Compte rendu, opéra. Strasbourg, Opéra national du Rhin, le 27 octobre 2018. Debussy, Pelléas et Mélisande. Franck Ollu / Barrie Kosky. Au moment où, non loin de Strasbourg, le Centre Pompidou-Metz inaugure son exposition « Peindre la nuit » (jusqu’au 15 avril 2019), en cette année Debussy, l’Opéra national du Rhin a fait le choix, audacieux, de la production réalisée pour le Komische Oper de Berlin. Son directeur, Barrie Kosky, nous offre cette mise en scène éblouissante et forte, captivante et dérangeante, d’un des sommets de l’art lyrique, Pelléas et Mélisande. Comme à l’accoutumée, il aborde l’ouvrage en feignant d’ignorer son histoire, ses traditions. De fait, il s’en est approprié tous les ressorts, toute la symbolique, toutes les subtilités pour substituer la force et la violence des Récits des temps mérovingiens aux « Veillées des chaumières ». A ceci près, et c’est essentiel, qu’il n’y a ni Moyen-Âge – à la mode depuis quelques décennies lorsque Maeterlick prend la plume – ni forêt impénétrable, ni château, ni fontaine. Si le mystère, que cultive à souhait le livret, comme les questions sans réponse qui l’émaillent, sont préservés, tout figuralisme qui peut distraire du texte, de la musique et des chanteurs est délibérément gommé, superflu, pour concentrer l’attention sur les êtres, leurs mystères, leurs souffrances et leurs passions. La lecture symboliste du poète et du musicien sort magnifiée de l’exercice.
Le génie de Barrie Kosky
Ainsi est approfondie la dimension humaine, universelle et intemporelle : « l’histoire n’est d’aucun temps et d’aucun lieu ». Les personnages, tout en conservant leur part d’insondable, sont mis à nu, avec leur richesse, leur ambigüité. « Nous ne faisons pas ce que nous voulons » disait Mélisande dans la pièce. Résignés, prisonniers des convenances, enfermés dans un monde replié sur lui-même, ils vont être les acteurs d’un huis-clos. Le décor, dépourvu de tout accessoire, est unique, abstrait, encore qu’il peut figurer le château. La perspective de quatre cadres fixes, gris tacheté à la Vasarely, autorise la rotation d’un axe central, assorti d’une sorte de banc, et d’un sol formé d’anneaux concentriques, mobiles , indépendants et invisibles, sur lesquels se déplaceront les chanteurs. La direction d’acteurs, dont il faut souligner la justesse de chaque regard, de chaque geste, joue sur les postures relativement figées dont les mouvements sont provoqués par la rotation de chaque anneau comme sur le déchaînement des passions, amoureuses ou criminelles, qui animeront les corps, caressés, magnifiés ou violentés. Rarissimes sont les œuvres lyriques où l’engagement physique, mental et vocal de chacun atteint une telle intensité, et il faut déjà saluer l’exploit de chacun des artistes. Les costumes, sobres, remarquablement appropriés aux tableaux, se renouvellent au fil des scènes. La parure de Mélisande, étrangère au royaume d’Allemonde, s’en distingue avec une grande justesse. Les éclairages, admirables, vont créer le décor de chaque scène et accompagner les progressions. L’obscurité, la nuit, la profondeur glaciale des souterrains, le flou, le clair-obscur alternent, diffus ou concentrés, nous communiquent l’effroi de la nuit intérieure, la fascination de telle lumière crue, essentiels à l’ouvrage, à son mystère, à ses énigmes.
Arkel, peint généralement comme le sage, résigné, empreint de bonté, ou gâteux, est ici ambivalent, autoritaire envers Pelléas, mais passif lors des brutalités infligées par Golaud à Mélisande, vieillard lubrique et antipathique. Vincent Le Texier, familier de l’ouvrage dont il chanta souvent Golaud, donne vie à Arkel, de sa voix noble et puissante, toujours intelligible. Pelléas est incarné par Jacques Imbrailo. La voix claire, fraîche et séduisante, aux solides graves, traduit remarquablement la jeunesse et la passion sincère de son personnage. Golaud est chanté par Jean-François Lapointe, athlétique baryton, puissant et clair, d’une humanité profonde, malgré ou à cause de sa violence. Victime autant que coupable, impulsif, atroce dans le 2ème acte, jusqu’à la fureur meurtrière, le chanteur canadien nous vaut un être inquiet, sombre, mais aussi tendre, torturé par la jalousie, rendu pitoyable par son remords et le pardon de Mélisande. Cette dernière est Anne-Catherine Gillet, que les qualités vocales et dramatiques placent au plus haut niveau. L’émission trouve toute la palette de couleurs, tous les accents, la projection assortie d’une diction parfaite pour traduire la jeunesse, la séduction, la sensualité, l’inquiétude, la souffrance et la rédemption ultime de cette figure attachante. Le jeu dramatique, qui exige un engagement exceptionnel, mériterait à lui seul l’admiration que nous vaut cette incarnation. Marie-Ange Todorovitch prête sa belle voix de mezzo à Geneviève. Enfin, il faut mentionner ce petit chanteur du Tölzer Knabenchor, Gregor Hoffmann, auquel est confié le rôle d’Yniold : il s’y montre remarquable par son chant, par la qualité de son français, comme par son jeu, la vérité est au rendez-vous. L’orchestre symphonique de Strasbourg se montre sous son meilleur jour, ductile, clair, précis, avec de remarquables solistes (quel cor anglais !). Il trouve, sous la baguette de Franck Ollu, les couleurs, les textures, les intensités comme les silences qui font Debussy. Ainsi, le respect scrupuleux des nuances (contenues), des tempi, des respirations nous vaut une trame qui jamais ne couvre les voix tout en jouant son rôle, essentiel. La redécouverte de cet extraordinaire Pelléas que nous a offert Barrie Kosky restera gravée dans les mémoires.
Les ultimes représentations françaises sont programmées à Mulhouse, les 9 et 11 novembre, et méritent pleinement le déplacement.
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Compte rendu, opéra. Strasbourg, Opéra national du Rhin, le 27 octobre 2018. Debussy, Pelléas et Mélisande. Franck Ollu / Barrie Kosky. Jacques Imbrailo, Anne-Catherine Gillet, Jean-François Lapointe, Marie-Ange Todorovitch, Vincent Le Texier. Crédit photographique © Klara Beck