COMPTE-RENDU, opéra. TOULON, le 1er janvier 2019. ROSSINI : Le barbier de Séville. Hempel / Sinivia.

COMPTE-RENDU, opéra. TOULON, le 1er janvier 2019. ROSSINI : Le barbier de Séville. Hempel / Sinivia. « Bravo, bravissimo », applaudissais-je après avoir savouré dans sa plénitude cette production du Barbiere di Siviglia dans le cadre grandiose du théâtre antique d’Orange lors des dernières Chorégies, le 31 juillet. Puisque les productions tournent, se reprennent, il n’y a pas de raison de ne pas reprendre des introductions aux articles critiques d’œuvres qui demeurent immuables, éternelles, malgré les traitements que leur appliquent ou infligent, malgré les temporalités diverses que leur imposent les metteurs en scène au goût du jour. En voici quelques lignes qui donneront la mesure du passage d’un plein air immense à l’espace clos, plus intime, de l’Opéra de Toulon.

 
 
 

d’un plein air immense à l’espace clos…

 
 
 
marseille-toulon-opera-barbier-de-seville-critique-opera-critique-concert-actu-musique-classique-classiquenews

 
 
 

« Carrément drôle. Un Barbier de qualité. Au carré. Sinon une coupe au carré, un Barbier au carré, au sens mathématique, dont la puissance se multiplie par elle-même, dans cette réalisation, par ce que nous appelons en littérature et en art une mise en abyme, l’incrustation d’une réplique plus petite du même dans son double plus grand : théâtre dans le théâtre et cinéma dans le cinéma. L’immense plateau d’Orange contient un plateau de cinéma filmant en live un Barbiere di Siviglia qui se projette en même temps, in situ, sur l’écran du mur de scène côté cour. Ajoutons les caméras de la télévision qui filment l’ensemble, et souvent, les chanteurs acteurs du vrai film se regardant jouer les uns les autres. C’est un vertigineux et virtuose jeux de miroirs et d’images tel que l’invente le génie du Don Quichotte de Cervantès, qui aurait fasciné Umberto Eco. Et cela, contrairement à tant de mises en scènes prétendument modernes qui torturent le texte et le contexte, toute cette complexité de construction semble couler de source et dans un respect absolu de la musique et, comme Orange offre le privilège d’entendre et de voir la musique se faire sous nos yeux et oreilles dans l’immense fosse orchestrale ouverte, c’en est une exaltation, une sublimation voluptueuse autant qu’intellectuelle. Une réussite. » Tout se voyait, tout s’entendait.

 
 
 

Toulon

Dans mon émission radio de présentation de cette production à Toulon, j’émettais quelques craintes sur ce passage du gigantesque au confidentiel à cette échelle. Craintes vaines : certes, dans l’espace réduit du plateau de Toulon, plus de Cadillac à cour ni de caravane pour acteurs à jardin, plus d’écran où se projette pratiquement in extenso le film qui se tourne, mais, dans cette douillette coquille, comme un œuf plein à craquer,la petite Fiat 500, la Vespa pimpante et piquante de Figaro semblent ici être chez elles, et il y a une telle inventivité, une intelligence si joyeuse encore à cette adaptation en vase clos de la production d’Orange que, sans la faire certes oublier, elle ne la fait pas regretter, notre joie étant entière encore dans ce merveilleux enfantillage délectable que nous offrent des artistes qui jouent à réveiller le jeu en nous, notre irrépressible part et besoin d’enfance : enfance éternelle de l’art.

 
 
 

L’œuvre

________________________________________________________________________________________________

C’est une histoire espagnole imaginée par un Français, immortalisée en musique par un Italien en 1816. Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile, écrit par Beaumarchais en 1775, s’inspire de Molière et son École des femmes, qui s’inspire du théâtre espagnol. C’est une pièce prérévolutionnaire. Figaro, même s’il n’est pas encore le rival plébéien du Comte comme dans le futur Mariage de Figaro mais seulement son valet complice, a déjà une importance et une joyeuse impertinence qui lui donnent le premier rôle, le rôle-titre, joli renversement de la hiérarchie sociale : le valet passe devant le maître, le roturier devant le noble, s’affiche.
La précaution inutile,‘l’inutile precauzione’, des sous-titres, c’est celle du tyrannique patriarche, battue en brèche par l’obstination amoureuse du Comte Almaviva, les ruses de Figaro, le triomphe enfin de Rosine sur le barbon jaloux qui la cloître et convoite : c’estle complot des jeunes, la révolte surtout de la femme contre la loi patriarcale des vieillards détenteurs du pouvoir, révolution des femmes ratée en 1789, frustrées du suffrage universel, et même aujourd’hui pas entièrement aboutie pour ce qui est de l’égalité et de la parité.
Beaumarchais, de retour d’Espagne, en avait fait d’abord une sorte de tonadilla, petite œuvre lyrique espagnole typique, parlée, chantée, dansée, le pendant musical de l’univers joyeux des tapisseries de Goya. L’échec de son espagnolade amena Beaumarchais à en faire la comédie de Figaro qui se mit en quatre (quatre actes et non cinq, échec de la première mouture) pour plaire.
Le célèbre compositeur Giovanni Paisiello en avait déjà tiré un célèbre opéra, Il barbiere di Siviglia en 1782 ; on l’estimait indépassable. Le jeune Rossini s’attaque à gros en défiant ce succès : on le lui fait payer lors de la première en 1816, un échec comme la première version de Beaumarchais. Une cabale s’était liguée contre lui, des incidents fâcheux jalonnèrent la représentation : Manuel García, qui, en bon Espagnol s’accompagnait à la guitare pour la sérénade ou, plutôt, l’aubade du Comte Almaviva pour éveiller Rosine, cassa une corde ; la basse jouant Basile se cassa le nez, du moins saigna d’une chute ; un chat traversa malencontreusement la scène, faisant miauler la salle de rire où il y en avait bienplus d’un.

 
 
 

Clins d’œil hispaniques

________________________________________________________________________________________________

Mais vite, la vivacité, l’inventivité, la virtuosité vertigineuse de cet opéra l’imposèrent sans conteste comme le chef-d’œuvre de l’opéra-bouffe. À une oreille hispanique, par ailleurs spécialisée en tonadillas et zarzuelas, son rythme crépitant, pétille d’identifiables cadences espagnoles sans doute soufflées ou écrites par le grand chanteur et compositeur Manuel García, père des fameuses Malibran et Pauline Viardot, dont on a lieu de croire qu’il participa à cette œuvre rapide (quinze jours) au-delà d’une première ouverture perdue : la strette de l’air d’entrée de Figaro « bravo, bravissimo fortunatissimo », a le martelé d’un zapateadoendiablé, l’indication de sa boutique « cinque parrucche » devient un dansable boléro, sans parlerde celuiexplicite du chœur du vaudeville final dont on s’étonne que le programme le présente comme…une polonaise. Mais Rossini, faut-il le rappeler, était le mari de la cantatrice espagnole Isabel Colbrán, et a composé au moins deux vertigineuses chansons espagnoles.

 
 
 

Réalisation et interprétation
________________________________________________________________________________________________

On entre dans la salle, on prend place, en découvrant, sur la scène du théâtre, le cinéma : un studio de Cinecittá, où se presse et s’empresse un flux innombrable de machinistes, de techniciens, affairés déjà à monter, peindre, placer un décor, régler des lumières, manœuvrer les projos, les caméras, le moniteur de contrôle, la machine à ventilo, à brouillard ; les preneurs de sons tendent la perche et nous, l’oreille à des musiques légères, au brouhaha italinissime de ces artistes et artisans s’interpelant à grands renforts de cris pour s’entendre : la fièvre bruyante d’un tournage. Au milieu, capitaine dans la houle de la foule, le metteur en scène portevoix à la main pour lancer ses ordres et intimer silence, n’usant guère son fauteuil pliable à son nom, le metteur en scène : il parlera ensuite du fond de la salle pour dire la fin des prises, qui sont annoncées, numérotées pour le montage, acte par acte, scène à scène, par le clap.
Porte-manteaux des costumes, scripte attentive au jeu, son tableau et crayon à la main. Tubes italiens des années 50/60, années non seulement de la fameuse comédie italienne cinématographique, mais aussi du célèbre Festival de San Remo de la chanson (1951) qui donna au monde tant de succès : Verso l’estate, Volare, Nel blu dipinto di blu (1958), là, souvenirs d’Orange mêlés, rangaines italiennes pour la couleur locale, un peu de twist (début 60) pour l’internationale. Fétiches de ces années 60, une Fiat 500 rouge (créée en 1957), déboulera, bourrée comme un œuf des musiciens de la sérénade du Comte Almaviva et nous aurons aussi l’inoubliable et inusable Vespa de Figaro qui viendra avec son seau de colle placarder des affiches de pub pour son salon de coiffure et autres choses.
Le cinéma est une industrie qui tourne à plein à cette belle époque, âge d’or du cinéma italien et l’on voit déambuler, moins qu’à Orange, bien sûr, des figurants échappés d’autres tournages, un centurion arraché de quelque péplum voisin pour la pause-café, un curé, un délicieux ragazzo, espiègle enfant de chœur.
Avant même donc que ne commence l’opéra, sur le plateau, c’est tout l’apparent désordre effervescent italien qui se résout toujours, quand on le connaît bien, par une miraculeuse et efficace improvisation de dernière minute sur le fil du rasoir, désordre plutôt présidé, secrètement, par un ordre supérieur sous la brouillonne apparence de bricolage à donner des boutons aux sérieuses gens du nord. Mais à Toulon, on est en proche pays de connaissance. On imagine facilement aussi que le montage d’un opéra de ce type en son temps devait relever aussi de cette joyeuse, nerveuse et incernable agitation créatrice. Sans parler de la vitesse prestissime avec laquelle Rossini écrivait sa musique, celle-ci en particulier. Une belle adéquation à la réalité de la création d’autrefois, loin de la sacralité avec laquelle, souvent, on traite, et maltraite des œuvres confites dans une dévotion mal comprise, dans un respect sans chaude sympathie, momificateur.
Le décor (Adriano Sinivia et Enzo Ioro) de l’opéra lui-même, est constitué de quelques modules simples astucieusement mobiles, déplacés à vue en fonction de leur fonction : façade de la maison de Bartolo et Rosina, place publique, puis, retournés, intérieur de l’appartement : endroit et envers du décor, littéralement, sous nos yeux, émerveillés du jeu.Les costumes sont également d’Enzo Ioro (qui campe par ailleurs un Ambrogio muet mais hilarant) référant aussi aux années 60, et l’on pense aux films joyeux de Vittorio de Sica, avec leuramour, humour et fantaisie.
Les lumières, ici deFabrice Kebour, complètent et prolongent tout ce jeu sur l’image, nuit, aube, jour, scène infernale rouge de folie générale et policière. Les vidéos de Gabriel Grinda, à défaut de l’écran géant d’Orange qui faisait défiler le film en train de se faire, se projettent sur les murs des décors, les animant du rêve de Figaro (pluie de billets au rythme étourdissant de son zapateado « Bravo, bravissimo… » ), celui de mariage de Bartolo, clins d’œil rapides au cinéma italien, figurant en gros plan les visages expressifs de certains acteurs, permettant habilement aux spectateurs du fond de voir l’expression physique des chanteurs, visualisant l’effondrement du mur le tremblement de terre annoncé, pendant le coup de canon vocal de l’air de la calomnie, la tempête du dernier acte, etc. Et tout cela fait sens sur le son, ravissant les oreilles et les yeux, sans les dérouter, les uns des autres comme souvent des mises en scène qui, occupant trop le regard et l’espace, distraient de la musique.
On ne peut que répéter note admiration pour l’intelligence des moyens modernes mis au service d’une œuvre qui n’en est pas écrasée mais exaltée dans toutes les dimensions de sa multiple théâtralité. Avec tout ce matériel, ces appareils, tout cet appareillage, aucune lourdeur mais une légèreté brillante, une élégance dans l’humour : rossinienne en somme. Tirant toutes les ficelles de ce complexe édifice, sans parler du jeu d’acteurs digne du meilleur de la comédie italienne, sans un temps mort, Adriano Sinivia signe ainsi encore, dans un espace réduit, une mise en scène ouverte digne d’un prestidigitateur. Il nous place dans l’action qui se déroule sous nos yeux et dans les coulisses de l’action, dans l’œuvre finie et fignolée et l’œuvre en train de se faire.
Du fond du théâtre ici, il lance : « Azzione ! », on tourne et, sur l’ouverture, le générique du film opéra défile sous nos yeux, avec la présentation en gros plan, à l’ancienne, des héros comme se déploie la musique. On aura aussi les « Coupez ! » de fin de scène, articulant au mieux, littéralement, le découpage en scènes et séquences.
Les trouvailles s’enchaînent gaîmant, trop nombreuses pour les dire toutes. Entre autres, hilarante de subtilité, scène des plus drôles, secret de derrière la caméra qui nous est révélé : Figaro et le Comte, partant en trombe sur la Vespa immobile tandis que défile, derrière eux, à toute allure, le film de la route supposée parcourue, que le ventilo souffle sur leurs cheveux pour donner l’illusion du vent de la vitesse, avec le magique résultat, sur l’écran du mur où se projette le film, d’une course poursuite à laquelle nous habitue l’illusion fabriquée du cinéma : témoins et complices de l’artifice, nous tombons avec bonheur dans le jeu et sa magie, même dévoilée.

