Cette intégrale des Symphonies du danois Carl Nielsen fait date et pose d’emblée un jalon dans l’interprétation contemporaine : le gênois Fabio Luisi faisant feu de toutes les possibilités expressives et sonores de la phalange, plutôt familière du sujet : le DNSO Danish National Symphony Orchestra (dont il est depuis plus d’une décennie, chef principal). Dès l’époque de Nielsen, le Symphonique Danois a joué ses symphonies, devenant de fait, un ambassadeur majeur pour la diffusion de son œuvre orchestrale. Le maestro italien saisit l’essence de l’écriture musicale entre flamboyante motricité, texture aérée et détaillée, en un festival de couleurs et de timbres, minutieusement dessinés, avec toujours une étonnante aptitude à la clarté et à la transparence. Le propre des symphonistes nordiques (Sieblius, Grieg…) demeure leur faculté à exprimer l’infini poétique des paysages sonores en lien avec la miraculeuse nature, terrestre et cosmique (les aurores boréales), de Suède, Finlande et du Danemark, terre sauvage aux confins européens.
Une sorte d’électricité heureuse traverse tous les mouvements de cette prodigieuse intégrale, dans l’euphorie et une nonchalance à la suavité opulente, aux côtés d’une méditation plus intime, où chante l’éclat des bois et des vents : ainsi le splendide Andante, quasi mystérieux et secret de la Symphonie n°3 / Espansiva qui est un hymne irrésistible célébrant la grandeur miraculeuse de l’harmonie naturelle. Luisi montre combien Nielsen y prolonge ce sentiment de recueillement intime, cette vibration et cette empathie pour le motif naturel, déjà exprimés par Sibelius, son confrère finnois.
Cet Andante « pastorale » si bien nommé souligne le lien que le compositeur entend cultiver avec la Nature, en un souffle nouveau, inédit, à l’époque (1905), où il quitte ses fonctions de violoniste pour se consacrer exclusivement à la composition. Achevée en 1911, le cycle est remarquable de profondeur et de fini texturé, empruntant à Wagner ; l’andante pastorale intègre les voix du baryton et de la soprano comme un accomplissement supérieur, – chant murmuré et vaporeux, … l’indice d’une conscience élargie, nouvelle aurore gorgée d’espérance et de plénitude extatique, pour une humanité régénérée : Adam et Eve d’un monde harmonieux à bâtir…
L’activité des deux derniers mouvements (Allegretto puis allegro) rétablit la place de l’activité humaine, plus laborieuse et donc, éprouvante. La ciselure instrumentale qu’apporte Luisi, sans rien entamer de la vivacité rythmique, trouve un équilibre superlatif entre détails et allant général. Ainsi la rondeur grinçante des cuivres dialoguant avec le tapis bondissant des cordes, emmenés en transparence et équilibre solaire par une baguette toujours aussi vive qu’articulée (y compris dans ces deux dernières architectures, puissants portiques, majestueux voire pompeux, mais ici toujours scintillants grâce à un très bel équilibre instrumental et une prise de son fine et subtile : texture vaporeuse et aérienne du Finale, d’une remarquable transparence).
L’Inextinguible (Symphonie n°4 de 1916, donc écrite aux premières années de la guerre), affirme plus clairement encore la toute puissance de la lumière tout en s’inscrivant dans la matière même de la guerre, ses déflagrations barbares, son inhumaine horreur, contre lesquelles la musique elle-même se dresse, telle une forteresse à l’énergie inextinguible. Le Big Bang qui ouvre l’Allegro initial, prolonge les timbales triomphantes de la fin de la symphonie n°3 mais dans un climat rugissant, que la baguette du chef Luisi sait rendre clair et affûté ; détaillée, très fine, d’une exceptionnelle attention à l’urgence intérieure des chants et contre chants, le chef cisèle la matière sonore dont il fait immédiatement un hymne pour la vie, coûte que coûte.
Restituant à la pensée de Nielsen, toute sa noblesse de vue et son élégance humaniste. La courte idylle pastorale du II revêt l’allure presque pâlotte d’une parodie de danse d’une finesse trop fragile, à l’improbable issue… vite emportée par le III (poco adagio), marqué du sceau d’un désespoir tortueux, continue (cordes tendues, iridescentes, irradiantes, comme chauffées à blanc…) jalonné par la colonne glaçante des bois, accomplissant l’inéluctable embrasement total qui enchaîne directement avec l’Allegro final, – danse frénétique sur le bord d’un volcan éruptif, d’où s’échappent des vagues somptueuses, en gerbes superbement ciselées, avant la lutte viscérale des deux timbaliers de part et d’autre de la masse des cordes… Luisi forge comme une constellation de blocs simultanés magnifiquement assemblés, dont la combinaison progressive fait émerger le motif final, extatique, salvateur de l’inextinguible résilience. Le climax orchestral y est tissé avec le plus subtil des gestes, jusqu’à l’onde ultime, véritable apothéose dans la lumière….
