Compte rendu / critique, opéra. Toulon, Opéra, le 3 avril 2016. Puccini : Tosca : Cellia Costea… Giuliano Carella. Claire Servais. L’œuvre. Les œuvres du répertoire se répètent sur les scènes, on ne peut qu’en répéter la présentation, le renouvellement n’étant que dans la représentation et la l’interprétation nouvelles, sinon toujours neuves. Puccini ouvre le XXe siècle lyrique avec la création de sa Tosca à Rome, en 1900, évoquant les tragiques événements d’un jour de juin 1800 dans la même ville. Les monarchistes réactionnaires, ignorant encore la victoire de Bonaparte à Marengo, alors porteur des idéaux de la révolution française, célèbrent dans la Ville éternelle leur pouvoir retrouvé, comme on a fêté dans le sang, l’année précédente, la fin de la brévissime République parthénopéenne de Naples par la restauration royaliste sans pitié appuyée par l’Autriche.
L’ancien Consul de l’éphémère République romaine, Angelotti, évadé du château Saint-Ange, trouve un premier refuge dans l’église de Sant’Andrea della Valle auprès de Mario Cavaradossi, peintre voltairien, libéral, amant de Floria Tosca, cantatrice célèbre et jalouse. Cette dernière est vainement désirée par le baron Scarpia, impitoyable chef de la police d’état, sorte de machiavélique Fouchet romain. Jouant sadiquement de la torture physique de l’amant et morale de l’amante, Scarpia réussira à anéantir les deux amis républicains et les amants vivant d’art et d’amour, même après son assassinat par la cantatrice. Le livret de Giacosa et Illica, d’une remarquable concision, est tiré d’un drame (1887) de Victorien Sardou, célèbre dramaturge en son temps, qui aura l’élégance de reconnaître l’opéra supérieur à pièce, pourtant triomphalement défendue par Sarah Bernhardt dans le monde entier. L’histoire lui donne raison : on joue partout l’opéra qui, seul, nous rappelle son drame, irreprésentable aujourd’hui.
Tosca à l’Opéra de Toulon en avril 2016
D’art et d’amour
À bien lire le texte, je l’ai déjà dit, j’y retrouve avec plaisir un culte voluptueux de la beauté : Tosca est belle selon son amant, « trop belle et trop aimante» selon Scarpia. Mario, dans son premier air, médite sur la mystérieuse harmonie entre les beautés diverses fondues par l’art, celle de la femme blonde aux yeux d’azur qui prie, qu’il prend subrepticement pour modèle de sa Madeleine, et celle de la brune Floria aux yeux noirs, sa « ardente maîtresse », portrait déchaînant ensuite les foudres jalouses de sa théâtrale maîtresse, qui n’a pas eu, d’entrée, un seul regard pour le beau tableau que peignait son grand artiste d’amant. À l’heure de sa mort, le peintre n’a pas de pensée pour Dieu ni la Vierge, mais pour sa maîtresse dont il évoque voluptueusement «les belles formes » qu’il dépouillait de ses voiles. Mario est beau selon Tosca et même Scarpia. Il n’est pas jusqu’à la Madeleine peinte qui ne soit « trop belle », selon la jalouse et sommaire diva, qui prodigue conseils avisés de scène à Mario pour ce qu’elle croit un beau simulacre artistique d’exécution. Tosca sait exalter le charme bucolique et sensuel de leur nid amoureux, et les deux amants artistes rêvent de répandre « les couleurs » et l’amour sur le monde : l’art et l’amour en somme dont la pieuse cantatrice a chanté le vécu en s’adressant à un Dieu incompréhensible qui la récompense mal à l’heure des douleurs. Des douceurs harmoniques auréolent, sinon de sainteté, de beauté musicale certaines certains passages musicaux du terrible Scarpia, sensible à la beauté de Tosca, et son sens de la beauté, même dans la cruauté, le rédiment un peu, même si son sens du Beau n’est pas forcément celui, platonicien, du Bon et du Vrai. Scarpia exprime, sinon une éthique, une esthétique sadienne du Mal : la conquête violente et non la séduction est son art, l’amant passé par les armes et l’amante en larmes dans son lit, est pour lui jouissance double, trouble. Bref d’un côté un art et un amour simples, simpliste même, comme les deux tourtereaux, et un amour de l’art du mal chez Scarpia, le seul complexe des personnages, brutal, certes, mais les autres bruts d’un seul bloc.
Réalisation et interprétation
Pas un strapontin de libre : le succès populaire d’une œuvre se mesure à son accueil malgré l’écueil d’un manque de recul critique d’un public qui vient à l’Opéra moins pour découvrir que pour voir, revoir, entendre, réentendre sempiternellement les mêmes opéras, dont on l’entend même fredonner irrépressiblement ses airs de prédilection avec une émotion sincère. On aurait donc mauvaise grâce à ne pas lui en rendre car c’est la faveur et la ferveur du public qui font vivre les œuvres, les artistes qui les incarnent. Il faut donc dire que, venue de l’Opéra Royal de Wallonie, cette production est encore un riche choix, aux heures de pénurie, de Claude-Henri Bonnet, Directeur général et artistique de l’Opéra de Toulon, qui a soigneusement sélectionné les œuvres invitées, jusqu’ici sans aucune faille sinon réserves critiques mineures mais nécessaires. Cette Tosca est donc à mettre encore à son palmarès, et à celui de l’équipe artistique homogène qui en fait la qualité.