 
 
 

barbier-de-seville-rossini-opera-touln-marseille-critique-opera-concerts-festival-actualites-infos-musique-classique-classiquenews

 
 
 
On en aura vu des réalisations du Barbier de Séville ! On en aura vu des Rosines remarquables, admirables, inoubliables. Pourtant, il faut oser le dire, je n’ai guère de souvenir de plateau si homogène musicalement, vocalement, scéniquement.
Dès l’entrée, à la direction musicale, le nordique Jurjen Hempel, en grand chef de tous les climats musicaux, de sa baguette magique fait pétiller un Orchestre de l’Opéra de Toulon au mieux de légères couleurs méditerranéennes, rossiniennes. On s’amuse d’entendre comment cette ouverture, à laquelle on a rétrospectivement identifié le Barbier, alors qu’elle avait déjà servi à Rossini pour deux dramatiques opéras sérias, avec un début haletant, angoissant, est habilement amenée par le chef, avec ses impertinentes et piquantes flûtes, ses tempi capricants dans sa seconde partie, vers ce bouffe apposé qui nous ravit. Pas un temps mort, une vivacité de tous les instants, imposants, aux chanteurs, un rythme sans défaillance, et ils n’en auront aucune, du dernier au premier.
Participant aux décors, auteur des costumes, comment ne pas saluer encore ici Enzo Ioro qui joue en plus un Ambrogio, muet, domestique stylé et endormi, sauf lorsqu’il intègre les moments de folie de groupe, prêt à faire le coup de feu pour son tyrannique maître Bartolo ? Un officier plein de rude et drôle prestance, c’est Jean-Yves Lange, issu avec bonheur des chœurs pleins de fougue mais contrôlés de Christophe Bernollin. Le baryton Mathieu Gardonest un Fiorello, à belle voix, meneur de la clique claquante, caquetante, tonitruante, des musiciens débridés de l’aubade, personnage pas simplement éphémère, intelligemment utilisé par le metteur en scène comme comparse et complice du Comte, amant ou amoureux de Berta l’esseulée plaintive, qui tire apparemment bien son épingle amoureuse du jeu tout en ne paraissant que spectatrice, du haut de son chaste balcon à son corps défendant ou défendu,d’un univers érotisé où tout invite à la jouissance, prostituée, maquerelle dépêchant un billet, marin en goguette, intrigues matrimoniales de la maison. C’est, au-delà de toute la machine technique de cette mise en scène, une des réussites de l’intelligence humaine de la mise en scène qui, malgré des allurescaricaturales de servante aigrie ou résignée, fait de Berta, campée remarquablement par Dima Bawab, un vrai personnage existant au-delà de son air unique de laissée pour compte mélancolique : l’humanité nichée dans le bouffe.
Don Basilio, personnage d’intrigant inquiétant sauvé finalement de la noirceur maléfique par son opportunisme intéressé comique, est incarné par la basse Ivo Stanchev, à la puissancesuffisante pour justifier ces images cataclysmiques qui illustrent son insidieux, insinuant conseil de Machiavel musicien, crescendo strophique et catastrophique éclat de victoire terrifiante sur le calomnié écrasé sous la calomnie.
Bartolo, baryton bouffe, dans cette production, est digne d’un personnage de comédie italienne parfaitement en place dans un film : Pablo Ruiz en endosse la digne veste bourgeoise avec aisance scénique et vocale :la strette véloce de son grand air à Rosine est admirable de clarté musicale et de diction, ce qui est une prouesse dans le débit rapidissime imposé justement par le chef.
Avec une méconnaissance un peu affligeante de la technique d’époque de, littéralement, fabrication d’un opéra, qui se faisait à un rythme pratiquement de production industrielle, dont Rossini est le parfait exemple, au nom de la mode actuelle d’une fidélité naïvement sacralisée à l’original de l’opéra (très discutable pour ce type d’œuvre), à la fin, quand la voix du ténor est compréhensiblement bien fatiguée, on lui inflige le pensum d’un air (« Cessa di piu resistere…»), interminable et horriblement difficile, inutile à l’action déjà conclue. Rossini lui-même, intelligiblement, l’avait supprimé dès la reprise de son opéra en Italie pour en faire le feu d’artifice final de la Cenerentola. En effet, comment peut-on prétendre à une fidélité textuelle à la partition quand on oublie que ce rôle même du Comte fut créé par un baryton ténorisant, il est vrai virtuose, qui chantait aussi Don Giovanni, Manuel García ? Ce n’est que la décadence du bel canto entraîné par le wagnérisme et le vérisme que les voix graves devinrent incapables de vocaliser. Le miracle, ici, c’est que le Comte Almaviva de Juan José de León, sans rien sacrifier de sa part tout au long de l’œuvre, se donnant entièrement au jeu et au chant, avec une voix solide qu’il sait alléger, conserve une fraîcheur, une agilité qui lui permet de se tirer, de manière éblouissante, de cette inutile épreuve finale.
Pour les voix féminines, depuis le retour à la partition première et au ton originel de Rossini par la mythique Conchita Supervia dans les années 30, la restauration de la partition critique d’Alberto Zedda, reprise par le travail de Claudio Abbado et Teresa Berganza plus tard, il y a toute une génération de chanteuses belcantistes aux voix graves mais vocalisantes voulues par Rossini qui sont parfaitement à l’aise aujourd’hui dans ce style et couleur de chant. Or, on a beau garder en mémoire tant de belles Rosines, celle de Ginger Costa-Jackson nous apparaît exceptionnelle : sa voix, pleine sans être lourde, a une couleur hispanique, sensuelle, charnelle mais sans aucune vulgarité, vocalisant comme en se riant des difficultés dont se hérisse la partition. C’est une Rosine d’une évidence idéale, picaresque plus que canaille,dont tout le corps, geste, visage, regard, fait sens. Loin d’être une oie blanche, elle se définit comme « une vipère » si besoin pour défendre ses intérêts, et on la croit sans peine à la façon dont elle prend la farine, la disperse orageusement, rageusement pétrit la pâte à pizza avec un rouleau à pâtisserie dont elle fait un possible rouleau compresseur contre son oppresseur de tuteur dans une scène encore hilarante où, avec Berta, on la voit préparer le rituel repas italien, le vérisme humoristique faisant intrusion dans le lyrisme belcantiste efflorescent.
Figaro arrive pétaradant dans sa Vespa, chasse d’un revers de main le petit moucheron, le fripon petit garçon, se met à coller, placarder une affiche, non un placard politique subversif, mais une belle et habile pub pour sa boutique (devenue, à la fin, affiche du film) : l’évidence d’un personnage d’emblée comme son air déjà triomphant, qui tient déjà le haut de l’affiche.Vincenzo Nizzardo, grand, svelte et beau, donne une inhabituelle noble allure à ce Figaro dont on découvrira, dans la suite, avec son Mariage et Noces, qu’il n’est pas un rustique plébéien mais un aristocrate arraché enfant à sa famille. Mais, de toute façon, noble ou pas, il a la seule noblesse qui compte, celle de l’intelligence, l’aristocratie de l’esprit, ne devant rien à sa naissance comme le Comte mais tout à son travail, à son industrie. Et ce chanteur a une telle facilité dans le chant, les vocalises terribles que l’on ne sent nullement l’effort, dans tant d’aisance fruit justement du travail.
Ce grand repas de noces aux spaghettis tandis que les mariés vainqueurs convolent et s’envolent sur la Fiat 500 du début est une scène finale, fellinienne, digne de ce cinéma ici célébré.
Superbe fin et début d’année !

 
 
 

________________________________________________________________________________________________

COMPTE-RENDU, opéra. TOULON, le 1er janvier 2019. ROSSINI : Le barbier de Séville. Hempel / Sinivia.

Pièce française, histoire espagnole, comédie italienne
IL BARBIERE DI SIVIGLIA
(Rome, 1816)
Opéra-bouffe en deux actes
de Gioacchino Rossini
Livret de Cesare Sterbini
d’après
Le Barbier de Séville de Beaumarchais

Opéra de Toulon,
28, 30 décembre 2018, 1erjanvier 2019
ll barbiere di Siviglia de Rossini

Direction musicale : Jurjen Hempel
Mise en scène et décors : Adriano Sinivia. Décors et costumes : Enzo Iorio
Lumières : Fabrice Kebour
Vidéos : Gabriel Grinda

Rosina : Ginger Costa-Jackson ; Berta : Dima Bawab.
Le comte Almaviva : Juan José de León ;
Figaro : Vincenzo Nizzardo ;
Bartolo : Pablo Ruiz ; 
Basilio : Ivo Stanchev ;
Fiorillo : Mathieu Gardon
Un officier :Jean-Yves Lange.
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Toulon
Production Opéra de Lausanne
Photos : © Frédéric Stéphan

1. Départ à Vespa du Comte à chapeau et Figaro ;
2. Banquet de noce et départ des mariés.

________________________________________________________________________________________________

Compte rendu / critique, opéra. Toulon, Opéra, le 3 avril 2016. Puccini : Tosca : Cellia Costea… Giuliano Carella. Claire Servais.

Compte rendu / critique, opéra. Toulon, Opéra, le 3 avril 2016. Puccini : Tosca : Cellia Costea… Giuliano Carella. Claire Servais. L’œuvre. Les Å“uvres du répertoire se répètent sur les scènes, on ne peut qu’en répéter la présentation, le renouvellement n’étant que dans la représentation et la l’interprétation nouvelles, sinon toujours neuves. Puccini ouvre le XXe siècle lyrique avec la création de sa Tosca à Rome, en 1900, évoquant les tragiques événements d’un jour de juin 1800 dans la même ville. Les monarchistes réactionnaires, ignorant encore la victoire de Bonaparte à Marengo, alors porteur des idéaux de la révolution française, célèbrent dans la Ville éternelle leur pouvoir retrouvé, comme on a fêté dans le sang, l’année précédente, la fin de la brévissime République parthénopéenne de Naples par la restauration royaliste sans pitié appuyée par l’Autriche.

L’ancien Consul de l’éphémère République romaine, Angelotti, évadé du château Saint-Ange, trouve un premier refuge dans l’église de Sant’Andrea della Valle auprès de Mario Cavaradossi, peintre voltairien, libéral, amant de Floria Tosca, cantatrice célèbre et jalouse. Cette dernière est vainement désirée par le baron Scarpia, impitoyable chef de la police d’état, sorte de machiavélique Fouchet romain. Jouant sadiquement de la torture physique de l’amant et morale de l’amante, Scarpia réussira à anéantir les deux amis républicains et les amants vivant d’art et d’amour, même après son assassinat par la cantatrice. Le livret de Giacosa et Illica, d’une remarquable concision, est tiré d’un drame (1887) de Victorien Sardou, célèbre dramaturge en son temps, qui aura l’élégance de reconnaître l’opéra supérieur à pièce, pourtant triomphalement défendue par Sarah Bernhardt dans le monde entier. L’histoire lui donne raison : on joue partout l’opéra qui, seul, nous rappelle son drame, irreprésentable aujourd’hui.

 

Tosca à l’Opéra de Toulon en avril 2016

D’art et d’amour

tosca-toulon-opera-avril-2016-critique-review-classiquenews-582À bien lire le texte, je l’ai déjà dit, j’y retrouve avec plaisir un culte voluptueux de la beauté : Tosca est belle selon son amant, « trop belle  et trop aimante» selon Scarpia. Mario, dans son premier air, médite sur la mystérieuse harmonie entre les beautés diverses fondues par l’art, celle de la femme blonde aux yeux d’azur qui prie, qu’il prend subrepticement pour modèle de sa Madeleine, et celle de la brune Floria aux yeux noirs, sa « ardente maîtresse », portrait déchaînant ensuite les foudres jalouses de sa théâtrale maîtresse, qui n’a pas eu, d’entrée, un seul regard pour le beau tableau que peignait son grand artiste d’amant. À l’heure de sa mort, le peintre n’a pas de pensée pour Dieu ni la Vierge, mais pour sa maîtresse dont il évoque voluptueusement «les belles formes » qu’il dépouillait de ses voiles. Mario est beau selon Tosca et même Scarpia. Il n’est pas jusqu’à la Madeleine peinte  qui ne soit « trop belle », selon la jalouse et sommaire diva, qui prodigue conseils avisés de scène à Mario pour ce qu’elle croit un beau simulacre artistique d’exécution. Tosca sait exalter le charme bucolique et sensuel de leur nid amoureux, et les deux amants artistes rêvent de répandre « les couleurs » et l’amour sur le monde : l’art et l’amour en somme dont la pieuse cantatrice a chanté le vécu en s’adressant à un Dieu incompréhensible qui la récompense mal à l’heure des douleurs. Des douceurs harmoniques auréolent, sinon de sainteté, de beauté musicale certaines certains passages musicaux du terrible Scarpia, sensible à la beauté de Tosca, et son sens de la beauté, même dans la cruauté, le rédiment un peu, même si son sens du Beau n’est pas forcément celui, platonicien, du Bon et du Vrai. Scarpia exprime, sinon une éthique, une esthétique sadienne du Mal : la conquête violente et non la séduction est son art, l’amant passé par les armes et l’amante en larmes dans son lit, est pour lui jouissance double, trouble. Bref d’un côté un art et un amour simples, simpliste même, comme les deux tourtereaux, et un amour de l’art du mal chez Scarpia, le seul complexe des personnages, brutal, certes, mais les autres bruts d’un seul bloc.

Réalisation et interprétation
Pas un strapontin de libre : le succès populaire d’une œuvre se mesure à son accueil malgré l’écueil d’un manque de recul critique d’un public qui vient à l’Opéra moins pour découvrir que pour voir, revoir, entendre, réentendre sempiternellement les mêmes opéras, dont on l’entend même fredonner irrépressiblement ses airs de prédilection avec une émotion sincère. On aurait donc mauvaise grâce à ne pas lui en rendre car c’est la faveur et la ferveur du public qui font vivre les œuvres, les artistes qui les incarnent. Il faut donc dire que, venue de l’Opéra Royal de Wallonie, cette production est encore un riche choix, aux heures de pénurie, de Claude-Henri Bonnet, Directeur général et artistique de l’Opéra de Toulon, qui a soigneusement sélectionné les œuvres invitées, jusqu’ici sans aucune faille sinon réserves critiques mineures mais nécessaires. Cette Tosca est donc à mettre encore à son palmarès, et à celui de l’équipe artistique homogène qui en fait la qualité.
Située en décors et beaux mais sobres costumes (Michel Fresnay) de l’époque de son action, désormais assez rare pour qu’on le souligne tant l’académisme déjà plus que cinquantenaire de la mode lassante et inlassablement répétée d’arracher les œuvres à leur chronologie narrative, tout converge donc harmonieusement. On salue donc la sagesse et l’intelligence générale de la mise en scène de Claire Servais.

