vendredi 19 avril 2024

Compte-rendu : Paris. Opéra Bastille, le 25 mai 2013. Wagner: Le Crépuscule des dieux … Philippe Jordan, direction. Günter Krämer, mise en scène.

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BANNER ODP GOTTERDAMMERUNGSur quels critères juge-t-on qu’une nouvelle production du Ring est réussie ? L’enchantement des évocations légendaires, le souffle de la fosse, la tenue globale des chanteurs, la cohérence et la lisibilité de la mise en scène … Reconnaissons que sur le premier point, la reprise de ce Crépuscule signé Günter Krämer en décevra beaucoup : aucune féerie ici mais une lecture plutôt cynique et désenchantée qui souligne par contre tout ce que l’écriture et la pensée de Wagner ont réalisé dans le genre critique, parodique même, le Ring étant entendu comme une cruelle parabole de la barbarie et de l’horreur humaines. Voyez au II, cette restitution de rituel nazi collectif quand Hagen assisté de son père Albérich stimule le sang de ses soldats tout en demandant à Siegfried le récit de ses derniers exploits …

Crépuscule symphonique

En fait rien de surprenant dans cette vision froide et parfois très laide : Wagner ne convoque pas dieux, walkyries, rois, heaume et anneau magiques pour faire rêver, mais bien au contraire pour dénoncer l’ignominie dont sont capables tous les hommes au nom du pouvoir et de l’or. Partant de là, le malentendu étant levé, la mise en scène de Krämer se défend d’elle-même.
En revanche, les réalisations vidéo qui ponctuent les 3 actes de ce Crépuscule nous paraissent inutiles et au regard des moyens de l’Opéra de Paris, non seulement anecdotiques … mais indignes d’une telle maison : infliger aux spectateurs pendant la sublime apothéose orchestrale qui suit la mort de Siegfried, ce grand panneau éblouissant qui est censé exprimer l’élévation du héros vers le ciel, comme plus tard, cette immense playstation où un revolver extermine un à un les dieux du Walhalla (après le grand monologue de Brünnhilde) est d’un goût douteux ; ce sont des idées revues et remâchées qui n’apportent rien de neuf ni de pertinent à la lecture  ; que le metteur en scène veuille faire jeune et emprunter us et coutumes des plus branchés, soit, mais que cela soit alors bien fait ; l’apothéose du héros ainsi vidéographiée relève d’une infographie bas de gamme assez consternante … complètement ratée (images figées, rémanentes qui peinent à exprimer la montée des marches de l’immense escalier menant au paradis des élus …
A part cela, l’évocation des eaux du Rhin par le même panneau, quand les 3 naïades paraissent à deux reprises sur la scène (surtout au début du III) est réussie ; pour autant, contrairement à L’Or du Rhin, – capable de superbes tableaux oniriques, forts et spectaculaires (la multitude des mains singeant l’ondulation des poissons au tout début, ou l’armée des travailleurs asservis par Alberich au Nibelung, avec cet immense pendule qui rythme leur activité et semble aussi les laminer un à un …), Günter Krämer nous a semblé en manque d’idées en fin de cycle.

Le véritable bonheur de ce Crépuscule comme de tout le cycle wagnérien à Bastille, s’inscrit définitivement dans la fosse : la direction de Philippe Jordan est souvent saisissante ; flamboyante et intérieure, lumineuse et transparente, ciselant tout ce que le Ring doit à la sensualité vénéneuse de Tristan et tout ce en quoi la partition créée en août 1876 annonce ce temps dilaté et cet espace qui s’étire à venir avec Parsifal. Le chef obtient tout des musiciens de l’Opéra : un miracle instrumental qui satisfait aux exigences du drame, entre psychologie et succession des situations de plus en plus oppressantes.

Les forces du cynisme à l’œuvre …

Les intermèdes purement symphoniques sont d’une profondeur rare, insistant sur les enjeux psychiques qui se mêlent : illusion fatale pour Siegfried (son voyage sur le Rhin), même aveuglement pour Brünnhilde (interlude exprimant sa solitude et le sacrifice dont elle a été capable, avant que ne paraisse Waltraute, … ) ; surtout musique du mal et d’un diabolisme souverain pour Hagen et son père Albérich, les vrais initiateurs de la tragédie ; les Gibichungen, Gunther et Gutrune n’étant que tout à fait à leur place sur le plateau des désenchantements : des pions insignifiants sur l’échiquier maîtrisé par Hagen.

De ce point de vue, le cynisme explicite de la vision Krämer s’incarne idéalement dans la figure recomposée de Hagen : le fourbe manipulateur paraît en fauteuil roulant, toujours face au public, observateur froid et cynique, analysant chaque situation pour en exploiter le potentiel barbare afin d’atteindre son objectif : supprimer Siegfried, récupérer l’or … La silhouette est la meilleure idée de la production ; on apprécie d’autant plus de le voir enfant jouant avec sa gouvernante en début d’opéra, puis clouer à sa chaise jusqu’à la fin que son omniprésence renforce le parti pris de Krämer : Le Crépuscule de dieux est bien l’opéra de Hagen. L’incarnation d’un cynisme barbare absolu.

