En jouant l’intégrale des Valses de Chopin sur deux claviers, l’un moderne (le grand piano de concert Bechstein 2020 ; longueur : 2,82m), l’autre historique (Pleyel 1837 ; longueur : 2, 27m), le pianiste Yves Henry ne propose pas une confrontation pour élire le « meilleur » instrument, mais plutôt une synthèse…
C’est à dire ici, dévoiler combien les qualités du jeu sur l’instrument d’époque (retenue, subtilité, dynamique sonore, clarté et détail du contrepoint, …) peuvent en réalité enrichir encore l’approche sur le piano moderne, puissant, mécaniquement véloce et réactif…
Pleyel 1837 / Bechstein 2020
l’approche dédoublée et critique d’Yves Henry
Réévaluer les Valses de Chopin
L’expérience permet une immersion inédite dans l’écriture chopinienne ; elle englobe aussi un aspect esthétique et spatial : l’enregistrement sur le Pleyel historique a été réalisé dans un salon en privé avec quelques personnes ; celui sur le Bechstein dans une grande salle de concert, sans public. Aux côtés des Mazurkas et des Polonaises, les Valses de Chopin représentent sa part la plus brillante et séductrice transférant à Paris sa nouvelle patrie, l’éclat particulier du genre célébré alors à Vienne.
Pour chacune des 19 Valses ainsi abordées, le pianiste passionné et pédagogue a écrit un commentaire, précisant l’apport de chaque clavier ; il dévoile les caractères de chaque version, l’une éclairant l’autre.… Pour Pierre Henry, les Valses ainsi décryptées révèlent une toute autre image de Chopin dont l’infini poétique capable de contrastes vertigineux renouvelle l’esthétique, la réception du jeu, toute la palette sonore et émotionnelle du roi du piano : élégance, insouciance, fausse simplicité, étonnante versatilité avec toujours cette compréhension profonde, intime du piano, à l’opposé de la virtuosité spectaculaire d’un Liszt. Le pianiste envisage de nouvelles pistes comme si Chopin se livrait ainsi totalement et comme s’il avait portraituré ses auditeurs réunis dans les salons parisiens qui ont fait sa légende… Double coffret événement.
APPROCHES DISTINCTES ET COMPLÉMENTAIRES… L’approche artistique montre combien les deux réalisations relevant d’une esthétique différente, en rien opposée à l’autre, enrichit et affine notre expérience chopinienne : que peut prétendre exprimer un cadre en fonte, une longueur de cordes exceptionnelle (Bechstein) ? La puissance d’un son plus lisse, naturellement rond, accentué par une vélocité accrue n’atténue en rien la partinence de l’exécution sur le Pleyel historique qui exige retenue et subtilité du geste et du toucher tout en négociant avec sa clarté franche qui favorise la netteté polyphonique. Tous les enjeux esthétiques et techniques sont idéalement exposés, mesurés, analysés d’un clavier à l’autre avec une grande accessibilité pédagogique. L’auditeur et le mélomane en se familiarisant avec les données de l’approche historique affine son propre jugement grâce à l’écoute active que permet l’écoute des deux cd, écoute complétée par la lecture pièce par pièce de chaque commentaire dédié.
A l’épreuve du genre des valses, que Chopin estime moins que ses Mazurkas (détentrices de l’âme polonaise), le compositeur pianiste transcende cependant le genre à Paris : chacune de ses valses brillantes, qu’elles soient rapides ou lentes, cache en réalité un portrait des auditeurs contemporains, qui au delà de leurs séductions mondaines, ont certainement compris et apprécié les nouveaux enjeux que leur autorisait Chopin. Yves Henry trouve d’autant mieux le ton juste et le toucher idoine s’agissant des valses qu’il a aussi abordé et enregistré les Mazurkas (sur le même piano Pleyel 1837 : LIRE notre critique du cd Mazurkas de Chopin par Yves Henry). A travers leur attractivité « frivole », toute la virtuosité intime, élégantissime d’un Chopin de fait très inspiré, parfait révélateur de l’ambiance mondaine des salons, s’exprime ici avec une liberté comme retrouvée, et même magnifiée par la probité de l’approche.
De l’allégresse à l’insouciance, des vertiges enivrés à une subtilité plus profonde (Valse opus 69, n°1 « de l’Adieu »), des premières valses polonaises aux standards parisiens étonnamment développés, le bel canto se dévoile ici sous d’autres sonorités, et dans des plans étagés distincts, selon les deux claviers, avec une diction maîtrisée, totalement adaptée aux performances des deux mécaniques (l’une à double-échappement ; l’autre sans : le Pleyel 1837). Le pianiste explore et révèle chaque possibilité technique et sonore ; on passe d’un monde à l’autre ; y compris dans un sens qui « sanctuarise » les qualités du clavier historique : en particulier dans les restitution des aigus dits « voilés », « cristallins » selon Chopin lui-même, – indications qui conservent comme l’âme d’une certaine authenticité. Yves Henry sur ce sujet explique comment en restituer sur le piano moderne aux aigus naturellement puissants et égaux, la couleur comme le timbre spécifiques.
A la fois formidablement soucieux de clarté comme de naturel, le pianiste réussit le pari et de la clarté et de l’analyse vivante ; sa digitalité experte permet une compréhension renouvelée des Valses de Chopin. Incontournable pour les amateurs et les chopiniens.
________________________________
CRITIQUE CD événement. CHOPIN : Double intégrale des valses – Yves Henry, pianos Pleyel 1837 / Bechstein 2020 (2 cd Soupir éditions) – CD CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2023
AUTRE CD CHOPIN par Yves HENRY sur CLASSIQUENEWS :
LIRE aussi notre critique du cd MAZURKAS de Chopin par Yves Henry (CLIC de CLASSIQUENEWS, février 2020) :… Yves Henry dévoile de l’intérieur la matrice compositionnelle d’un Chopin, d’abord adolescent, très influencé par les danses polonaises traditionnelles qui sous le filtre de son génie expérimental et presque fantasque, deviennent dans chaque nouvelle mazurka, une cellule autonome ; chaque partition investie développe autant d’idées, mais dans un instantané intense, entre nervosité, langueur, caractère. L’ultime de 1849 est laissée inachevée (mais jouée dans la version du regretté Milosz Magin auquel le pianiste français rend hommage aussi). Le cycle entier a valeur de journal intime, proche des états d’âme et des humeurs du compositeur pianiste, enclin à la rêverie, secrète parfois énergique et sanguine, comme à la contemplation à laquelle il confère des couleurs personnelles dans cette recherche de la résonance qui lui est spécifique. Le piano historique renforce cette étroite connivence entre la pensée qui cherche et ajuste selon son idéal, et la mécanique sonore du clavier, capable de lui répondre, avec cette finesse caractérisée du timbre où le bois domine.