Amas de fleurs à cour, devant le rideau, signalant, à son lever, la statue de la Madone invisible près du prie-Dieu : un signe au long des deux premiers actes effeuillé, malheureusement, avec quelques épines interprétatives. Un grand rideau tombant à jardin, sans doute pour cacher et protéger le tableau que peint Mario sur les marches d’une estrade scénique, souligne sans doute la dimension théâtrale de l’œuvre et de l’héroïne qui semblera vivre et mourir comme au théâtre, réglant ses mises en scènes personnelles.
Beaux décors de Carlo Centolavigna dans l’église « tardo-baroque », de baroque tardif, comme l’on dit en histoire de l’art, de Sant’Andrea della Valle, monumentale, fond ombreux des belles lumières d’Olivier Wery, qui caressent les contours tourmentés des drapés de deux colossales statues dorées de papes sur des socles qu’on dirait tirées de leur première demeure de Saint Jean de Latran et de son enfilade statuaire où le marbre semble en mouvement menaçant au-dessus des têtes des visiteurs : le poids écrasant du pouvoir de l’Église sinon de la religion, la fragile chair contre le marbre. Ces ténèbres entrebâillées laissent percevoir la transparence lumineuse d’une immense horloge rousse, lune maléfique ou astre chronologique d’un temps limité du drame humain mesuré à l’éternité. Lors de l’irruption des enfants, des prêtres et du clergé, pour le grandiose et terrible Te Deum, ce fond s’entrouvre, et l’horloge, auréolée de gloire et de dorure devient un immense ostensoir dont la débauche d’or couvre même les effrayants dignitaires de l’Église statufiés, le modeste miracle de l’Hostie devenant une effroyable machine à écraser : fracas visuel pour la fracassante à frémir musique qui semble magnifier ou maudire l’hymne religieux triomphant sans pitié. C’est le rouleau compresseur de la Contre-Réforme baroque, déjà loin, mais réactivée par la victoire de la réaction contre la Révolution qui pensait, avec Voltaire, « écraser l’infâme ».
Contraste brutal avec l’acte II. On est loin du faste des appartements de Scarpia au Palais Farnèse indiqué par les didascalies précises de l’œuvre. Dans des éclairages livides, une simple table couverte en partie d’une somptueuse nappe en lamé d’argent comme les deux chaises, un carafon et un verre pour le repas ; des murs nus austères ; pour seul ornement, on reconnaît des reproductions des gravures,en bas, des Désastres de la guerre, horribles images de Goya du soulèvement espagnol contre les troupes de Napoléon, plus haut, autant qu’on puisse distinguer, des scènes de torture de Callot ou de graveurs de la Guerre de Trente ans, le dernier grand conflit religieux d’Europe : c’est cohérent pour un représentant de l’ordre noir réactionnaire de l’Europe contre le rouge du libéralisme révolutionnaire. Cependant, cela semble davantage l’intérieur monacal d’un moine soldat que celui d’un tout-puissant prince et ministre de la police, amateur raffiné de bonne chère et de belle chair, savourant du vin d’Espagne, qui s’avoue vénal sans qu’on perçoive guère chez lui de luxueux effets de sa vénalité.
Tosca, avec sa belle robe de scène à traîne rouge arrive, les bras encore chargés de fleurs de son triomphe après avoir chanté sa cantate devant la reine (que vient faire « la » reine dans cette galère papale ? Celle de Naples en visite ?) et l’on comprend, au souvenir de la piété mariale de la diva précédemment, le paradigme floral filé sur deux actes par la metteur en scène quand Scarpia les effeuille rageusement et jette au sol. Mais là, il y a l’épine : lorsque Tosca a tué Scarpia, on s’attend au fameux mimodrame inventé par Sarah Bernhardt et gardé scrupuleusement par les librettistes et Puccini. La pieuse chanteuse, qui a pardonné chrétiennement au bourreau, pose deux candélabres entre le corps et un crucifix sur la poitrine du cadavre. Pas de cierge ici et, pour crucifix un, gigantesque, qui semblera peser comme une menace. On comprend que Claire Servais a voulu mettre sa touche, mais sans nous toucher, et ne touche pas ici le but mais le contrarie : ces roses, chargées de sens et de sentiment avant même le lever de rideau, offertes à la Madone par la diva, la ‘déesse’ au sens précis du terme, reçues en hommage après son concert, déposées ensuite sur le cadavre du « monstre » sadique, « impie », sont plutôt un hommage qu’un acte pieux d’une dévote personne.
Giuliano Carella, qui enflamme de sa passion un orchestre de l’Opéra de Toulon transcendé, avait disposé sur deux baignoires d’avant-scène face à face, donc quatre, certains instruments débordant de la sorte de la fosse : dans la géométrie à l’italienne de la salle en U, on est embrassé, embrasé par l’étreinte irrépressible de la musique, on y baigne à certains moments, dans un effet de stéréophonie qui arrache ces pupitres déplacés à la perception habituelle forcément spatialisée de la direction du son venu d’une plus lointaine place invisible. Ainsi, toute la délicatesse scintillante du xylophone d’étoiles de fin de nuit, préludant l’aubade des cloches de Rome, auréolant de douceur la charmante chanson modale du petit pâtre par l’adorable et naïve voix de Carla Fratini, parenthèse de fraîcheur après le paroxysme de l’acte précédent. Il soulève le flot torrentiel souvent de la musique, mais le contient pour n’y pas noyer les interprètes très sollicités mais traités avec sollicitude par un chef à la fois symphoniste et lyriquement italien, attentif aux chanteurs. La masse orchestrale n’estompe pas les joyaux intimistes des couleurs et le chef caresse les courbes voluptueuses de certaines lignes. Du grand art.
Silhouette éphémère, l’Angelotti de Federico Benetti réussit à marquer sa présence par son beau timbre de basse. Plus présent, le sacristain bougon de Jean-Marc Salzmann évite intelligemment la caricature par un jeu sans outrance. Le duo de sbires, âmes damnées de Scarpia, le Spoletta de Joe Shovelton et le Sciarrone de Philippe-Nicolas Martin échappent aussi à la caricature habituelle et le geôlier de Jean Delobel est la dernière silhouette de ces comparses nécessaires. On connaît la puissance vocale torrentielle du baryton mexicain Carlos Almaguer. La metteur en scène en joue habilement à l’acte II dans lequel cet adepte avoué brutalement de la conquête violente tente de violer Tosca sur la table de son repas où il la voulait au menu, pour la dévorer sans doute plus que pour la déguster. C’est un rouleau compresseur terrifiant comme l’ordre qu’il représente. Cependant, ce paroxysme, on ne le dit pas, semble contradictoire dans ce personnage si anti-séducteur déclaré avec la stratégie d’araignée machiavélienne du premier acte qui requiert les nuances de la ruse. Mais le chanteur nous emporte dans le torrent de sa voix.
Le ténor italien Giuliano Stefano La Colla déploie un timbre d’un beau métal, plein, sonore, mais d’une pièce au premier acte. Dans le second son la éclatant de « Vittoria ! Vittoria ! » est un superbe cri de triomphe insolent et solaire face à la nuit de l’oppression. Dans son lamento sensuel et nostalgique de la fin, il sait faire passer des nuances poétiques des plus touchantes et ne cède pas à la grandiloquence mélodramatique, contenant une émotion par là plus émouvante encore. Dans le rôle-titre, on retrouve avec bonheur la soprano roumaine Cellia Costea, dont on avait apprécié ici même l’Amelia délicate de Simone Boccanegra, voix large, égale et colorée. Elle semble un peu scéniquement perdue en cette première au premier acte. Cependant, cela ne diminue en rien la beauté expressive de la voix et son « Vissi d’arte » introspectif, parenthèse poétique et humaine dans l’horreur du moment, sur cette table du sacrifice où Scarpia veut la violenter est déchirant de sensibilité sans effet vériste, avec une dignité qui s’affirme dans sa plénitude morale et physique lorsqu’elle se remet fièrement sur pied. On salue le livret du programme toujours intéressant de l’Opéra de Toulon.

Compte rendu, opéra. Toulon, Opéra, le 3 avril 2016. Puccini : Tosca : Cellia Costea… Giuliano Carella. Claire Servais.

Tosca de Puccini à l’Opéra de Toulon, les 3, 5 et 8 avril 2016.
Opéra en trois actes, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica,
d’après la pièce de Victorien Sardou,

Orchestre, chÅ“urs et maîtrise de l’Opéra de Toulon (Chef de chÅ“ur : Christophe Bernollin).
Direction musicale : Giuliano Carella
Mise en scène :  Claire Servais. Décors : Carlo Centolavigna. Costumes :  Michel Fresnay.
Lumières Olivier Wery.

Distribution :
Floria Tosca : Cellia Costea ; Mario Cavaradossi : Stefano La Colla ; Baron Scarpia : Carlos Almaguer ; Cesare Angelotti : Federico Benetti ; Spoletta : Joe Shovelton ; Sciarrone : Philippe-Nicolas Martin ; Le sacristain :  Jean-Marc Salzmann ; Le geôlier :  Jean Delobel ; un pâtre : Carla Fratini.

Photo : © Frédéric Stéphan

Compte-rendu, opéra. Toulon, Opéra. Le 31 janvier 2016. Debussy : Pelléas et Mélisande. Andrieux, Degor, Serge Baudo…

pelleas guillaume andrieu degor toulon operaCentenaire toujours jeune. Querelles d’écoles… La musique, langue universelle, a souvent divisé les hommes. Surtout en cette France qui aime les querelles et a le génie de les inventer : opéra français en réaction contre l’italien (mais dont l’inventeur est le Florentin Lully), “Querelle des Bouffons†entre l’opéra-ballet(de Rameau) et l’opéra- bouffe (de Pergolèse), « Querelle » des gluckistes contre les piccinistes, entre les partisans de Gluck, Autrichien, inventeur de la tragédie lyrique néo-classique à la française dans la tradition de Lully et ceux de Piccini, Italien, au chant fleuri de vocalises, sans oublier la simplification simplette de la mélodie par Rousseau (Suisse annexé par les Français) pour contrecarrer la subtilité harmonique de Rameau. Au XIXe siècle, c’est l’Allemand Offenbach qui donne ses lettres de noblesse à l’opérette française tandis que l’opéra français le plus universel c’est la Carmen de Bizet sur un sujet espagnol et des thèmes quelquefois empruntés à Manuel García, le père de la Malibran et de Pauline Viardot, la fameuse « habanera » étant reprise presque littéralement du compositeur espagnol Sebastián Iradier.
Vanité des querelles de clocher à l’échelle européenne de notre culture. De Debussy, “Claude de Franceâ€, on a voulu faire le fer de lance nationaliste de la contre-offensive musicale française dans une Europe où, malgré Sedan et la défaite cinglante et sanglante de 1870, triomphe l’Allemagne impériale et l’impérieux Wagner. Même les Italiens, qui s’en démarquent par la vocalité irréelle de leur tradition et les sujets réalistes du Vérisme, en subissent l’empreinte dans la recherche orchestrale et la richesse harmonique, si inventive chez Puccini.

L’Å’UVRE
Au-delà du contentieux franco-germanique sur l’Alsace et la Lorraine qui débouchera sur la Grande Guerre, quoiqu’on dise de son nationalisme (et l’on oubliera l’horrible mélodie vengeresse Noël des enfants qui n’ont plus de maison), Debussy admire Wagner. Au point de ne pas vouloir se mesurer à lui, du moins dans la mesure, dans la démesure, musicales, du maître de Bayreuth. Il suit sa voie, trouve ses voix, entre le murmure et le soupir, la parole effleurant à peine le cri, dans l’indécis des êtres incertains, dans la vaporeuse instabilité d’une musique entre accord parfait et imparfait, qui répond assez au vÅ“u de Verlaine : « …pour cela, préfère l’impair» et des esthétiques symboliste et impressionniste ambiantes, même s’il s’en défend. Le livret, lui, entend rivaliser avec Tristan und Isolde de Wagner : l’éternel trio des amants adultères et du mari blessé et meurtrier. Il l’emprunte à la pièce éponyme (1892) de l’ingrat dramaturge belge, Maurice Maeterlinck, qui mènera une cabale mesquine contre l’œuvre à sa création en 1902, Debussy ayant écarté de la distribution sa compagne cantatrice au profit de Mary Garden, première Mélisande.

Le texte, adapté par Debussy lui-même, est accablant de répétitions binaires héritées de Maeterlinck (« Oh, oh!, Ah, ah!, non, non!, si, si,  tous, tous », etc[1]), une naïve mécanique affectant un faux naturel, qui apparaissent aujourd’hui comme une pure affèterie, mais il est heureusement sauvé par l’humanité ombreuse des personnages, la pénombre intime des sentiments. Dans cette œuvre de l’ombre et de l’onde, l’héroïne, venue d’on ne sait où et allant où elle ne sait, est telle une ondoyante ondine, insaisissable sous les doigts comme cette eau au bord de laquelle elle se penche, fallacieux miroir de la fontaine, ou vers laquelle elle penche, gouffre fascinant, attirant, mortel. Elle est fluide, fuyante comme la vague de la mer et sa sincérité est élastique, avouant—ingénue, perverse ? — à Pelléas :

« Je ne  mens jamais ; je ne mens qu’à ton frère… »

L’ambiguïté de Mélisande, fondamentale, se fond dans la rêveuse évanescence, dans les opalescences irisées dont la musique la nimbe, prolonge et auréole les  étranges ou délirantes paroles de son agonie :

« Je ne comprends pas non plus tout ce que je dis, voyez-vous… Je ne sais pas ce que je dis… Je ne sais pas ce que je sais… Je ne dis plus ce que je veux… »
Le frustre Golaud, son mari, s’aveugle à la lumière de son énigme ténébreuse : « Je ne sais rien […] je vais mourir ici comme un aveugle » et le lumineux Pelléas s’embrume aussi de son ombre amoureuse. La musique est un flot continu sur lequel ou dans lequel les héros flottent, surnagent ou se noient, irréelle et impalpable matière pour un Debussy qui entend que sa musique « commence là où la parole dramatique est impuissante à exprimer. La musique est faite pour l’inexprimable ». Les points de suspension du texte, le suspense des consciences brouillées, les silences, sont comblés par elle, pléthore de sens imprononçable.

LA REALISATION
Visuellement, scéniquement, le spectacle offert par René Kœring,
 qui signe mise en scène et costumes est très beau : esthétiquement, décor, costumes, lumières, tout concourt, concerte. Mais déconcerte : la précision géométrique de cette admirable scénographie de Virgile Kœring
, vaste cage cubique à pans et arêtes aigus, même estompée en dégradés subtils ou angoissants contrastes caravagesques par les lumières poétiques de Patrick Méeüs
, striées d’ombres et rayons rectilignes par la vaste porte persienne, jure avec la rondeur de nuages impalpables, d’orondes nues, de nuées évanescentes, vaporeuses, brumeuses, de la musique de Debussy ; et ces beaux costumes, interprétation coloriste de la juvénilité des deux héros, jeunes en jaune canari et rouge-gorge, en injurie par leur couleur pure les coloris indécis, les indiscernables teintes et un texte qui répète l’ombre, le froid.
Toute la mise en scène, par ailleurs très agréable à regarder, pâtit de cette contradiction entre l’indétermination de lieu, de temps de l’œuvre confrontée à la détermination concrète des images : bicyclettes, fauteuil roulant, costumes contemporains, voiture téléguidée du petit Yniold qui datent la situation. Le magnifique décor d’une abstraite beauté est démenti par des projections trop représentatives ; le symbolisme délibéré de la tour évacuée, de la brassée de fleurs disparue, de la chevelure de Mélisande rasée mais astucieusement et érotiquement ou brutalement remplacée par le jeu avec son châle, où se drape Pelléas et où l’attrape Golaud, la poupée de la jeune fille du début devenue l’enfant dont elle accouche, tout ce symbolisme donc est maladroitement mis en déroute par le presque vérisme de certains détails prosaïques, tels le repas d’Arkel, l’évidence soulignée du probable suicide de Golaud, canon de fusil à portée de bouche. On ne comprend pas que l’irréelle et belle image immense de la lune soit en compétition avec une autre lune grandissante dans ce poétique ciel d’ailleurs, quant à cette sorte d’astronef venant de l’horizon, enflant et aspirant comme un trou d’air l’âme d’une Mélisande qui s’en retourne tranquillement après sa mort, c’est la négation même du symbolisme par un expressionnisme à la lourde explicitation.
C’est dommage car il y a des réussites, comme Golaud simple et mystérieuse voix dans l’ombre de la forêt, la scène d’Yniold et la pierre avec ce texte cucul par son enfantillage infantile, sauvée du ridicule habituel par la présence de ces belles femmes ; son duo avec Golaud est d’une grande force cruelle, entre autres.