Située en décors et beaux mais sobres costumes (Michel Fresnay) de l’époque de son action, désormais assez rare pour qu’on le souligne tant l’académisme déjà plus que cinquantenaire de la mode lassante et inlassablement répétée d’arracher les œuvres à leur chronologie narrative, tout converge donc harmonieusement. On salue donc la sagesse et l’intelligence générale de la mise en scène de Claire Servais.
Amas de fleurs à cour, devant le rideau, signalant, à son lever, la statue de la Madone invisible près du prie-Dieu : un signe au long des deux premiers actes effeuillé, malheureusement, avec quelques épines interprétatives. Un grand rideau tombant à jardin, sans doute pour cacher et protéger le tableau que peint Mario sur les marches d’une estrade scénique, souligne sans doute la dimension théâtrale de l’œuvre et de l’héroïne qui semblera vivre et mourir comme au théâtre, réglant ses mises en scènes personnelles.
Beaux décors de Carlo Centolavigna dans l’église « tardo-baroque », de baroque tardif, comme l’on dit en histoire de l’art, de Sant’Andrea della Valle, monumentale, fond ombreux des belles lumières d’Olivier Wery, qui caressent les contours tourmentés des drapés de deux colossales statues dorées de papes sur des socles qu’on dirait tirées de leur première demeure de Saint Jean de Latran et de son enfilade statuaire où le marbre semble en mouvement menaçant au-dessus des têtes des visiteurs : le poids écrasant du pouvoir de l’Église sinon de la religion, la fragile chair contre le marbre. Ces ténèbres entrebâillées laissent percevoir la transparence lumineuse d’une immense horloge rousse, lune maléfique ou astre chronologique d’un temps limité du drame humain mesuré à l’éternité. Lors de l’irruption des enfants, des prêtres et du clergé, pour le grandiose et terrible Te Deum, ce fond s’entrouvre, et l’horloge, auréolée de gloire et de dorure devient un immense ostensoir dont la débauche d’or couvre même les effrayants dignitaires de l’Église statufiés, le modeste miracle de l’Hostie devenant une effroyable machine à écraser : fracas visuel pour la fracassante à frémir musique qui semble magnifier ou maudire l’hymne religieux triomphant sans pitié. C’est le rouleau compresseur de la Contre-Réforme baroque, déjà loin, mais réactivée par la victoire de la réaction contre la Révolution qui pensait, avec Voltaire, « écraser l’infâme ».
Contraste brutal avec l’acte II. On est loin du faste des appartements de Scarpia au Palais Farnèse indiqué par les didascalies précises de l’œuvre. Dans des éclairages livides, une simple table couverte en partie d’une somptueuse nappe en lamé d’argent comme les deux chaises, un carafon et un verre pour le repas ; des murs nus austères ; pour seul ornement, on reconnaît des reproductions des gravures,en bas, des Désastres de la guerre, horribles images de Goya du soulèvement espagnol contre les troupes de Napoléon, plus haut, autant qu’on puisse distinguer, des scènes de torture de Callot ou de graveurs de la Guerre de Trente ans, le dernier grand conflit religieux d’Europe : c’est cohérent pour un représentant de l’ordre noir réactionnaire de l’Europe contre le rouge du libéralisme révolutionnaire. Cependant, cela semble davantage l’intérieur monacal d’un moine soldat que celui d’un tout-puissant prince et ministre de la police, amateur raffiné de bonne chère et de belle chair, savourant du vin d’Espagne, qui s’avoue vénal sans qu’on perçoive guère chez lui de luxueux effets de sa vénalité.
Tosca, avec sa belle robe de scène à traîne rouge arrive, les bras encore chargés de fleurs de son triomphe après avoir chanté sa cantate devant la reine (que vient faire « la » reine dans cette galère papale ? Celle de Naples en visite ?) et l’on comprend, au souvenir de la piété mariale de la diva précédemment, le paradigme floral filé sur deux actes par la metteur en scène quand Scarpia les effeuille rageusement et jette au sol. Mais là, il y a l’épine : lorsque Tosca a tué Scarpia, on s’attend au fameux mimodrame inventé par Sarah Bernhardt et gardé scrupuleusement par les librettistes et Puccini. La pieuse chanteuse, qui a pardonné chrétiennement au bourreau, pose deux candélabres entre le corps et un crucifix sur la poitrine du cadavre. Pas de cierge ici et, pour crucifix un, gigantesque, qui semblera peser comme une menace. On comprend que Claire Servais a voulu mettre sa touche, mais sans nous toucher, et ne touche pas ici le but mais le contrarie : ces roses, chargées de sens et de sentiment avant même le lever de rideau, offertes à la Madone par la diva, la ‘déesse’ au sens précis du terme, reçues en hommage après son concert, déposées ensuite sur le cadavre du « monstre » sadique, « impie », sont plutôt un hommage qu’un acte pieux d’une dévote personne.
