toutes les nuances d’une très riche vie intérieure. Et toujours se révèle délectable la parfaite plénitude du son, un hédonisme sonore qui ne sacrifie jamais sa parfaite éloquence.

Dans le III, la Violoncelliste joue des voix doubles : chant premier qui expose le motif clair et proclamé, puis son double, ré exposé comme atténué, murmuré, commenté et sujet à variations. S’y déploie cette étonnante souplesse discursive, la capacité des cordes à parler et à exprimer les sentiments les plus ténus. Enchaîné, le IV contraste par son introspection suspendue, dans sa langueur secrète, belle ondulation suave qui exprime une profonde nostalgie.

Le Caprice VI ouvre d’autres perspectives : dans le sillon de Bach, Dall’Abaco perfectionne un chant d’une noblesse distanciée, toujours dansante, remarquablement articulée qu’Estelle Revaz approche et réalise avec une subtilité de nuances toujours renouvelée
Intériorité, respiration, rebonds, répétitions, réexpositions…. La vocalita du violoncelle est bien proche de la parole mais une parole qui se fait chant, miroir de l’âme. Cette virtuosité riche et jamais factice, en s’inscrivant dans une trajectoire intime, exprime l’activité première et tendre d’une pensée volubile [VIII] dont le cantabile tisse un lien avec la fluidité du X, comme une voix qui chante, berce, charme… Telle une sarabande (précédemment sublimé par JS Bach) dont la force allusive s’électrise en fulgurances volontiers frénétiques, mais toujours d’une acuité nuancée exaltante [XI].

Précision et intensité du geste, maîtrise des nuances et ciselure de phrasés maîtrisés, Estelle Revaz n’a rien perdu du charme qui a fait la réussite de ses albums précédents. Mais celui-ci va plus loin encore dans le sens d’une épure solo, d’un acte de maturation superlatif qui interrogerait la matière de ses derniers combats comme artiste des plus engagées.

 

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CRITIQUE CD événement. ESTELLE REVAZ, violoncelle. DALL’ABACO (fils) : 11 Caprices pour violoncello solo (1 cd Solo Musica) – Enregistré en nov 2022 à Saint-Maurice (Suisse) – 1 cd solo musica – Plus d’infos sur le site d’ESTELLE REVAZ : https://www.estellerevaz.com/

 

LIRE aussi notre critique du livre autobiographique d’Estelle REVAZ : « La Saltimbanque » (Slatkine) : https://www.classiquenews.com/critique-livre-evenement-estelle-revaz-la-saltimbanque-editions-slatkine/

 

CRITIQUE, livre, événement. ESTELLE REVAZ : La Saltimbanque (Editions Slatkine). Post covid et engagement politique…

 

Entretien

ENTRETIEN avec ESTELLE REVAZ, violoncelliste, à propos de son dernier album dédié aux 11 Caprices de Dall’Abaco…

 

 

 

CLASSIQUENEWS : Comment s’est réalisé le choix des 11 Caprices de Joseph Dall’Abaco ? Pourquoi jouer aujourd’hui ce compositeur ? Quel est votre vision du compositeur, de son écriture ?

ESTELLE REVAZ : Un danseur m’a approchée, il voulait créer un spectacle sur ces caprices. Je ne connaissais le compositeur que de nom. Je me suis donc plongée dans son univers que j’ai rapidement adoré. En effet, je trouve fascinant la démarche de recherche qu’il a menée sur l’instrument. J’ai tout de suite eu l’impression que, pour lui, il n’y avait aucune limite et que son imaginaire sur l’instrument était infini. D’un point de vue technique déjà, car il explore des positions qui ont ensuite été abandonnées tellement elles étaient mal pratiques, mais aussi d’un point de vue musical. Comment transformer un instrument mélodique en un instrument harmonique en 11 épisodes. C’est peut-être le programme de ce cycle.

 

CLASSIQUENEWS : En quoi ces 11 Caprices vous permettent-ils d’enrichir et de libérer à la fois, votre geste musical ?

ESTELLE REVAZ : En fait, ces caprices laissent une liberté d’interprétation infinie puisqu’il n’y a ni indications de  tempo, ni indications de nuances. On peut laisser libre cours à son imagination et je trouve cela très libérateur. En plus, l’utilisation de la double reprise encourage à se montrer vraiment créatif. Ce qui me fascine dans ces pièces, c’est qu’à chaque concert, je donne une version différente de l’œuvre… alors que mon plan musical est plutôt très réfléchi et structuré.  Ces 11 Caprices ont l’art de titiller ma spontanéité au-delà des difficultés techniques et j’adore cela.

 

CLASSIQUENEWS : De quelle façon ces 11 Caprices permettent-ils de faire valoir les ressources expressives et polyphoniques de l’instrument ? Par rapport aux Suites de JS BACH, comment se situe Joseph D’all’Abaco ? D’ailleurs voyez-vous un lien entre eux ?

