COMPTE-RENDU, opéra. PARIS, Bastille, le 30 janvier 2019. BERLIOZ : Les Troyens : Tcherniakov / Jordan. Troyens désenchantés… et réécrits. Fidèle à sa grille de lecture à l’opéra, le russe agent du scandale, Dmitri Tcherniakov réécrit à présent tous les opéras qu’il met en scène ; c’est évidemment le cas des Troyens, osant par exemple faire d’Enée, un traître à sa patrie ; de Priam, un père incestueux et un dictateur ordinaire ; de Cassandre surtout, figure magistrale voire sublime dans la première partie (La prise de Troie), une fumeuse traumatisée, qui a la haine de son père (violeur), soit une âme désenchantée, déstructurée, au cynisme glacial et distancé. Les spectateurs et connaisseurs de Berlioz apprécieront. Si le metteur en scène a liberté de mettre en scène toute partition, est-il juste de réécrire le profil des personnages et couper dans les séquences de l’action au risque de trahir l’unité et la cohérence originelle voulues par le compositeur ? Ainsi ne faut il pas plutôt écrire pour présenter la production :
LES TROYENS DE TCHERNIAKOV d’après BERLIOZ…
Est-il utile / légitime de réécrire le livret et la conception des personnages de Berlioz pour afficher en 2019 son grand opéra inspiré de Virgile ? En soi, la liberté des artistes est souveraine. Maisil faudrait être honnête… et ne plus annoncer Les Troyens de Berlioz. Plutôt « Les troyens de Tcherniakov, d’après Berlioz ». Les spectateurs achetant leurs places seraient mieux informés de ce qu’ils vont écouter, découvrir, … comme nous, bien peu apprécier. Serait ce que nous aimons trop Berlioz pour le voir ainsi trahi ?
Mais doit-on s’en plaindre depuis que le même russe a réécrit de la même manière la fin de Carmen de Bizet ? faisant déjà du protagoniste (Don José), un sujet psychiatrique appelé à suivre une cure thérapeutique… Déjà les jeux de rôles avaient cours pour tenir la cure. Vous les aimiez dans Carmen ; les revoici dans ces Troyens « actualisés » selon le regard d’un metteur en scène qui applique systématiquement la même grille sur chaque opéra: raconter une histoire de famille (au début, chaque personnage est présenté au public, grands titres projetés, explicitant prénom, fonction, filiation…); soit des individus décalés, gris, souvent caricaturaux, aux postures qui relèvent souvent de l’asile. Chacun appréciera. L’angle pourrait être original, si ici les décors n’avaient pas un air de déjà vu ; les mouvements de foule, une confusion agaçante quand le chœur n’est pas statique et comme figé.
Evidemment dans cette adaptation proche du blasphème, les berlioziens de la première heure regretteront l’absence de noblesse antique, de grâce comme de poésie ciselant cette déclamation française et romantique propre au Berlioz qui écrit lui-même ses textes… Où est l’onirisme épique de Virgile ? On le recherche encore vainement. Cela n’est pas une question des costumes modernes. Sans toges et sans drapés, comme sans colonnes, et ici sans cheval spectaculaire, l’Antiquité magnifiée par Berlioz méritait une toute autre réalisation, plus proche du caractère d’origine.
Plus décevant, le fait d’avoir écarté tout ce qui fait de l’auteur de la Damnation de Faust un adepte de Gluck : l’immersion dans le fantastique et la terreur. Le premier volet des Troyens, narrant la chute des troyens bernés par les grecs, reste marqué par l’expression de la déploration collective, qui ici soude tout un peuple. Avant que le cheval colossal ne pénètre jusqu’au pallatium de la cité troyenne (son coeur urbain), Berlioz imagine en une séquence où tous les solistes (octuor) et le choeur chantent, l’affliction la plus noire voire terrifiée quand on apprend la mort du prêtre Laoccon qui s’est opposé à l’entrée du cheval grec ; deux serpents l’ont tué et dévoré. Le récit fantastique (chanté par Enée : Brandon Jovanovich, honnête mais pas saisissant) fait surgir un sentiment général de terreur qui glace la scène. La froideur et la laideur des décors contredisent totalement le caractère de la scène qui sombre dans l’épouvante.