Giuliano Carella, qui enflamme de sa passion un orchestre de l’Opéra de Toulon transcendé, avait disposé sur deux baignoires d’avant-scène face à face, donc quatre, certains instruments débordant de la sorte de la fosse : dans la géométrie à l’italienne de la salle en U, on est embrassé, embrasé par l’étreinte irrépressible de la musique, on y baigne à certains moments, dans un effet de stéréophonie qui arrache ces pupitres déplacés à la perception habituelle forcément spatialisée de la direction du son venu d’une plus lointaine place invisible. Ainsi, toute la délicatesse scintillante du xylophone d’étoiles de fin de nuit, préludant l’aubade des cloches de Rome, auréolant de douceur la charmante chanson modale du petit pâtre par l’adorable et naïve voix de Carla Fratini, parenthèse de fraîcheur après le paroxysme de l’acte précédent. Il soulève le flot torrentiel souvent de la musique, mais le contient pour n’y pas noyer les interprètes très sollicités mais traités avec sollicitude par un chef à la fois symphoniste et lyriquement italien, attentif aux chanteurs. La masse orchestrale n’estompe pas les joyaux intimistes des couleurs et le chef caresse les courbes voluptueuses de certaines lignes. Du grand art.
Silhouette éphémère, l’Angelotti de Federico Benetti réussit à marquer sa présence par son beau timbre de basse. Plus présent, le sacristain bougon de Jean-Marc Salzmann évite intelligemment la caricature par un jeu sans outrance. Le duo de sbires, âmes damnées de Scarpia, le Spoletta de Joe Shovelton et le Sciarrone de Philippe-Nicolas Martin échappent aussi à la caricature habituelle et le geôlier de Jean Delobel est la dernière silhouette de ces comparses nécessaires. On connaît la puissance vocale torrentielle du baryton mexicain Carlos Almaguer. La metteur en scène en joue habilement à l’acte II dans lequel cet adepte avoué brutalement de la conquête violente tente de violer Tosca sur la table de son repas où il la voulait au menu, pour la dévorer sans doute plus que pour la déguster. C’est un rouleau compresseur terrifiant comme l’ordre qu’il représente. Cependant, ce paroxysme, on ne le dit pas, semble contradictoire dans ce personnage si anti-séducteur déclaré avec la stratégie d’araignée machiavélienne du premier acte qui requiert les nuances de la ruse. Mais le chanteur nous emporte dans le torrent de sa voix.
Le ténor italien Giuliano Stefano La Colla déploie un timbre d’un beau métal, plein, sonore, mais d’une pièce au premier acte. Dans le second son la éclatant de « Vittoria ! Vittoria ! » est un superbe cri de triomphe insolent et solaire face à la nuit de l’oppression. Dans son lamento sensuel et nostalgique de la fin, il sait faire passer des nuances poétiques des plus touchantes et ne cède pas à la grandiloquence mélodramatique, contenant une émotion par là plus émouvante encore. Dans le rôle-titre, on retrouve avec bonheur la soprano roumaine Cellia Costea, dont on avait apprécié ici même l’Amelia délicate de Simone Boccanegra, voix large, égale et colorée. Elle semble un peu scéniquement perdue en cette première au premier acte. Cependant, cela ne diminue en rien la beauté expressive de la voix et son « Vissi d’arte » introspectif, parenthèse poétique et humaine dans l’horreur du moment, sur cette table du sacrifice où Scarpia veut la violenter est déchirant de sensibilité sans effet vériste, avec une dignité qui s’affirme dans sa plénitude morale et physique lorsqu’elle se remet fièrement sur pied. On salue le livret du programme toujours intéressant de l’Opéra de Toulon.
Compte rendu, opéra. Toulon, Opéra, le 3 avril 2016. Puccini : Tosca : Cellia Costea… Giuliano Carella. Claire Servais.
Tosca de Puccini à l’Opéra de Toulon, les 3, 5 et 8 avril 2016.
Opéra en trois actes, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica,
d’après la pièce de Victorien Sardou,
Orchestre, chœurs et maîtrise de l’Opéra de Toulon (Chef de chœur : Christophe Bernollin).
Direction musicale : Giuliano Carella
Mise en scène : Claire Servais. Décors : Carlo Centolavigna. Costumes : Michel Fresnay.
Lumières Olivier Wery.
Distribution :
Floria Tosca : Cellia Costea ; Mario Cavaradossi : Stefano La Colla ; Baron Scarpia : Carlos Almaguer ; Cesare Angelotti : Federico Benetti ; Spoletta : Joe Shovelton ; Sciarrone : Philippe-Nicolas Martin ; Le sacristain : Jean-Marc Salzmann ; Le geôlier : Jean Delobel ; un pâtre : Carla Fratini.
Photo : © Frédéric Stéphan