Hans-Peter König se montre indiscutable, l’égal par sa conviction et sa noirceur de l’incomparable Matti Salminen (pilier de l’excellente version Janowski de 1983 à Dresde aux côtés de Janine Altemeyer et René Kollo dans les rôles de Brünnhilde et Siegfried-, ce même Matti Saminen, également programmé pour la reprise du Crépuscule à Bastille le 26 juin prochain) ; plus frêle et aussi manipulateur, l’Alberich de Peter Sidhom est tout autant mordant et maléfique … machiavélique force de l’ombre qui pourtant étonne par cette fragilité inquiète quand il exhorte son fils trop dominant à lui demeurer fidèle coûte que coûte … au début du II ; voici deux chanteurs acteurs épatants qui ne trouvent guère de partenaires à leur hauteur s’il n’était les deux personnages clés Gibichungen : saluons ainsi l’aisance et la crédibilité du Gunther d’Evguney Nikitin, et la consistance sincère (jamais affectée ni outrée dans son chant) de Gutrune où l’italienne Edith Haller apporte son relief naturel toujours bien chantant. Même enthousiasme pour la Waltraute de Sophie Koch qui nous vaut pour la scène 3 du I, un tableau saisissant d’imploration inquiète voire angoissée : le portrait que la walkyrie et sœur de Brünnhilde fait de Wotan et de ses proches, est d’une intensité grave, d’une réelle conviction ; entre horreur, peur, panique, Waltraute surgit désemparée, en proie à la plus désespérée des (vaines) imprécations … car Brünnhilde, plus amoureuse que jamais, qui pourtant souhaitait son retour en grâce auprès de Wotan, ne cèdera rien … surtout pas l’anneau (gage de l’amour de Siegfried : plus anneau nuptial que bijou empoisonné par la malédiction qu’il véhicule et diffuse).
Le reste de la production, hélas suscite les plus vives réserves : ni le Siegfried de Torsten Kerl, visiblement pas à son aise ce soir (timbre serré, aigus tendus voire instables, projection déficiente …) ni la Brünnhilde de Brigitte Pinter n’arrive à convaincre totalement ; la soprano autrichienne n’a aucun aigu rayonnant et sa prestation dans le dernier monologue gêne par un manque cruel de soutien comme de phrasé sur toute la tessiture, au-dessus du medium … la prosodie est contrainte et contorsionnée, outrée souvent … c’est une erreur de casting ; elle est visiblement trop mezzo pour éclairer la vibrante humanité salvatrice de Brünnhilde … triste constat s’agissant des deux rôles les plus importants du Crépuscule. Souhaitons pour les spectateurs des dates concernées que les deux autres chanteuses pour le rôle (Petra Lang, les 21, 30 mai puis 3,7 juin, et Linda Watson programmée le 16 juin 2013) soient plus évidentes …
A défaut de chanteurs protagonistes réellement convaincants, le Crépuscule du bicentenaire Wagner 2013 s’impose surtout par la direction de Philippe Jordan qui nous offre l’un des Rings symphoniques les plus passionnants de ces dernières années. Certes Bastille n’est pas Bayreuth et la fosse parisienne n’offre pas le même dispositif si particulier souhaité par Wagner, où l’orchestre sonne naturellement feutré : n’importe, Philippe Jordan à Paris, en veillant constamment à l’équilibre plateau et orchestre, parvient à une imbrication voix/instruments d’un chambrisme souvent superlatif… L’évidence et la hauteur de l’Orchestre affirment l’affinité wagnérienne des musiciens avec le cycle musical ; affrontant tous les obstacles, opérant une lecture ronde, opulente et éloquente, chef et instrumentistes subjuguent l’auditoire en faisant de Bastille, le temps de cette soirée, un nouveau bastion éclairé du wagnérisme. A l’affiche jusqu’au 16 juin 2013.

Pour célébrer le bicentenaire Wagner 2013, l’Opéra de Paris reprend le Ring intégralement en juin prochain : L’Or du Rhin (18 juin), La Walkyrie (19 juin), Siegfried (le 23 juin) et Le Crépuscule des dieux (26 juin 2013) sous la direction  éblouissante donc de Philippe Jordan.

Paris. Opéra Bastille, le 25 mai 2013. Wagner: Le Crépuscule des dieux. Avec Torsten Kerl, Evgeny Nikitin, Peter Sidhom, Hans Peter König, Brigitte Pinter, Sophie Koche, Edith Haller … Philippe Jordan, direction. Günter Krämer, mise en scène.

Illustrations : Charles Duprat © Opéra national de Paris

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