Chef principal du DNSO
Danish National Symphony Orchestra
le gênois Fabio Luisi réussit une intégrale Nielsen somptueuse,
aussi éruptive qu’élégantissime…
Toutes aussi somptueusement articulées, les Symphonies n°5 et 6 « simplice » ;
elles diffèrent cependant des précédentes par un climat nouveau, plus grave et directement dramatique, en cela échos manifestes aux temps de guerre… Ainsi la 5ème (1922) composée après-guerre approfondit encore le sentiment d’une profondeur sensible, en lien avec la séparation de Nielsen d’avec son épouse la sculptrice Anne-Marie Carl-Nielsen. Luisi allège constamment, éclaircit, atteint une texture en apesanteur continue (cordes diaphanes, aériennes) sur lesquelles se détache chaque saillie instrumentale des bois et chaque à-coups des contrebasses… avant la grimaçante et sinueuse marche militaire ; d’où se précise peu à peu, le chant enivré, vibratile des vents et des bois (cors et clarinettes génialement associés), véritable souffle de la nature, à la fois étincelant, intranquille, primitif… cette voix de Pan, qu’ont exprimé avant Nielsen, Mahler et Sibelius. Ne serait-ce que ce premier mouvement (adagio non troppo), la maîtrise du symphoniste Nielsen s’impose à nous, douée d’une pensée architecturée et dramatique de premier plan. Luisi détache chaque plan, affûte chaque accent, chaque nuance avec éclat et précision, toujours soucieux de l’allant général (« tempo giusto ») – la réflexion du compositeur s’accomplissant alors dans un diptyque en mouvements amples (la 5è fait paraître 2 larges mouvements, aux épisodes enchaînés) ; le diptyque est superbement équilibré (extase murmurée dans les 9 dernières minutes du I qui sont en réalité l’adagio / mouvement lent, enchaîné au 10 premières mn d’introduction). Le tout irradié là encore, se développant jusqu’à la transe collectif, en une croissance organiquement incontrôlable, et pourtant s’organisant peu à peu, où rutilent les superbes effets de timbres et de textures ; Nielsen est un peintre qui maîtrise sa palette (arêtes de la caisse claire) ; construit avec science ; cisèle sa propre parure instrumentale avec une sensibilité ravélienne et la sensibilité d’un poète de la matière orchestrale. L’espace et le temps fusionnent à la fin du I, dans le mystère. L’activité de la Partie II (deux Allegros enchaînés) affirment la même justesse de construction (souvent riche en tutti spectaculaires et plénitude instrumentale) que Fabio Luisi dessine avec une clarté toujours équilibrée, dans la finesse et l’élégance d’un son lumineux.
La Symphonie n°6 « simplice » (1925) fait montre des mêmes qualités : précision, élégance, finesse sonore et dramatisme équilibré, solaire. Sa superactivité, son intranquillité parfois panique, en fait une partition à l’opposé de son titre : d’une constante activité interrogative. Luisi réussit le défi de l’exacerbation et de la plénitude, millimétré par l’art du retrait : « les plus grands compositeurs savent que la création d’une nouvelle œuvre est une question de réduction et non d’ajout », lumineuse pensée, révélatrice d’une baguette affûtée et parfaitement adaptée à l’écriture de Nielsen. Tout en subtilité et nuance, le Gênois soucieux d’économie et de mesure, retire ainsi tout ce qui lui paraît inutile et pompeux, opère un heureux calibrage dans la réalisation des équilibres entre les pupitres, tous en activité, dont des cordes aux unissons virtuoses… la finesse du chef éclaire l’éclat de la stridence du I comme la volubilité instrumentale dans l’Humoreske du II (les deux mouvements d’une précision superlative) ; direct, toujours affûté, dans un état critique exacerbé, toujours intranquille, le ton de la 6è Symphonie creuse sa secrète et essentielle question : l’ultime mouvement est une quête de sens, un arc tendu, sans réponse, sans apaisement réel. D’une intranquillité constante d’autant plus aiguë que sa parure formelle est d’un raffinement inouï – certains dirons déconcertant bavard, d’autres plus nuancés diront, comme nous, halluciné, révélateur, habité, trouble… (cf. sa valse énigmatique, parodique, sardonique, ultime spasme avant la fin). La question posée par Nielsen à travers ses multiples séquences sonores (où perce le timbre mordant du basson), touche infiniment car Luisi leur confère une sincérité et un esthétisme bouleversants.
Voilà qui accrédite l’aptitude de Luisi chez Nielsen ; le maestro italien sculpte chaque accent ; l’élégance de sa baguette sait aussi structurer et canaliser l’intense dramatisme du compositeur danois, lequel d’ailleurs, inaugurant une tradition mémorable de l’Orchestre, a dirigé sa Symphonie n°3 avec la phalange danoise. Les affinités entre l’Orchestre et Nielsen sont ainsi magistralement revivifiées sous la direction du lumineux Fabio Luisi. Intégrale événement. CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2023.
_____________________________________________________
CRITIQUE, coffret 3 CD. CARL NIELSEN : Symphonies 1-6, intégrale. Danish national symphony Orchestra, DNSO – Fabio Luisi, direction – CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2023.
PLUS D’INFOS sur le site du label DG Deutsche Grammophon : https://www.deutschegrammophon.com/en/projects/diverse-kuenstler/news/dg-releases-the-complete-set-of-symphonies-by-carl-nielsen-with-dnso-and-fabio-luisi-268977