Interprétation
On ne marchandera pas les éloges à l’homogénéité de la distribution de premier ordre, vocalement et scéniquement. Certes, seule étrangère de la production, en Geneviève, la Roumaine Cornelia Oncioiu, mezzo, déroge sans déranger à la tradition des voix plus sombres pour le rôle, mais le phrasé est impeccable et la diction très acceptable. Le reste des chanteurs est de langue française, pliés à la prononciation d’aujourd’hui, sans rouler fâcheusement les r, sauf quand la projection l’exige, notamment en fin de mots où ils risquent de reculer dans la glotte. Ils se glissent avec aisance dans la belle prosodie française du texte musiqué —dont on ne doit pas se dissimuler quelques cadences monotones de phrases— et évitent les sons nasaux excessif de la langue.
Il suffit de quelques phrases, l’obscure réplique du berger et sa sentence de médecin,pour que la basse pleine et sonore de Thomas Dear donne l’envie de l’entendre très prochainement. Dans le rôle ingrat d’Ygniold, prétexte à tant de mignardises de sopranos travesties, à un mouvement près, un déplacement mâle maladroitement chaloupé des hanches pour un garçon, Chloé Briot est remarquable et il faut reconnaître ici que la mise en scène de Kœring évite habilement l’écueil. Même affublé d’un feutre douteux et en fauteuil roulant, la voix de Nicolas Cavallier est si jeune, si saine, qu’on a du mal à croire à la vieillesse et à la maladie d’Arkel, mais avec la beauté lumineuse du timbre, la noblesse de l’expression n’a pas d’âge et dégage une grande émotion au service d’un texte au plus beau niveau d’humanité, une puissance virile, et, peut-être, un émoi charnel de cet homme si beau face à la jeune et malheureuse Mélisande.
Elle, c’est Sophie Marin-Degor, elle est belle, gracieuse, voix fraîche et pure mais harmonieusement charnue dans le médium qui nuance l’apparente pureté charnelle de cette femme venue de l’ombre. Si son refus du tact, du contact masculin du début (« Ne me touchez pas, ne me touchez pas », I,1) et le refus final de Golaud (« Je ne veux pas que tu me touches », IV, 2) se répondent dramatiquement, la mise en scène la fait, touchante certes, mais attouchante, cherchant le contact avec Pelléas : par l’origine mystérieuse, elle cependant ici joueuse, enjôleuse même et, si ce n’est pas dans les rets de ses cheveux selon la tradition courtoise qu’elle prend le jeune homme, c’est bien dans le filet de son châle qui en fait office : comme si elle déniaisait ce garçon encore pur. Lui, c’est Guillaume Andrieux, baryton Martin, qui passe sans problème l’écueil d’un rôle à la tessiture hasardeuse, avec la aigu qu’il donne avec une franchise, une vaillance remarquable, et toujours dans une expressivité toute naturelle au service de l’œuvre, vocalement et scéniquement. Sa silhouette svelte, sa grâce juvénile en font un Pelléas d’une innocence émouvante, faisant paire physique avec la jolie fille moins innocente que lui. On comprend que la jeunesse des deux héros annexe fatalement l’affection d’Yniold, rendant plus cruelle la naturelle connivence des jeunes contre le vieux, le barbon exclu, Golaud, qui s’il voit lucidement leur jeux innocents (« Vous êtes des enfants… »), sait et sent aussi la fatalité naturelle des lents et inéluctables glissements juvéniles du désir.
Laurent Alvaro, prête au mari et frère meurtri et meurtrier son superbe timbre sombre de baryton basse (mais des « ôn », « ân » trop fermés et nasalisés donnent un ton quelque peu guindé à sa prononciation). Tour à tour avec femme, frère, fils, tendre, protecteur, inquisiteur, tourmenté, tourmenteur, il passe du murmure au tonnerre avec une criante et déchirante vérité et donne au personnage une grandeur et misère humaines bouleversantes.
Et Serge Baudo était là, traînant dans le sillage de ses quatre-vingt-neuf ans de jeunesse toute une mémoire musicale de près d’un siècle et une gloire mondiale qui nous submerge d’une émotion et d’une gratitude d’un passé dont on redoute qu’elles affectent le présent du jugement critique. Oui, on le sait, il dirigea Pelléas et Mélisande en 1962 à la Scala à la demande de Karajan, il en fit un enregistrement couronné par le Grand Prix du Disque lyrique. Et tant et tant d’autres œuvres et disques qu’on a eu le privilège d’entendre. On l’a entendu souvent à Toulon, on a eu l’honneur et le bonheur de le saluer dans le foyer. Et là, dans la fosse dont il contredit le mortuaire nom,  magicien, de sa baguette, il fait naître, renaître Pelléas, largement centenaire mais toujours neuf.

Compte-rendu, opéra. Toulon, Opéra. Le 31 janvier 2016. Pelléas et Mélisande de Claude Debussy d’après la pièce de Maeterlinck
A l’affiche de l’Opéra de Toulon, les 26, 29, 31 janvier 2016.
Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon
Direction musicale : Serge Baudo
Mise en scène et costumes : René Kœring
 . Décors : Virgile Kœring
 ; Lumières : Patrick Méeüs

Distribution :
Mélisande : Sophie Marin-Degor
 ; Geneviève : Cornelia Oncioiu ; Yniold : Chloé Briot
 ; Pelléas :  Guillaume Andrieux
 ; Golaud : Laurent Alvaro
 ; Arkel : Nicolas Cavallier ; 
Un médecin :  Thomas Dear.

Photos © Frédéric Stéphan :
1. La tour (une table) Pelléas dans les cheveux/châle de Mélisande;

[1] Cela commence dès la toute première et courte scène (I, 1) : « Oh! oh!/ Oh! oh!/ Oh! oh!/ Oh! oui! /oui! oui! /Oui, oui /Si, si/ Non, non/ Non, non/ Non, non. //Tous! tous! Ne me touchez pas! ne me touchez pas! Ne me touchez pas! ne me touchez pas/Je ne veux pas le dire! je ne peux pas le dire! Je me suis enfuie! enfuie…enfuie… Je suis perdue! perdue! loin d’ici…loin…loin…je n’en veux plus! je n’en veux plus, Vous ne pouvez pas rester ici toute seule, 
Vous ne pouvez pas rester ici . » Et l’on concédera que certains doublons peuvent être dramatiquement expressifs mais cette impitoyable mécanique, devenu système tout au long, frôle le ridicule : la scène de la fontaine (II, 1), courte aussi, est fleurie de « ho !oh ! oui, oui, non, non », et autres doublons.

Compte rendu, opéra. Toulon, Opéra. Le 22 novembre 2015. Mozart : Cosi fan tutte. Gilles Bouillon, mise en scène.

Ainsi font-ils tous (les metteurs en scène) a-t-on envie de parodier la traduction du titre. Transposé de son XVIIIe siècle finissant à de vagues années 50, qui occupent depuis longtemps déjà tant de scènes sans qu’on sache pourquoi, effet de mode déjà démodé de tant de répétitions, transplanté de Naples et son Vésuve symbolique dans un arbitraire bord du placide lac de Côme, situé dans une vaste demeure sans charme, le charmant et cruel opéra perd beaucoup du sien.

 

 

 

Inutile « modernisation » et contexte de l’œuvre

 

 

cosi-fan-tutte-mozart-opera-toulon-582

 

 

Cela apporte-t-il quelque chose à l’œuvre ? Non. Cela enlève-t-il ? Oui. Le cœur de l’intrigue, le faux départ des deux amants pour une guerre subite, s’il se justifie à l’époque où l’Empereur Habsbourg d’Autriche tente de reconquérir les anciens Pays-Bas espagnols et, l’Espagne, sa Naples perdue, devient invraisemblable dans un XXe siècle surinformé par radio et téléphone. Si le retour des amoureux déguisés en nobles turcs ou valaques (la Turquie fait alors face à Naples) est dans la tradition des turqueries de l’époque et du goût bien attesté des travestissements, déjà assez invraisemblable même si l’anecdote, dont furent victimes deux dames de Ferrare à Vienne ou isolées dans la sensuelle Naples, sur laquelle se fonde l’opéra est paraît-il réelle, elle devient absurde aujourd’hui avec ces faux Albanais richissimes, même pas migrants. Bien sûr, l’opéra n’est réaliste que dans les sentiments. Justement, sans invoquer la filiation du conte de La Fontaine et l’opéra bouffe de Dauvergne Les Troqueurs (1753) sur l’échange des fiancées, toute la frivolité et l’inconscience d’une société aristocratique qui danse en 1790 sur un volcan (le Vésuve !) révolutionnaire est ainsi gommée : Marie-Antoinette, la sœur de l’empereur commanditaire, et sœur légère de nos héroïnes, sera guillotinée bientôt. La cruauté froidement expérimentale de l’épreuve et ses déguisements révélateurs, très Marivaux, le cynisme assez Laclos (Les Liaisons dangereuses), digne du libertin à l’œil froid de Sade, disparaît aussi sous un traitement simplement bouffe de ce dramma giocoso arraché à l’empreinte folle et légère d’un Ancien Régime à son crépuscule sanglant qui vit naître l’œuvre et qui va mourir. Le contexte historique et culturel est autrement plus significatif et riche que cette décontextualisation gratuite.

Non, la littérature du XVIIIe siècle n’invente pas « l’amour-passion » comme semble le croire Bernard Pico, dramaturge, dans sa par ailleurs intéressante « Note d’intention ». Sans invoquer « la sentimentalité chevaleresque » qu’il cite (confusion avec la « troubadouresque » qui va du serf d’amour à la Belle Dame sans merci, l’amour courtois, dans lequel le héros est le vaincu d’amour, et l’amour chevaleresque, dans lequel la femme est la récompense consentante du héros vainqueur), il n’est que de voir la Carte du Tendre, tous les traités des passions, des affects qui fleurissent à l’époque baroque précédente, dont les héroïnes raciniennes, les Lettres de la religieuse portugaise de Guilleragues sont pratiquement des illustrations littéraires, pour s’en tenir simplement aux références françaises. On lui concède volontiers l’heureuse formule de « cette jeunesse dorée qui a le temps de prendre le temps » (encore que tout se déroule en un jour…), oisiveté malgré tout plus caractéristique d’une société de cour et de salons que des années 50 de suractivité et de reconstruction au sortir de la guerre. Quant à faire de Despina, soubrette, une « cousine éloignée des deux sœurs », c’est gommer, par sa proximité familiale, sa familiarité impertinente de servante critique, et révoltée de l’inégalité de sa condition, cousine ou sœur, plutôt, non du Figaro édulcoré par force des Noces, mais de Beaumarchais : la Révolution est là.

Il reste que les costumes (Marc Anselmi), dans leur transpositions moderne, sont justes par les formes, pimpants par leurs fraîches couleurs joliment harmonisées entre les personnages, le tout bien servi et non contrarié par les lumières douces de Marc Delamézière. À défaut d’être somptueux, le décor néo Art Déco années 50 (Nathalie Holt), est efficace, avec cette baie à rideaux, théâtre dans le théâtre, qui permet les effets justement théâtraux, notamment de Guglielmo.

La mise en scène de Gilles Bouillon est d’une remarquable vivacité, avec beaucoup de trouvailles et même les deux amoureux cachés ou couchés sous la table de billard, sorte de redondance visuelle et auditive de leur foi en la fidélité de leurs belles, est moins incongru qu’égrillard, bien que ce voyeurisme soit un thème libertin récurrent dans la littérature et la peinture érotiques du XVIIIe siècle. Les queues de billard brandies deux fois comme des épées, sont drôles mais neutralisent, par leur bouffonnerie, le duel d’honneur possible dans ce Dramma giocoso, drame joyeux, mais tout de même drame comme est qualifiée l’œuvre par ses auteurs et non opera buffa comme dans le programme. Le jeu d’acteurs est également remarquable, homogène : tous les chanteurs sont crédibles même dans l’incroyable travestissement.

À la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Toulon, sensiblement heureux, aérien, galvanisé, le chef indonésien Darrell Ang donne d’entrée une vivacité nerveuse, juvénile, à cette musique pétillante, mais en caresse aussi la sensualité, la volupté en promesses, avec toute l’élégance que requiert cet équilibre d’une œuvre d’un temps où le plaisir, le plaisir de vivre, même avec ses cruautés, étaient un art. On admire aussi comment il guide des chanteurs, les protège dans cette partition où le moindre écart est une incartade de mauvais goût. Les récits sont accompagnés avec justesse historique, au pianoforte par Béatrice Skaza, qui surprend agréablement, mais semblent s’estomper un peu ensuite.

Sans être exceptionnel, le plateau est assez homogène. Sans avoir la noirceur de la voix de basse qu’on prête en général à Don Alfonso, le machiavélique auteur de la trame, Riccardo Novaro, baryton, en a la prestance, une certaine froideur cruelle et, surtout, une vélocité admirable qui ne « savonne » jamais les notes rapides redoutables qu’on semble entendre parfois pour la première fois. Le ténor uruguayen Leonardo Ferrando dont le nom est le prénom du héros qu’il incarne, est un Ferrando de belle allure, sensible, touchant t d’une musicalité irréprochable. Contrastant à ses côtes, sa faconde féconde, le baryton Alexandre  Duhamel, fanfaronne avec bonheur, vibrionnant, tourbillonnant, étourdissant, doté d’un organe (vocal) que nul n’ignore. Par ailleurs, on l’a doté, à la place de son air plus bref, ambigu dans ses images (son éloge du pied, du nez, de la moustache virile, (« Non siate ritrose, occhietti vezzose… », d’un air beaucoup plus long, une sorte de catalogue comparatif de ses mérites avec nombre de héros mythologique.