De même, ce sont les innombrables coupures dans le texte de Berlioz qui posent problème, privilégiant contre l’unité souhaitée par le compositeur, la cohérence du metteur en scène (que l’on cherche toujours).
Las, on émettra nos réserves confrontés à un spectacle souvent déconcertant, sans poésie aucune ni grandeur virgilienne qui sacrifie la partition originelle, son unité tant défendue par Berlioz de son vivant quand même, en faveur de la confusion d’une pseudo mise en scène. L’oeuvre avait inauguré il y a 30 ans en 1990, le nouvel opéra Bastille, mais en une production plus respectueuse de l’opéra originel. Sans sombrer dans le pastiche kitch de carton pâte, style peplum, il aurait été moins abrupt de choisir une mise en scène épurée, qui respecte l’histoire et la partition originelle (l’hôpital encombré de la seconde partie cumule les séquences anecdotiques).
A l’époque des fakenews, à l’heure où il faut créer du buzz, on ne doit plus s’étonner à présent que le plus grand opéra romantique français soit ainsi tronqué et dévitalisé de son essence poétique, de son unité et de ses équilibres d’origine.
Heureusement pour les spectateurs qui avaient payé leur place, le plateau vocal méritait les meilleurs dispositions ; sans avoir le volume vocal idéal, celui des grandes tragédiennes, le mezzo affûté mais parfois court (y compris dans les graves) de Stéphanie d’Oustrac (qui a chanté Carmen à Aix en 2017 sous la direction de Tcherniakov) semble se satisfaire des incongruités de la mise en scène et incarne une Cassandre embrasée, illuminée, au bord évidemment de la folie : son premier grand air, est réécrit comme un entretien face à une équipe de reporters : comme une interview, on aurait alors pris plaisir à « voir » l’entretien en grand format sur grand écran dans cette mise en scène conçue comme une chaîne d’info continue …mais le « délire »de Cassandre, grandissant, convulsif, finit par interrompre la séquence et eux aussi, décontenancer les journalistes sur scène.
Face à elle, second pilier de cette première partie, le Chorèbe de Stéphane Degout, seigneurial et aimant, force parfois, et ne paraît pas aussi à l’aise que sa partenaire.
La seconde partie finit par ennuyer et agacer tout autant par ses trouvailles décalées, et la confusion qui règne sur scène ; d’autant que dans cette cure thérapeutique où c’est Enée qui pourrait trouver son salut (malgré ses voix intérieures), la Didon d’Ekaterina Semenchuk force et grossit elle aussi le trait, plus démente que royale, – (ne possédant pas l’épaisseur ni la vérité d’une Joséphine Veasey dans la version légendaire de Colin Davis en 1969) ; la soprano trouve cependant dans sa mort, un semblant de dignité poignante enfin révélée (après quelques réactions hystériques à l’endroit d’Enée).
Parmi les seconds rôles, le français impeccable de Michèle Losier et de Cyrille Dubois surtout, convoque par leur courte participation, ce Berlioz inspiré, grand alchimiste dramatique, digne auteur de Virgile et de Gluck.
Dans la fosse, la direction de Philippe Jordan sans être aussi électrique et affûtée qu’elle le fut dans La Damnation de Faust (ici même) avance, adoucit et amoindrit les scories visuelles du spectacle ; à mesure que l’on traverse tableaux et ballets (originels) lesquels offrent la scène à un groupe des plus statiques (le comble de cette production), la volonté d’actualisation brouille toute lisibilité, conférant à l’action, une petitesse anecdotique hélas, en contre-sens avec ce que dit le texte et la situation voulue par Berlioz. Alors vision régénératrice ou colosse romantique désossé ? A chacun de choisir selon sa sensibilité.
A l’Opéra Bastille, jusqu’au 12 février 2019. Pour nous, voilà qui commence mal l’année des célébrations Berlioz pour les 150 ans de sa mort.
Illustrations : Vincent Pontet 2019 / ONP © Opéra national de Paris
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LIRE aussi notre critique de Carmen de Bizet par Tcherniakov à Aix en Provence, été 2017
http://www.classiquenews.com/compte-rendu-opera-aix-en-provence-grand-theatre-de-provence-bizet-carmen-le-8-juillet-2017-doustrac-heras-casado-tcherniakov/