ESTELLE REVAZ : Chaque caprice est unique dans son genre et explore des ressources différentes de l’instrument. Certains sont clairement polyphoniques, puisqu’ils sont écrits en doubles ou triples cordes. D’autres jouent avec différentes voix qui cohabitent et se répondent, tandis que d’autres encore sont carrément harmoniques, seulement de façon déstructurée, ce qui donne des sonorités assez modernes. La polyphonie est assez proche de celle de J.-S Bach je trouve. On voit cependant que l’un était violoncelliste et l’autre pas forcément. Dall’Abaco était un virtuose de son époque, on voit qu’il a les mains dans le cambouis si j’ose dire. Il y a quelque chose de physique dans ses caprices. Bach était au service de la musique, Dall’Abaco au service de son instrument. Je dis cela avec beaucoup d’admiration pour les deux démarches qui bien sûr sont complémentaires. Comment servir un chef d’œuvre si on ne le comprend pas et si on n’est pas outillé techniquement pour le faire? Mission impossible.

 

CLASSIQUENEWS : Comment définissez-vous les qualités de votre violoncelle ? Comment l’avez vous « préparé » pour l’interprétation des 11 Caprices ?

ESTELLE REVAZ : Mon Grancino de 1679 s’appelle « Louis 14 ». Il a un âge vénérable qui m’a toujours impressionnée. Le fait de savoir qu’il a potentiellement connu la création de ces caprices est très stimulant. Il a des basses profondes et riches qui servent très bien ces caprices. En même temps, il peut être assez direct dans les aigus et cela sied bien à la vitesse. J’ai choisi d’interpréter ces caprices en étant accordée en 442 et avec des cordes en métal. En effet, je lis la démarche de Dall’Abaco comme une envie d’explorer. Le violoncelle a continué a beaucoup évoluer après la mort du compositeur et je pense qu’il aurait été curieux de toutes les nouveautés à disposition.

 

CLASSIQUENEWS : Comment ce nouvel album s’inscrit-il dans votre parcours et votre recherche personnelle ?

ESTELLE REVAZ : Il s’agit de mon 6ème album. J’en avais 2 avec orchestre, 2 en duo violoncelle-piano et c’est le 2ème violoncelle solo. Je cherche toujours des programmes un peu originaux. Ces pièces sont magnifiques et pourtant très peu jouées. Elles sont aussi très rarement enregistrées, et les rares enregistrements que j’ai trouvés sont sur violoncelle baroque. J’espère avoir contribué à faire connaitre ces caprices mais aussi à les faire découvrir sous un autre angle.

 

CLASSIQUENEWS : Vous êtes l’une des très rares musiciennes, élue politique… Quelles sont vos actions actuelles sur le plan politique ?

ESTELLE REVAZ :Effectivement… mais je suis heureuse d’avoir franchi le pas et d’avoir montré qu’il est possible d’être parlementaire à un niveau national et de mener en même temps une carrière artistique internationale au plus haut niveau. Au printemps, j’ai réussi à faire passer comme objectif prioritaire l’adaptation des régimes d’assurances sociales aux réalités plurielles des actrices et acteurs culturels. La semaine dernière, j’ai réussi à faire valider par les 2 chambres la prolongation de la plateforme nationale de lutte contre la pauvreté ainsi que l’adoption d’une stratégie nationale de lutte contre la pauvreté. Dans un parlement très majoritairement à droite et en période de restrictions budgétaires, c’était un gros défi. Maintenant, je vais m’attaquer aux questions d’égalité dans les nouvelles technologie.

 

CLASSIQUENEWS : Comment réalisez-vous vos deux activités, politique et artistique ? Y a t il porosité entre les deux ? De quelle manière l’une enrichit-elle l’autre ?

ESTELLE REVAZ : Il faut beaucoup de rigueur. Surtout pendant les sessions parlementaires. Mais le système suisse est créé pour que les parlementaires aient une carrière professionnelle en parallèle de leur activité politique.  Je fais sinon de la politique comme je fais de la musique. En travaillant avec précision, en écoutant, en respectant mes valeurs profondes mais en étant aussi prête à accueillir celles des gens qui voient le monde différemment. Et puis la vision très large de la politique m’apporte une hauteur et un lâcher prise en musique que je ne parvenais pas toujours à trouver.

 

Propos recueillis en octobre 2024

 

 

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Autre cd ESTELLE REVAZ critiqué sur CLASSIQUENEWS :

CRITIQUE, CD. «  Inspiration populaire » : Ginastera, Schumann, De Falla… Estelle Revaz, violoncelle / Anaïs Crestin, piano (1 cd Solo Musica)

 

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