Des récitatifs sont par ailleurs restitués mais, malheureusement, on coupe le dernier air de Dorabella (« È Amore un ladroncello… ») où la jeune femme exprime sa légère philosophie de l’amour pour convaincre sa sœur de céder. Elle est campée par la mezzo Marie Gautrot, sur laquelle on ne hasardera pas de jugement téméraire hâtif : souffrante ce jour-là, elle se tire cependant avec honneur de son premier air grandiloquent et des ensembles si nombreux, sans qu’on puisse rien hasarder sur son timbre dans ces conditions. À ses côtés, grave et médium corsés dignes d’un mezzo, en Fiordiligi, la soprano Marie-Adeline Henry, malgré une voix manquant d’homogénéité, avec un aigu parfois largement arraché, manifeste un grand contrôle technique même de cette faille, réussit des nuances délicates et campe une héroïne émouvante dans ses fragilités même d’écueil dans la tempête. Mais la servante est ici la maîtresse : campée avec autorité scénique et vocale par Anna Kasyan, soprano au riche registre, au médium coloré : cigarette au bec, acerbe, elle observe les deux sœurs geignardes avec plus de distance ironique que de compassion, digne émule ou en intrigue rivale d’un Don Alfonso dont elle ravale la morgue des prétentions séductrice, même roulée par lui.

En fanfare, les chœurs (Christophe Bernollin) si brefs s’amusent longuement en mesure martiale avec nous.

Da Ponte/Mozart : Cosí fan tutte, Dramma giocoso en deux actes (1790) à l’Opéra de Toulon
Les 22, 24, 27 novembre 2015.
Direction musicale : Darrell Ang
Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon
Mise en scène : Gilles Bouillon. Dramaturgie : Bernard Pico. Décors : Nathalie Holt. Costumes : Marc Anselmi. Lumières Marc Delamézière.

Distribution
Fiordiligi : Marie-Adeline Henry ; Dorabella : Marie Gautrot ; Despina : Anna Kasyan ; Ferrando : Leonardo Ferrando ; Guglielmo : Alexandre  Duhamel ; Don Alfonso : Riccardo Novaro .

Illustrations : © Frédéric Stéphan

Anna Kassyan chante Despina à Toulon

kassian-anna-imogene-bellini-2013Toulon, Opéra. Mozart : Cosi fan tutte. Les 22, 24 et 27 novembre 2015. L’excellente production de Cosi fan tutte signée Gilles Bouillon, vue à l’Opéra de Tours (octobre 2014)  fait escale à Toulon avec une distribution pétillante où dominent les talents ciselés de l’irrésistible Anna Kassyan (1er Prix du Concours Bellini 2013) et le baryton Alexandre Duhamel. La première connaît d’autant mieux le rôle qu’elle incarne, l’astucieuse et truculente servante Despina qu’elle a chanté le personnage dans la version déjantée, dépoussiérée et pour certains provocante du chef Teodor Currentzis, dans son intégrale des opéras de Mozart et de da Ponte chez Sony classical. Le second poursuit une carrière assurée et marquée par le sens de la finesse : son Guglielmo; ardent, dépité et finalement métamorphosé, devrait convaincre tout autant.
COSI-FAN-TUTTE-opera-Tours---photo-francois-BerthonDes trois livrets écrits par Lorenzo da Ponte pour Mozart, celui de Cosi fan Tutte est le seul dont le sujet est une oeuvre originale. Les Noces de Figaro s’inspirent de la pièce de Beaumarchais, quant à Don Giovanni, c’est l’un des nombreux avatars d’un mythe séculaire. Cet ouvrage est habité par l’esprit des Lumières et rappelle les comédies de Molière et de Marivaux avec leurs travestissements (Despina déguisée en notaire, les fiancés travestis en turcs…), faux-semblants, serviteurs insolents et personnages dupés : Alfonso donne aux cÅ“urs juvénile une belle leçon d’inconstance… Dédaigné au XIXe siècle, Cosi dont on reprochait la pauvreté du livret (à torts), s’impose à nous par la modernité noire et cynique de sa poésie sincère que depuis le milieu du XXe. Depuis, l’ouvrage d’une justesse irrésistible sur l’âme humaine et le désir souverain, n’a plus quitté le répertoire.

boutonreservationCosi fan tutte de Mozart à l’Opéra de Toulon
Les 22, 24 et 27 novembre 2015

Opera buffa en deux actes K 588 de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Livret de Lorenzo da Ponte (1749-1838)
Création : Vienne, Burgtheater, 26 janvier 1790

Direction musicale : Darrell Ang
Mise en scène : Gilles Bouillon
Fiordiligi : Marie-Adeline Henry
Dorabella : Marie Gautrot
Despina : Anna Kasyan
Ferrando : Leonardo Ferrando
Guglielmo : Alexandre Duhamel
Don Alfonso : Riccardo Novaro

Orchestre et choeur de l’Opéra de Toulon
Production de l’Opéra de Tours

Compte-rendu critique, opéra. Toulon, le 9 octobre 2015 . Verdi : Il Trovatore. Stefano Vizioli, Giulliano Carella

Giuseppe VerdiL’œuvre. Si personne ne conteste la veine, la verve mélodique sans cesse jaillissante de l’opéra de Verdi, d’une confondante beauté de bout en bout, même dans les chœurs, on croit toujours bon de sourire à l’évocation du livret tiré de la pièce d’Antonio García Gutiérrez, El trovador (1836), d’autant plus facilement critiquée que méconnue en France. Or, c’est loin d’être une mauvaise pièce si l’on veut bien la situer dans l’esthétique romantique du temps, en tous les cas, pas plus invraisemblable qu’Hernani de Victor Hugo où l’on voit Charles Quint rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy Blas, le valet devenu ministre tout-puissant et amant de la reine d’Espagne… Mais la vraisemblance des situations n’est pas ce qui règle ce théâtre et, encore moins, les opéras de la même époque. Dans ce Trovatore, mal traduit par  « Trouvère » (pendant tardif et en langue d’oïl de nos aristocratiques troubadours en langue d’oc du sud), le problème de compréhension, qui n’existe pas dans l’original, c’est que l’intrigue, le nœud, est exposée en lever de rideau et non dans un récitatif compréhensible comme dans les opéras baroques, mais dans un grand air magnifique, confié à une basse, hérissé de vocalises haletantes qui défient l’écoute du texte si elles convient à en savourer la musique. Pour ajouter au problème, des événements capitaux se passent en coulisses, relatés trop succinctement pour bien suivre l’action.

Dans le contexte des guerres civiles de l’Aragon du XVe siècle se greffe une sombre histoire passée : une Bohémienne (les gitans arrivent dans le nord de l’Espagne à cette époque après avoir traversé séculairement toute l’Europe depuis leur Inde originaire), surprise auprès du berceau du fils du comte de Luna, chef d’une faction, est condamnée au bûcher. Sa fille, Azucena, névrosée par le drame, n’aura de cesse de la venger : enlevant l’autre fils du comte, croyant le jeter dans le feu, elle y jette le sien mais élève le jeune noble rescapé de son crime comme son fils, sous le nom de Manrico, qui ignore le secret de sa naissance. Freud aurait bien analysé ce nœud psychique : une mère rendue folle par le bûcher de la sienne et meurtrière involontaire de son propre fils, obsédée de vindicte, élevant comme sien le fils du comte honni pour en faire l’instrument de sa vengeance ; et ce fils, ennemi politique de son frère sans le savoir, en devient aussi rival, amoureux de la même femme, Leonora, sans doute image de leur mère, absente du drame, en bon œdipe.

Si, psychologiquement, les héros restent immuables d’un bout à l’autre, s’ils ne sont que leur passion, quand celle-ci est traduite par la musique de Verdi, on ne peut qu’être saisi par la profondeur humaine de cette expression de personnages pourtant superficiels : désir, haine, amour charnel, amour maternel et filial, sentiments simples dans une épure essentielle, qui nous atteignent directement dans la sublimation d’une beauté mélodique à couper le souffle, sauf aux chanteurs.

La réalisation. À quelque chose malheur est bon ? Pas de création maison à Toulon cette année comme les magnifiques productions auxquelles nous sommes habitués sous le règne de Claude-Henri Bonnet. Cependant, l’on doit reconnaître  que coproduction du Teatro Giuseppe Verdi de Trieste et de l’Opéra Royal de Wallonie invitée à Toulon est loin d’être un malheur : elle est même fort bonne.

On est d’abord heureux que la mise en scène de Stefano Vizioli, que certains diraient sottement traditionnelle, le soit justement et s’ajuste avec sagesse et culture au sujet, sans le tirer abusivement vers des modernités artificielles qui, à vouloir rapprocher l’œuvre de notre temps, ne font que la rendre, pour le coup, vraiment invraisemblable : même si notre époque a hélas tout vu en matière d’horreur, comment y justifier cette histoire de soi-disant mauvais œil pour lequel une pauvre femme est brûlée comme sorcière, puis sa fille, aussi promise au bûcher, qui aura jeté par erreur son propre fils au feu pour la venger ? À trop tirer vers nous, on tire par les cheveux de l’invraisemblance, que nous sommes prêts à accepter par convention dans des époques lointaines et obscures mais pas dans la nôtre, ou trop proche.

Donc, le drame est bien situé dans son contexte historique de l’Espagne, de l’Aragon du XVe siècle par des costumes beaux et intelligents d’Alessandro Ciammarughi qui ne s’est pas contenté d’habiller les personnages dans des atours et armures d’un vague Moyen-Âge, mais qui, à l’évidence, a pris la peine d’en étudier historiquement la mode. Ainsi, l’on apprécie, dans le camp des rebelles, des bohémiens, un mélange de vraisemblables costumes de bohémiens vaguement indiens par les étoffes et l’allure, soieries, rayures, châles, mais, juste historiquement, des habits et turbans mauresques puisque, si à cette époque, il ne reste dans la Péninsule ibérique que le petit royaume de Grenade comme enclave musulmane, les arabes des territoires reconquis n’en avaient pas été pour autant chassés et coexistaient pacifiquement, avec leurs coutumes et costumes, avec les chrétiens vainqueurs, ainsi que les Juifs, dont, certains bonnets, ici, rappellent sans doute la présence dans un reste encore harmonieux de cette Espagne médiévale des trois religions qui en fit la grandeur et aurait pu être un modèle d’avenir, plus tard mis à mal par l’Inquisition et les expulsions successives des Juifs juste après la prise de Grenade et, pratiquement, celle des musulmans et de leurs descendants, les Morisques, presque un siècle plus tard. Pour l’heure, sur cette scène, ce sont bien des costumes mudéjares (l’habit de Ruiz en est un magnifique exemple), ces musulmans vivant en territoire chrétien, avec, fondus dans les efficaces lumières ombreuses de Franco Marri, leurs brocards somptueux, leurs couleurs sourdes, rouille, vert sombre, bleu foncé, avec des touches dorées et pourpres. Il est dramatiquement pertinent, porteur de sens, que tous ces futurs persécutés, Bohémiens, Juifs et Mudéjares, soient du camp des rebelles au pouvoir unificateur et oppresseur du clan des Luna.

Un clan d’acier bien exprimé par le décor, l’habile scénographie, également signée d’Alessandro Ciammarughi, ces deux angles affrontés à cour et à jardin de froide forteresse qu’on dirait de fer avec ses gros boulons, ses escaliers dont les marches semblent des dents de sombre machine à broyer. Modulables, ils figurent d’abord la rude et raide forteresse de la tour du château de l’Aljafería, puis, désossés ou désarmés de leurs blindages métalliques, ils deviendront, poutrelles apparentes, le camp plus léger, à claire-voie,  des gitans et, à la fin, mais avec une bien inutile et ultime transformation trop longue à mettre en place, la prison finale. Des panneaux, ou immenses rideaux qu’on diraient moirés, délimitent, à l’avant-scène, tout aussi intelligemment, des espaces pour duo ou solo des chanteurs tandis que, derrière, on restructure les éléments mobiles du décor.

Dans ces divers lieux, nocturne jardin des sérénades du troubadour et des quiproquos d’une obscurité qui n’existe plus à notre époque, les acteurs du drame se meuvent avec aisance, fluidité des dames en robe aussi aériennes que leurs vocalises, agitation joyeuse des gitans avec leurs danses, leurs acrobaties, mais exhibant aussi des prisonniers, mimant des exécutions trop connues de nos jours, duels bien réglés, lame courbe sarrasine contre droite épée chrétienne,  qui ajoutent à l’action palpitante sans les simulacres parfois ridicules. Autre belle et cruelles trouvailles : Azucena, en attente de son supplice et de celui de son fils, toujours hallucinée par le passé, fait de sa couverture un enfant qu’elle berce tendrement ; comme celui que, dans son égarement, elle jeta au feu…

Il y a un rythme très prenant dans la mise en scène, sans temps morts.

Interprétation. D’autant que Giuliano Carella, qui dirige l’Orchestre et le chœur de l’Opéra de Toulon, à leur mieux, dès le roulement de tambour et le fracas des cuivres initiaux, insuffle à l’œuvre une respiration, une pulsation puissante, vive, rageuse, qui fait vivre cette musique avec une vérité dramatique rarement entendue. Sous sa baguette, les chœurs se plient au souffle confidentiel, au murmure parfois : frisson, effroi,  dans leurs ombreux apartés, éclats lumineux dans la célébration gitane de l’air libre. C’est tenu implacablement du début à la fin, sans rien nuire aux larges expansions aériennes des parenthèses lyriques ; notamment le second air de Leonora.

Les chanteurs, galvanisés sans doute par la précision de la mise en scène et par cette direction minutieuse mais attentive à leur chant, grands acteurs également, semblent donner le meilleur d’eux-mêmes. Les apparitions du messager (Didier Siccardi), du vieux gitan (Antoine Abello), sont justes ; Jérémy Duffau (Ruiz) porte le costume mudéjare avec une vraie élégance et noblesse gitane, et une claire franchise de voix. Annoncée victime d’un refroidissement, Marie Karall incarne cependant une Inés à la voix généreuse et chaude de mezzo, amicalement tendre.

Mais d’entrée, dans le redoutable récit essentiel de Ferrando, hérissé d’appogiatures et de brefs soupirs de tous les dangers, la basse Polonaise Adam Palka, déploie un large timbre âpre de soldat et, soumis au rythme sans répit de Carella, en donne une interprétation fiévreuse, haletante, hachée d’angoisse, d’une grande vérité dramatique. Pivot du drame, affrontée puis confrontée à ce témoin et gardien de la mémoire, Azucena, fille et mère, c’est l’Albanaise Enkelejda Shkosa : voix sombre et ample de mezzo avec des graves puissants de contralto, elle déroule les méandres de la lente séguedille hallucinée de « Stride la vampa… » avec une sobriété intérieure qui s’exalte dans le long trille frissonnant de la phrase finale, à faire trembler d’effroi, tendre et fragile dans le duo final avec le fils en prison, qui évoque celui de la proche Violetta mourante et d’Alfredo de la même année, et anticipe les adieux à la vie d’Aïda et Radamès dans leur tombeau.

