John Neumeier revient au Palais Garnier pour la création du ballet Le Chant de la Terre sur la célèbre musique de Gustav Mahler inspirée des poèmes chinois du VIII ème siècle! Ses danseurs préférés tels que Mathieu Ganio ou Karl Paquette tiennent les rôles solistes pour cette première mondiale (il y a trois distributions, dont la plus jeune aussi nous interpelle). L’Orchestre de l’Opéra National de Paris dirigé par le jeune chef Patrick Lange est accompagné par le ténor Burkhard Fritz et le baryton Paul Armin Edelmann interprétant les six lieder symphoniques. Une danse néoclassique savante et abstraite, non dépourvue d’un certain mysticisme et d’une mystérieuse tension sur scène, régale l’audience, tous sens confondus.
Le Chant de la Terre, version chorégraphique au Palais Garnier
« Comme je voudrais, ami, savourer près de toi la beauté de ce soir. »
Gustav Mahler a une relation privilégié avec le chorégraphe et directeur du ballet de Hambourg. Le dernier rendez-vous parisien les réunissant a été la monumentale Troisième Symphonie de Mahler en 2013, créée en 1975 et rentrée au répertoire du ballet de l’Opéra en 2009. L’année 2015 voit la création de sa troisième commande, reçue de la maison nationale, après Magnificat et Sylvia en 1987 et 1997 respectivement. Le Chant de la Terre est aussi la dernière symphonie d’un Mahler superstitieux qui ne voulait pas la nommer ainsi (à cause de la légende des 9 symphonies : la plupart des compositeurs décédant avant de composer leur 10è). Comme d’habitude chez le compositeur viennois, la musique a un caractère formel spécial, s’agissant en l’occurrence d’une série de 6 lieder symphoniques pour ténor et alto, ou plus rarement, comme ce soir d’ailleurs, pour ténor et baryton. Les textes sont des poèmes chinois anciens surtout de la plume du célèbre poète Li Bai (où Li Po), figure poétique d’envergure à l’âge d’or chinois dans la dynastie Tang, mais aussi de Chang Tsi, Meng Haoran et Wang Wei, traduits et adaptés par Mahler.
Neumeier, maître de son art, illustre ainsi en mouvements, les sentiments explorés par les poèmes, parfois blasés, parfois drôles, toujours beaux, toujours nostalgiques. Mathieu Ganio, Karl Paquette et Laëtitia Pujol sont le trio d’Etoiles solistes. Si la relation entre eux paraît froidement ambiguë au début, elle s’expose progressivement sans pourtant jamais complètement se dévoiler. Les deux derniers orbitent autour du premier, seraient-ils produits de son imagination ? Peu importe. Ce qui frappe l’audience depuis le début et jusqu’à la fin est un Ganio à la belle extension, toujours merveilleusement nuancé dans son expression. Pujol pourrait être un ange ou un fantôme, elle impressionne par son style, et si son rôle abstrait brille par une certaine froideur, son investissement est loin d’être glacial. Une figure éthérée qui, virtuose, va et vient, que veut-elle ? On ne sait pas.
On en sait pas plus sur le rôle de Paquette. C’est toujours un partenaire solide et fiable, surtout par rapport aux portés redoutables de Neumeier. Est-il aussi un fantôme ? Ou un fantasme ? Nous remarquons une certaine tension entre Paquette et Ganio lors de leurs nombreuses interactions. Cette tension donne davantage d’intérêt à la prestation générale, si belle et si abstraite et pourtant tout aussi illustrative et technique. Les sentiments qui lient les deux personnages se présentent donc comme un secret ; seraient-ils de cet amour qui n’ose -toujours- pas dire son nom, … encore en 2015 ? Encore une fois on ne sait pas, mais ceci n’est pas essentiel. L’important est que Neumeier sache stimuler et captiver l’auditoire avec son art, aussi riche que mystérieux.
Qu’en est-il du Corps de Ballet parisien et des couples demi-solistes ? Florian Magnenet souffrant a la chance d’être remplacé par un Fabien Révillion, sujet, en grande forme. L’audience a tout autant de chance, à notre avis. Son partenariat avec Nolwenn Daniel est réussi malgré l’imprévu. Si les beaux costumes de Neumeier donnent une espèce de cohésion chromatique au premier degré, les personnalités et talents distincts au sein de la troupe des danseurs se révèlent tout aussi fortement : saluons ainsi Audric Bezard et Vincent Chaillet, séduisants, le premier avec un je ne sais quoi d’envoûtant capable de lignes fantastiques, le deuxième excelle dans le langage de Neumeier ; il est même fabuleux lors de son solo au 5e mouvement, avec des sauts impressionnants, une présence remarquable, une agilité superlative. Si le Corps du Ballet ne paraît pas toujours, Neumeier offre au collectif, plusieurs ensembles, dont le superbe troisième chant/mouvement, le plus orientalisant et dans la musique et dans la danse. Ces jeunes danseurs seront distribués en véritable solistes le 3 et 10 mars, à découvrir !
Félicitons également l’Orchestre de l’Opéra dirigé par Patrick Lange, ainsi que les chanteurs lyriques : Burkhard Fritz et Paul Armin Edelmann, tous excellents dans leur interprétation de la partition mahlérienne, quelque peu adaptée au service de la chorégraphie. Nous invitons nos lecteurs à découvrir cette nouvelle production, à se délecter dans le langage géométrique et parfois exotique, mais toujours d’une grande beauté néoclassique, d’un Neumeier qui pense ne plus jamais chorégraphier Mahler ! L’occasion d’entendre une fabuleuse partition et de revoir nos meilleurs danseurs ! Le Chant de la Terre version Neumeier est à l’affiche du Palais Garnier les 24, 25, 26, 27 et 28 février ainsi que les 2, 3, 4, 5, 6, 9, 10, 11 et 12 mars 2015.