Au Comte de Luna, le baryton Giovanni Meoni prête sa prestance, son allure, son élégance physique et vocale : son grand air d’amour à Leonora, si déclamatoire et rhétorique, sans grande surprise, devient réellement un aveu intime à lui même, une sorte de berceuse douce, dont même les aigus, insensibles d’aisance, ont une noblesse qui ne rend, par contraste, que plus terribles ses fureurs passionnelles et meurtrières.

Il est vrai que la Leonora de la soprano espagnole de Yolanda Auyanet est un objet hautement digne de ses amours autant que de celles de Manrico, d’autant qu’ils sont frères sans le savoir. La voix est d’un tissu soyeux, égale sur toute la tessiture, sans lourdeur, d’une grande musicalité, d’une douceur pleine de grâce. Elle s’envole vers les aigus exaltés de passion avec une rêverie captivante dans son premier air, « Tacea la notte placida… », récit suivi d’une cascadante cabalette aux notes jubilatoire impeccablement piquées d’admiration pur son chevalier inconnu du tournoi. Son second grand air, « D’amor su l’alle rose… », une stase qui arrête l’action, est un moment d’extase, de grâce, de poésie, grands arcs encore belliniens, enrubannés de trilles comme des battements d’ailes. Son grave est solide, jamais appuyé et se coule admirablement dans le « miserere » suivant. A ses côtés, le ténor argentin Marcelo Puente campe un Manrico de belle allure. D’un timbre très vibré il fait le vibrant organe d’un engagement passionnel très convainquant, donnant au héros une grande vérité humaine et lyrique sans faille qui emporte la salle par sa force et aurait sans doute séduit Verdi qui préférait toujours l’expressivité de ses interprètes à la beauté formelle de leur voix.

En somme, une production remarquable dont la fidélité historique à l’œuvre redonne à ce drame vu, revu, trop vu, au point qu’on ne peut plus le voir parfois, une vérité paradoxale de réalisme, si l’on peut dire, romantique. Qui nous empoigne.

Finalement, signe des temps de pénurie, si ce Trovatore, importé d’ailleurs par économie n’est pas une création locale comme celles, superbes, dont nous a gratifiés jusqu’ici Claude-Henri Bonnet, la beauté des voix de cette nouvelle distribution et, surtout la direction enflammée et dramatique de bout en bout de Carella, en font, on peut le dire, sinon une vraie création, une convaincante et mémorable recréation.

Il Trovatore à l’Opéra de Toulon
Musique de Verdi, livret de Salvatore Cammarano
D’après le drame espagnol d’Antonio García Gutiérrez
Coproduction du Teatro Giuseppe Verdi de Trieste et de l’Opéra Royal de Wallonie
Les 11, 9 et 13 octobre 2015

Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon.
Direction musicale : Giuliano Carella
Mise en scène : Stefano Vizioli.
Décors et costumes : Alessandro Ciammarughi.
Lumières : Franco Marri.

Distribution : Leonora : Yolanda Auyanet ;  Azucena :  Enkelejda Shkosa ;  Inés : Marie Karall ; Manrico : Marcelo Puente ; Comte de Luna : Giovanni Meoni ; Ferrando : Adam Palka ; Ruiz Jérémy Duffau ; Vieux gitan : Antoine Abello ; Messager : Didier Siccardi.

Illustrations : © Frédéric Stéphan

Compte rendu, opéra. Marseille, Opéra, le 13 mars 2015. Puccini: Tosca. Aaron, Berrugi…

Devant ce livret est d’une remarquable concision, faisant l’économie d’un acte, Victorien Sardou, célèbre dramaturge en son temps, aura l’élégance de reconnaître l’opéra supérieur à sa pièce, pourtant triomphalement défendue par Sarah Bernhardt dans le monde entier. L’histoire lui donne raison : on joue partout l’opéra qui, seul, nous rappelle son drame, irreprésentable aujourd’hui.

 

 

 

Le drame au risque du mélo

 

Il Trittico de Puccini (1918) à l'Opéra de ToursL’œuvre. Puccini ouvre le XXe siècle lyrique avec la création de sa Tosca à Rome, en 1900, évoquant les tragiques événements d’un jour de juin 1800 dans la même ville. L’action est une conséquence, au niveau de l’histoire individuelle de quatre personnages, des événements de la grande Histoire collective. Les troupes  révolutionnaires françaises, menées par le général Bonaparte ont instauré en 1798 la République romaine. Mais le roi Ferdinand Ier des Deux-Siciles reprend la ville l’année d’après, chargeant le baron Scarpia d’établir une police secrète pour traquer et exterminer les républicains. Voilà le fond historique. Dans le contexte du drame, son épouse, la reine Marie-Caroline, sÅ“ur de Marie-Antoinette, s’apprête à y fêter la victoire et une cantate chantée par la fameuse diva Floria Tosca doit être l’un des moments de la célébration. Les monarchistes réactionnaires célèbrent donc à Rome leur pouvoir retrouvé, comme on a fêté dans le sang, l’année précédente, la fin de la brévissime République parthénopéenne de Naples par la restauration royaliste appuyée par l’Autriche.

Un héroïne sotte et sommaire. On trouvera difficilement, dans le répertoire lyrique qui pourtant en abonde, personnage féminin plus séduisant vocalement mais plus sot et sommaire que Floria Tosca. Voilà donc une diva célèbre à Rome (mais on oublie que les femmes étaient interdites de scène pour indécence, d’où l’emploi de castrats dans la ville pontificale), amante d’un peintre fameux, qui vient le voir sur son lieu de travail, San Andrea della Valle, ne jette même pas un regard (autre que de travers lorsqu’elle voit peinte une femme) sur son Å“uvre en chantier, qui ignore sa commande de peindre en cette église une Madeleine, qui, comme Rome, ne se fait pas en un jour, lui fait une scène de jalousie primaire et puérile et tombe dans le piège grossier improvisé par Scarpia, avant de trahir, pour sauver son voltairien de Mario, l’introuvable cachette du prisonnier évadé recherché (Angelotti, Consul de la défunte République romaine) qu’on devait lui cacher. Bon, admettons, Mario le lui aura imprudemment dit pour calmer ses jaloux transports. Mais c’est une héroïne sans guère de profondeur, qui ne devient intéressante, touchante et bouleversante de naïveté existentielle et religieuse que dans sa « prière » du second acte et gagne en humanité, paradoxalement, en tuant Scarpia. Tout en croyant encore sottement au simulacre d’exécution de son amant promis par celui-ci avant qu’elle ne le tue. On le sait, tout finira dans le sang.

Réalisation. Il faut dire d’emblée que la production de Louis Désiré, qui signe mise en scène, décors, costumes, a le mérite d’une cohérence totale, à quelques réserves près. Dans sa Note d’intention, il précise :

« le pari d’une Tosca cinématographique, comme vue par une fenêtre indiscrète, pas de face, avec de soudains gros plans et des mouvements montrant plusieurs angles du même endroit. »

En faisant, évidemment, la part de la métaphore et de la comparaison de ce propos avec le constat de l’impossibilité filmique de la réalisation sur une scène, ce « même endroit » est forcément la place fixe du spectateur : ce n’est donc pas son regard, la caméra, l’objectif qui change, c’est l’objet. En effet, tournant sur elle-même, la scénographie unique offre divers « regards », divers angles, différentes perspectives obliques, jamais frontales d’un décor à la fois un et multiple : église, château Saint-Ange. C’est ingénieux et beau, mais d’une lourdeur qui nécessite deux entractes pour en arrimer des éléments distincts, le Palais Farnèse et le château-prison.

Il faut perdre ses références culturelles et ses habitudes de l’œuvre pour apprécier ce décor : pas de San Andrea della Valle, lumineux exemple du baroque tardif romain, à voir cette étroite et ombreuse chapelle néo-classique, pas de fastueux Palais Farnèse rutilant de dorures et illuminé et enluminé, illustré de fresques au plafond et de tableaux aux murs, mais une austère façade charbonneuse en ligne de fuite en biais, pas de terrasse lumineuse sous le ciel du Castello Sant’ Angelo surmontée de sa statue ailée de l’ange, mais une geôle, une grille, une  noire cage où croupit le prisonnier ; le petit pâtre, en principe éclairant de sa chanson naïve le jour levant, est ici un petit oiseau aussi en cage, une victime.

De tout le décor émane une atmosphère angoissante, oppressante, avec des plis et des replis de l’ombre, et, si le metteur en scène se réclame du cinéma, c’est  assurément du film noir, avec son art subtil des contrastes des ténèbres et des lumières, des dégradés de gris parfois, mais non de clairs-obscurs, mélange des deux. Quant aux « gros plans » dont il parle, c’est forcément métaphorique, avec les lumières extraordinairement dramatiques et picturales de Patrick Méeüs, sculptant les corps, creusant les visages, particularisant à certains moments tel ou tel personnage passant aussi au premier plan ou sur l’encorbellement d’un balcon à l’acte II. Mais, plus que du film noir, nous avons ici une esthétique, délibérée ou non, digne du « roman gothique » contemporain, sinon de l’opéra, de son sujet historique, ce sombre courant littéraire en plein Siècle des Lumières, fait de terreur, d’horreur, avec ses moines maléfiques, ses bourreaux, dans des châteaux sinistres, d’Otrante ou ailleurs, et dont Sade est aussi un fleuron.

Les costumes, presque tous noirs, telle la confrérie sans faste, néfaste, des moines, moinillons, et dignitaires de l’Église pour le Te deum, avec un bel effet de noir et blanc des enfants jetant en l’air, sinon leur future soutane par-dessus les moulins, leur aubes blanches par-dessus leur tête. Sur cette noirceur monochrome, la robe dorée de Tosca, mantille noire au premier acte ou cape d’or au second, lui confère la grâce d’un papillon solaire égaré par une nuit sans lune.

Le décor tournant ramène à la fin, comme une nostalgique réminiscence et contraste cruel d’art et de beauté, d’amour et de mort, pour l’artiste condamné, la chapelle de l’église, le diptyque des deux Madeleines comme la vanité cruelle d’une religion inutile, réduite à la représentation, écho visuel ironique aux questions désespérées de la prière de Tosca, à laquelle « ne répond que le silence éternel de la divinité. »

Le double panneau des Madeleines que peint Mario à l’acte I, au teint de porcelaine rosée, sont une dissonance stylistique, hollywoodienne ou trop XIXe siècle finissant, peut-être vaguement inspirées des couleurs renaissance de la peinture préraphaélite anglaise ou de Italia und Germania de Friedrich Overbeck, peintre du courant similaire des Nazarener, qui offre deux allégories de femme, la blonde aux yeux bleus et la brune, dont le corsage rouge est de la teinte de la Madeleine brune de Mario, qui semble avoir anticipé le caprice de Tosca lui intimant de lui faire les yeux bruns. Mais la taille de ces « belleze diverse » rend bien invraisemblable que la rageuse et orageuse diva ne les ait même pas envisagées d’entrée.

Autre bémol, l’effet théâtral de la théâtrale diva accordant au cadavre de Scarpia la grâce d’une croix et de deux candélabres comme cierges funèbres, le mimodrame traditionnel, est escamoté au profit d’un aparté au rideau avec la phrase parlée sur la terreur terrassée du Scarpia redouté par toute Rome ; de même le saut dans le vide remplacé par une mort debout devant le rideau avec, après le cri, un sourire aux spectateurs, s’il crée une distance brechtienne, arrache le spectateur à l’émotion de la théâtralité tragique pour le tirer, sinon franchement vers le comique, du moins vers la comédie.

Interprétation. Théâtralement, c’est d’une belle tenue aussi même si elle n’est pas toujours à la  même hauteur. Sur les accords brutaux de Scarpia en elliptique ouverture, le rideau se lève sur un Angelotti traqué de belle trempe (Antoine Garcin). En pendant pendard malgré sa soutane, Jacques Catalayud, en sacristain bougon, grognon, gourmand, mais dévot inquiétant déjà, donne à ce rôle une dimension théâtrale et vocale qu’on entend et voit rarement. Dans un crescendo magnifique à l’orchestre, ce premier acte culmine avec une grandeur terrifiante sur le Te deum presque démoniaque, mené par le tonnerre et la foudre de la voix de Carlos Almaguer en Scarpia à l’habit rouge, où la foule des enfants de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône (Samuel Coquard) semble dissoudre leur grâce enfantine dans la noirceur d’un chœur d’esprits plus infernaux que paradisiaques (Pierre Iodice).

Malheureusement, à l’acte II, d’une noirceur plus intimiste, le grand baryton mexicain, tout en cherchant à plier son immense voix d’airain à quelques nuances, marque ses limites dans un personnage plein de subtilité machiavélique, certes adepte de la conquête brutale, mais tout de même d’un raffinement aristocratique dans ses paroles et ses actes, puisqu’il ne se contente pas de prendre, ce qui est en son pouvoir,  mais de séduire pour réduire même par une violence sadienne, sadique, qui peut être également séduction, ce qu’insinue la musique, les harmonies délicates que prête Puccini au personnage dramatiquement le plus intéressant de l’œuvre.

Le ténor Giorgio Berrugi a certainement la voix de lirico spinto de Mario, large, solide, cependant, il a quelques, sinon faiblesses, hésitations d’intonation dans les deux seuls passages héroïques du personnage comme sa promesse à Angelotti (« Mi costasse la vita, vi salveró ! » de l’acte I et le « Vittoria, Vittoria ! » du II, aux aigus difficiles à attraper. Plus à l’aise dans le lyrisme amoureux, il est émouvant dans son lamento nuancé « E lucevan le stelle… » qui mérite plus d’applaudissements du public.

Adina Aaron prête sa beauté et son élégance à Tosca et s’avère assez bonne comédienne. Cependant, le timbre, plus feutré que fruité, semble avoir perdu des harmoniques et la voix manque de brillant et de mordant et elle détimbre quelques pianissimi filés. Elle a une fâcheuse tendance à chercher quelques effets hors de la musique. Dans sa « prière », elle lie abusivement deux phrases musicales, mais, pour ce faire, coupe une phrase grammaticale et s’offre un point d’orgue pour un inutile effet de souffle qui ravit le public mais ravit de l’émotion au personnage.

Fabrizio Maria Carminati, chef remarqué pour ce genre d’ouvrage,  conduit magistralement un orchestre au mieux de sa forme au premier acte, drapant de volupté délicate les deux amants aux gestes et mots sensuels. Mais, que se passe-t-il au second ? Comme si le paroxysme exacerbé déjà ne suffisait pas, il semble ajouter du pathos au pathétique, ce qui donne du pâteux, déchaîne à l’excès les cuivres. Du cinquième rang côté cour, on n’entend pas la cantate de Tosca, ses cris déchirants fortissimo ensuite sont étouffés, et même le tonitruant Almaguer a du mal à passer la rampe, du Spoletta de Loïc Félix, apprécié ailleurs, je ne pourrai rien dire, il était inaudible, comme le pourtant solide Sciarrone de Jean-Marie Delpas. Effet d’un emplacement acoustiquement défavorable car la musique est fatalement spatialisée ? Troublé dans mon admiration pour Carminati, à l’entracte, je consulte des amis, fins musiciens et amateurs éclairés : ils m’avouent la même gêne de leur dixième et douzième rang… Fort heureusement, effet ici bénéfique, la prière de Tosca ramène la beauté musicale d’un orchestre maîtrisé et non déchaîné,  qui se poursuit au dernier acte.

Mélodrame signifie, littéralement, de l’italien, ‘drame mélodieux’, drame en musique,  et il y a toujours un danger, à exécuter excessivement Puccini, à ensevelir la musique sous le son, de faire du drame un mélo.

 

 

TOSCA (1900)

Opéra en trois actes,. Livret Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, d’après la pièce de Victorien Sardou (1887). Musique de Giacomo Puccini. Nouvelle production, Opéra de Marseille, le 13 mars 2015. A l’affiche les 11, 13, 15, 18 et 20 mars.

Orchestre et le Chœur de l’Opéra de Marseille et la Maîtrise des Bouches-du-Rhône

Direction musicale: Fabrizio Maria CARMINATI

Mise en scène / Décors / Costumes : Louis DÉSIRÉ ;

Distribution : Floria Tosca : Adina AARON ; Mario Cavaradossi : Giorgio BERRUGI ; Scarpia : Carlos ALMAGUER ;  Le Sacristain : Jacques CALATAYUD ; Angelotti : Antoine GARCIN ; Spoletta : Loïc FELIX ; Sciarrone : Jean-Marie DELPAS.

 

 

Compte rendu, Opéra. Toulon, le 25 janvier 2015. Janacek : Katia Kabanova

janacekCompte rendu, Opéra. Toulon, le 25 janvier 2015. Janacek : Katia Kabanova. L’art n’a pas de sexe. Si la grammaire lui en donne un, le masculin, il ne parle jamais que de la condition humaine, au-delà du genre. Dépassant le clivage sexuel, par provocation, Flaubert aurait dit : « Madame Bovary, c’est moi ! », traîné en justice pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mÅ“urs ». Son roman (1857), inaugure la série de femmes adultères du XIXe siècle littéraire presque au moment où, en 1858, dans la Grotte de Lourdes, Bernadette Soubirous (1844-1866), ouvre, sinon la série, l’engouement bigot pour les virginités mariales et autres Pucelles d’Orléans ou d’ailleurs en une époque, justement, où le Vatican, réduit à ses dimensions temporelles actuelles par l’Unité de l’Italie, tente de regagner du terrain spirituel en proclamant, en 1854, le dogme de l’Immaculé Conception de Marie, vierge de mère en fille…. Vierge, épouse ou catin, dans les sociétés patriarcales, semble le destin tracé de la femme que la maternité semble revirginiser et placer sur un piédestal intouchable de Mère respectée, qui laisse à l’époux le loisir de toucher la courtisane, la pute irrespectueuse.

 

 

 

Bovarysme et hystérie slave sur la Volga

 

Cependant, d’est en ouest de l’Europe, les femmes rêveuses et malheureuses épouses, sombrant dans l’adultère et même le suicide, nourrissent le roman, le théâtre : en Russie, en 1859, L’Orage Alexandre Ostrovski, dont s’inspire Janácek, anticipe l’Anna Karénine (1877) de Léon Tolstoï ; au Portugal, O primo Basilio (1878) de Eça de Queirós avec sa voluptueuse héroïne Luísa ; en Espagne, La Regenta, de Leopoldo Alas «Clarín» (1884 et 1885), où le séducteur est un prêtre incroyant auquel la dévote Ana résiste pour céder à un médiocre Don Juan. Dans tous les cas, la femme « traviata », sortie de la bonne voie, dévoyée, égarée, comme aurait dit Verdi, vaincue sans avoir vécu la vie et l’amour rêvés, opprimée, est la métaphore de l’oppression des esprits par une société étriquée et hypocrite.
Charcot ne s’y trompe pas qui s’inspire pour ses recherches sur l’hystérie féminine de Madame Bovary et de La Sorcière (1862) de Jules Michelet et l’on sait ce que lui doit Freud, un temps son élève, pour ses études sur les grandes bourgeoises suffoquées, étouffées par le corset des robes et le carcan de la famille dans la Vienne bourgeoise.
Après les folles de l’opéra romantique, venues du froid c’est la mode de l’hystérie féminine paroxystique, expressionniste, dans l’opéra, Salomé de Strauss (1905), tiré de la pièce en français de Wilde (1891), inspirée elle-même d’un conte de Flaubert, Elektra (1909) du même et même la frigide Turandot, mise en musique en 1917 par Ferrucio Busoni, puis Puccini (posthume, 1926) relève de cette veine médicale et misogyne : la femme frustrée sanguinaire.

 

 

 

Matriarches hystériques et filles opprimées

 

Les petites bourgeoisies de province, imitant et intensifiant ce qu’elles jugent distinction de la grande, ne dérogent pas dans l’enfermement étouffant des filles pour en protéger la virginité, et des femmes pour en préserver la respectabilité : l’honneur du mâle, Père et Mari, dépendant de celui de la Femme dans des sociétés traditionalistes où l’État fonctionne comme une famille, la famille comme un état, avec le Père, le Roi, le Patriarche au centre et Dieu le Père, condensation mâle suprême, au-dessus de tout. Même en l’absence de Mari, c’est la matriarche veuve, qui s’érige, phallique, en porteuse de la Loi du Père et de Dieu le Père : la criminelle sacristine Kostelnika de Jenufa, la Kabanicha de Katia Kabanová. Même femmes, elles incarnent, en le raidissant, le Phallus, le Pouvoir, la Loi phallocratique, son Verbe, mis au centre comme le logos : le phallogocentrisme.
Cas extrême : La casa de Bernarda Alba drame de Federico García Lorca, (écrit en 1936 ; posthume, 1945). Bernarda, la veuve despotique plonge ses filles dans un deuil forcé et un enfermement forcené de plusieurs années, toutes issues et fenêtres closes, pour empêcher toute infiltration mâle. Vain huis clos de harem explosif des pulsions sexuelles refoulées. Femme enfermée, femme hystérique, suite logique : si elle n’est mystique et sainte, rêve d’un amant. C’est la réclusion des femmes qui suscite et invente Don Juan et le libertin fait toujours passer le vent de la liberté.
Même à notre époque prétendument égalitaire et libérée mais où la femme est loin de l’être, amateurs de bonnes fortunes de femmes au foyer, tous les dragueurs le savent, qui font leur marché galant dans les galeries marchandes et rayons propices des super marchés où des ménagères moroses errent, traînent leur ennui avec leur chariot de vagues rêves roses de Bovary de la petite parenthèse de temps libre entre les enfants à l’école et le mari au boulot, avant de courir les chercher et d’aller préparer le morne repas du soir.

 

 

 

L’œuvre

 « Vérisme » slave ». Mais de quel bovarysme masculin atteint, ce compositeur, obscur pédagogue inconnu, reste-t-il méconnu jusqu’à l’âge de 62 ans ? Fou d’amour pour la médiocre Kamila, de cette chaste folie, JanáÄek (1854-1928) fera au moins deux chefs-d’œuvre avec la femme au cÅ“ur et des Å“uvres et de l’automne de sa vie. En 1916, en pleine Guerre mondiale, il triomphe à Prague avec Jenufa, anticipation de Katia Kabanova (1921) par le sujet, les rapports belle-mère et belle-fille là, belle-mère et bru ici. Trames tirées du courant réaliste de la fin du XIXe siècle, le naturalisme de Zola et le vérisme lyrique italien. Encore que le naturalisme est impossible à l’opéra où les gens ne parlent pas mais chantent : le vérisme n’étant qu’une convention artistique de choix de sujets proches du quotidien (encore que l’infanticide et le suicide ne le sont heureusement pas), le seul réalisme étant celui des sentiments, comme d’ailleurs l’exprimait Puccini lui-même, et d’un type de chant qui exclut l’ornement, la vocalise.

Le sujet ? Simple et cruel : dans une petite ville étouffante des bords de la Volga, dans l’étau d’un foyer où règne Kabanicha, une mère tyrannique sur Tikhon, un fils soumis, son époux, Katia, opprimée par sa belle-mère, encouragée par sa jeune et légère belle-sœur Varvara, cédera à l’évasion de l’adultère avec Boris, l’avouera en public, taraudée par le remords religieux, et se suicidera en se jetant dans le fleuve.
Mais comme Madame Bovary ne serait qu’un roman de gare sur une femme coquette et légère sans le style de Flaubert, nous n’aurions là qu’une grosse tranche de vie, sinon bien saignante bien humide, sans la musique de JanáÄek. Comme toutes les Å“uvres de génie, surtout tardif, Katia Kabanovà, dans un langage pourtant singulier et très personnel, semble connaître et contenir toute l’histoire lyrique : petits motifs brisés, en ostinato obsédant à l’orchestre, sensibles déjà dans Otello de Verdi, notamment la dernière scène, dans Tchaïkovski, dans Moussorgski, le miroitement harmonique changeant comme du vif argent de Puccini dont des réminiscences de La Bohème sont sensibles et, pratiquement, une citation ou une reprise de l’air des oiseaux de la Nedda de I pagliacci de Leoncavallo, le premier air lumineux de Katia, son rêve d’évasion.
Connaisseur à l’évidence des courants les plus modernes de son temps, le compositeur donne cependant à sa musique un caractère qui n’appartient qu’à lui. Orchestre très nourri, trame orchestrale très serrée, un fourmillement extraordinaire de ces motifs sans cesse changeants dans l’harmonie, le rythme, la mélodie, chacun répété de façon lancinante, dans une sorte de continuum tel un flux de conscience ininterrompu qui dit dans la fosse ce que les héros n’osent peut-être pas dire entièrement sur scène, mais ce n’est pas une simple illustration musicale du chant, c’est un double et trouble révélateur moins de leurs pensées secrètes que de mobiles profonds, de leurs abîmes, qu’ils ignorent sans doute eux-mêmes, leurs failles intimes. Très finement, JanáÄek notait les intensités et les variations d’accent de la langue parlée selon les émotions, les affects aurait-on dit à l’époque baroque. Cela donne de la sorte un naturel émotif à sa déclamation lyrique tchèque, malheureusement cela nous échappe, que le langage autonome de l’orchestre ne fait que porter à une oppressante intensité.
Les partitions de JanáÄek tenant souvent plus de l’ébauche et du palimpseste musical que du texte définitif, pour ce qui est de l’orchestration, si Jenufa fut jouée pendant soixante-dix ans dans la réorchestration du directeur de l’Opéra de Prague, non fixée par une quelconque édition critique, la musique de Katia Kabanovà repose sur la version imposée par Charles Mackerras en 1961. Cela laisse une large part de liberté, et de responsabilité, au chef selon Irène Kudela, la grande spécialiste du compositeur, précieuse assistante musicale et linguistique de cette production (On se souvient qu’aux Bouffes du nord en 2012, elle proposa et dirigea une mémorable version de chambre de l’opéra mise en scène par André Engel, que nous eûmes la chance de voir à la Criée de Marseille).

 

 

 

Réalisation et interprétation

 

Un sombre rideau de scène présente un nébuleux Christ d’icône au regard plus vengeur que rédempteur : mysticisme slave ou œil implacablement culpabilisant pour la femme de la religion des hommes incarnée par un Homme-Dieu ?
Avec cette mise en scène, Nadine Duffaut, si attentive à la condition féminine, comme une signature de son travail ou signal de sa vison morale de la société, atteint comme à une ascèse dramatique : sans rien qui pèse et qui pose, sans rien souligner du drame, elle en dégage les lignes fortes sans forcer un dramatisme qui risquerait, avec un tel sujet, banal et prosaïque, de sombrer dans un pathétisme vériste où le vrai déborderait le vraisemblable.
Au contraire, dans des lumières inquisitrices de Jacques Chatelet, l’épure de la scénographie d’Emmanuelle Favre, par sa rigueur géométrique, un cadre pur, à la fois place publique et théâtre de tous les regards, avec l’omniprésence d’une Volga à peine visible mais sensible par la brume et une paroi réfléchissante qui en trahit des reflets glacés menaçants, semble contenir dans sa forme les débordements passionnels de cette musique expressionniste et excessive, une effusion sans confusion comme tous ces personnages sortant de l’église, sanglés dans le rigorisme apprêté, empesé, d’habits du dimanche bourgeois (Danièle Barraud), singuliers comme pièces d’échiquier, dont les manteaux ou costumes stricts disent bien l’insularité, l’isolement charnel et affectif les uns envers les autres : la communication par les regards mais non la communion par les cœurs. Seule la robe légère de Varvara, écharpe et coiffure également couleur locale, la dégaine plus désinvolte de Koudriach en casquette et sans cravate, le jeune couple libre sinon libéré, ainsi que leur ami Kouliguine —conflit de génération et d’aspirations— font effraction à cette façade austère, renforcée même par les ouvriers en blouse du dernier acte : une société à castes mais unifiée par le raide souci des convenances. Les beaux costumes situent l’action non à l’époque de la pièce, sans doute pas en Russie malgré la Volga, mais probablement à l’époque de la création de l’opéra, dans une Tchécoslovaquie à peine née du Traité de Versailles en 1919, dont ils traduisent le besoin de dignité nationale d’une bourgeoisie rejoignant fièrement les démocraties d’Europe de l’ouest.
Entre les parenthèses des scènes publiques du début et celles de la fin, l’intimité trouble et troublante : rapports mère/fils, époux/épouse, belle-mère/belle-fille et, enfin, confidences amoureuses des deux jeunes belles-sœurs, dans une magnifique scène qu’on pourrait appeler, en termes picturaux ou cinématographiques : « Intérieur, femmes ». Un habile dispositif fait descendre des cintres trois chaises, une table à nappe brodée, une banquette : salon et chambre où les deux jeunes femmes, Katia en déshabillé vaporeux, laissent parler des rêves du cœur et deviner ceux du corps. Katia, comme une écolière déjà prise en faute entre l’implacable Kabanicha drapée de dignité en costume somptueux et livre comme Tables de la Loi entre ses mains et son mari grisâtre vautré sur une chaise, c’est un fragile oiseau entre l’enclume et le marteau, déjà sur la table du sacrifice, impossible envol, la grâce rattrapée par la pesanteur.
Beaux effets d’ombres chinoises pour des changements à vue des meubles en silence mais sans solution de continuité du rythme : les travailleurs de l’ombre dans une pleine lumière qui les montre sans les montrer. La servante Glacha en était le seul corps visible dans une humble tâche domestique dans un coin. Tout détail fait sens, comme cette silhouette de bicyclette du début, monture moderne pour l’évasion possible d’un Kudriach face au statisme social des autres personnages. Les lumières s’estompent dans de brumeuses indécisions de la conscience et des sentiments.
Alexander Briger, dans la fosse, semble voluptueusement immergé dans ce bain ininterrompu de motifs miroitants, diaprés, cuivrés dans les graves des tubas, émerge ses bras pour en diriger le flot, s’auréole des scintillements, volettements dans l’aigu, tire de poétiques couleurs du célesta, du grelottement de grêles grelots, une scansion de battements de cœur fébrile dont il insuffle la pulsation aux personnages et au chœur sporadique. À quelques nuances près, on en admire le jeu et le chant. Les moindres rôles sont traités avec soin et font exister les servantes  Fekloucha (Elisabeth Lange) et Glacha (Caroline Meng) et le Kouliguine de Sébastien Lemoine, aux beaux accents de baryton. En époux dont on sent vite la brutalité mal maîtrisée envers sa femme alors qu’il se soumet lâchement à la matriarche, le ténor Zwetan Michailov est desservi en sympathie par ce rôle ingrat mais le sert dramatiquement bien, Tikhon guère Tycoon, écrasé, émasculé par sa phallique de mère, mari marri, guère marrant, sans doute plus aimant qu’amant, veule, avachi dans un fade costume gris. Il justifie le désir d’amant de sa femme, bien que le Boris de Ladislas Elgr ne semble le justifier guère, victime d’attaques difficiles sur des aigus perchés, on ne sait si dus à l’intonation tchèque ou à la maladresse lyrique du compositeur, mais, persécuté, lui, par son vieil oncle Dikoï, sa fragilité même est touchante et il est sans doute moins le séducteur que le fantasme de séduction suscité par Katia elle-même. Cette dernière, la soprano Christina Carvin déploie le satin d’une voix flexible, doucement lascive, enchante avec son rêve aérien d’oiseaux impossibles évoquant ceux de l’adultère Nedda de Mascagni, autre victime matrimoniale. Ce désir d’évasion rend palpable son enfermement et la conséquence de miasmes mystiques qui la détruiront : elle a intériorisé la culpabilisante religion de hommes, loi du patriarche et de son relais la matriarche : la chanteuse, bien dirigée, exprime admirablement ses déchirements, déjà pécheresse avant même d’avoir péché, pathétique dans sa confession publique si russe (avant d’être politiquement soviétique) telle une Nastasia Philipovna de Dostoïevski, instruisant elle-même son procès et sa sentence lors d’un orage autant atmosphérique qu’hystérique dans cette suffocante société.
Aux côtés de ce couple tragique d’enfants persécutés par oncle ou belle-mère, logiquement attirés l’un par l’autre pour confondre et consoler leur souffrance sinon révolte, Varvara et de Koudriarch forment le couple jeune débordant de vie, deux voix à peine plus graves, solidement assises, dirait-on, sur la terre mais sans peser : le troisième ténor, Elmar Gilbertsson, médium solide, campe avec vraisemblance ce jeune homme qui, loin de pédaler dans la semoule brumeuse, chante avec vaillance et aisance en virevoltant à bicyclette (très à la mode écolo ces temps-ci sur les scènes : Elisir d’amore, et Caprices de Marianne). Valentine Lemercier, dansante, virevoltante dans sa robe régionale, a une fraîcheur, une présence délicieuses, confidente solidaire et lumineuse de la sombre Katia, parenthèse heureuse dans le drame, assumant, avec son amoureux, une juvénile émancipation de la tyrannie des gérontes, des vieillards oppressants et oppresseurs, détenteurs de la fortune et du pouvoir. Nadine Duffaut, dans un jeu de symétries et d’antithèses, réunit en une scène éclairante un autre couple le redoutable Dikoï, la noire basse géorgienne de Mikhail Kolelishvili, image sinistre d’un rude Don Pasquale aigri persécutant son neveu, et la terrible Kabanicha, mère castratrice et belle-mère sadique dont on découvre ici les faiblesses, bouteille en main, grise et grivoise. Elle, c’est Marie-Ange Tororovitch, mezzo sombre aux aigus percutants, raide, arrogante, guindée, gainée dans ses robes tout de même fastueuses, assise sur sa chaise comme en un trône, impitoyable et implacable, dominant, terrassant du regard la bru et la fille assises plus bas, présente et distance. À son actif, ni air ni mélodie, pas de phrase musicale liée mais des interventions staccato, hachées, tranchantes, acérées : la parole impérieuse, impériale du pouvoir. Katia noyée, faible fils effondré, régentant et donnant congé à la foule, elle reste maîtresse de la situation et de la scène, effroyable statue de glace dans un halo de lumière, icône matriarcale sans pitié sous l’icône religieuse du rideau. Grandiose composition.

 

 

 

Katia Kabanova. Opéra en trois actes de Leós JanáÄek. Livret du compositeur d’après la pièce L’Orage d’Alexandre Ostrovski traduite en tchèque par Vincence Cervinka (Brno, 1921). Création Opéra de Toulon, 25 janvier 2015

Nouvelle production. Coproduction Opéra de Toulon et Opéra Grand Avignon.
Création à l’Opéra de Toulon : les 25, 27, 30 janvier 2015.

Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon.

Direction musicale : Alexander Briger.
Mise en scène : Nadine Duffaut. Décors : Emmanuelle Favre. Costumes : Danièle Barraud. Lumières : Jacques Chatelet.
Distribution :
Katia : Christina Carvin ; Boris : Ladislav Elgr ; Kabanicha : Marie-Ange Todorovitch ; Dikoï : Mikhail Kolelishvili ; Tikhon : Zwetan Michailov ; Varvara : Valentine Lemercier ; Kudriach ; Elmar Gilbertsson ; Kouliguine : Sébastien Lemoine ; Glacha : Caroline Meng.

 

 

Compte rendu, opéra. Toulon, Opéra, le 27 décembre 2014. Offenbach : La Belle Hélène.

offenbach jacques Offenbach2Compte rendu, opéra. Toulon, Opéra, le 27 décembre 2014. Offenbach : La Belle Hélène. La Guerre de Troie eut lieu. Hélène de Troie, la belle Hélène, selon Homère, fut cause de la guerre de Troie. Cette Hélène quelle hérédité ! Quelle famille ! En effet, du côté généalogique, elle est née des amours de sa mère, la reine Léda, avec un cygne, en réalité Zeus, en grec, Jupiter, pour les Romains, métamorphosé en ce volatile pour tromper et détromper la vigilance de sa jalouse de femme, Héra ou Junon emblématisé par le paon, le pa/on chez Offenbach et ses compères librettistes. Côté famille, du même œuf, Hélène a pour frères Castor et Pollux, les jumeaux, les gémeaux. Elle aura une fille, la jalouse Hermione de l’Andromaque de Racine qui fera tuer son amant par Oreste amoureux fou d’elle ; quant à sa sœur, Clytemnestre, aidée de son amant, elle assassinera son mari, le roi des rois Agamemnon au retour de la Guerre de Troie car il a fait sacrifier leur fille Iphigénie pour avoir des vents favorables et Clytemnestre sera à son tour assassinée par son fils Oreste, poussé par sa sœur Électre, pour venger le père. Jolie famille !

élégante et belle

Et pourtant, elle causera bien des ravages, notre chère Hélène, héroïne bien innocente encore, enjeu d’un jeu qu’elle ignore, disons le jeu non de paume, mais de la pomme, le fruit. Eh oui, la pomme, pas celle d’Ève ni la pomme d’Adam Mais la pomme de discorde (de là vient l’expression) de Pâris. Nous sommes sur le Mont Ida : Héra (Junon), Athéna (Minerve) et Aphrodite (Vénus), trois déesses, ont une compétition guère divine mais bien humaine, bref, un concours de beauté couronné d’une pomme pour la gagnante : elles se disputent le titre de la plus belle. Et voilà : le beau prince troyen Pâris passait par là comme simple berger. Elle s’en remettent au jugement du jeune homme. Ce dernier offre le prix à Vénus qui, recevant la pomme de la plus belle déesse, promet à Pâris la plus belle des mortelles, Hélène de Sparte, mariée au roi Ménélas, hélas. Il l’enlèvera et l’on verra la suite funeste : la Guerre de Troie.

La Guerre de Troie n’aura pas lieu

Du moins chez Offenbach et ses deux érudits librettistes qui nous en présentent les héros, avant la tragédie, en pleine comédie de ces boulevards tracés par le Second Empire en gloire : Hélène en cocotte, Pâris en jeune premier rusé, Oreste en fils à papa débauché, Agamemnon, roi des rois bien vivant encore, Achille bouillonnant et vibrionnant myrmidon au cerveau limité par le casque, et Ménélas, en exemplaire parfait des cocus du vaudeville français du temps.

Car La Belle Hélène (1864) est aussi connue que méconnue. Qui, en effet, aujourd’hui, peut identifier, pour s’en délecter, toutes les références généalogiques, mythologiques, détournées de façon comique, qui tendent, comme l’arc d’Ulysse, le texte hilarant mais très érudit d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, les duettistes librettistes futurs auteurs de Carmen ? Ainsi, une seule allusion rapide d’Achille combattant « à un contre mille », « grâce à [son] plongeon » ne se comprend que si l’on sait que sa mère, pour le rendre invulnérable, le plongea, enfant, dans les eaux du Styx, fleuve des Enfers, pour le rendre immortel, le tenant simplement par les talons, seules parties non trempées qui resteront ainsi vulnérables : il en mourra d’une flèche de Pâris, lors du siège de Troie. D’où l’expression, le talon d’Achille, la part, le maillon faible de quelqu’un. Mais à texte savant, musique virtuose, qui décomposant des mots de manière surréaliste déjà, a sans doute fixé dans la tradition et la mémoire collective ces noms de rois, ainsi, le bouillant Achille, « le roi myrmidon », ce  roi « barbu, bu qui s’avance, c’est Agamemnon », Ménélas, « l’époux, pou de la reine »,  qui partira « pour la Crète », l’île aux cornes qui orneront sa tête après que Pâris sera parti avec sa femme Hélène pour Troie.

Réalisation et interprétation

La fête va bien à Offenbach, compositeur festif, et les fêtes de fin d’année, qui le voient programmé un peu partout, le lui rendent bien. Et mal. En effet, le raffinement facétieux de sa musique et de ses livrets, par méconnaissance, ignorance, inculture, donnent lieu trop souvent à des productions tirant par le bas de la grasse gauloiserie lourdingue au goût douteux ce qui relève de la suggestion, de l’allusion légère et de la parodie plus colorée, à la fois historique, politique : verve musicale et verbe extrêmement cultivés. Alors, l’étourdissant tourbillon l’emporte sur la finesse de la nuance. On saura gré ici à Bernard Pisani, qui signe la mise en scène et la chorégraphie, d’avoir résisté à la lourdeur et paré cette Hélène d’une élégance classique de bon aloi. Inspirée des tableaux de Lawrence Alma Tadema, le « peintre du marbre », néo-classique, antiquisant, opposant les lignes nettes de sa géométrie au flou de l’impressionnisme en plein essor à l’époque, la scénographie d’Éric Chevalier est habile : quelques degrés blancs, à la fois entrée et montée vers le temple, tribune et trône, serrés aux deux extrémités de volutes stylisées, praticables servant de fauteuils somptueux, suffisent à une sobre caractérisation antique. Les costumes de Frédéric Pineau sont à cette échelle : jouant de l’antique avec des signes parodiques contemporains et des couleurs d’un technicolor hollywoodien tout aussi élégants, sans tapage ni ravage, dont des bleus cobalt magnifiques, clins d’œil souriant aux péplums de Cinacittà, puisque des fauteuils de tournage aux noms des acteurs, à l afin, renvoient explicitement au monde du cinéma. Les lumières de Jacques Chatelet sont en harmonie avec cette belle vision d’ensemble, avec un onirisme d’azur ombreux dans la scène du rêve d’amour entre Hélène et Pâris.

Mais on apprécie, dans cette harmonie générale entre scène, décors costumes et lumières, les mouvements rythmiques, chorégraphiques souvent des personnages et des chœurs qui confèrent au plateau une unité visuelle qui joue avec celle de la fosse, de la musique, enchaînant mouvements de valse suggérés, galops, ébauches de cancan  : parmi les réussites, Ménélas, le roi, cocu annoncé, littéralement « roulé » par tout le monde comme une balle, une vague, qui le pousse à partir pour la Crète, l’île aux crêtes maritales ornées.

On attend toujours au tournant la scène de la charade, que la tradition adapte plus ou moins bien au goût  bon ou mauvais du jour. Ici, la locomotive révolutionnaire du temps devient l’Airbus A 380 et Chronopost pour la poétique colombe de Vénus est une amusante trouvaille. Les allusions contemporaines, le fort de Brégançon, une chanson d’Aznavour, l’apostrophe télévisée de Maurice Clavel quittant en 1971 le plateau de l’émission À armes égales, « Messieurs les censeurs, bonsoir! », sont trop discrètes ou lointaines et ne soulèvent que peu de rires.

Côté vocal, on pouvait craindre, avec le luxe royal d’une Karine Deshayes, magnifique Hélène au velours somptueux d’un timbre charnu et souple, plein de voluptueuses promesses, hilarante dans l’air tragique échevelé de « l’homme à la pomme », une faiblesse mitoyenne du reste de la distribution. Mais Cyrille Dubois, haute contre, ténor aigu dans la tradition française baroque et néo-classique, en ductile Pâris, est un digne —non futur mais présent— amant, donnant des aigus superbe de coq vainqueur. Le troisième du ménage à trois du vaudeville, Yves Coudray, est un Ménélas qui réussit à être touchant d’innocence dans le rôle ingrat du futur cocu, exhorté par l’autoritaire et grande gueule Agamemnon d’Olivier Grand à s’immoler, à accepter son sort, pour préserver les « Ménélas de l’avenir ». Le rusé Calchas est campé de picaresque façon par Antoine Garcin en voix et veine (forcée) au jeu. Les deux Ajax, Yvan Rebeyrol et Jean-Philippe Corre, sont de très drôles Dupont et Dupont antiques et Vincent de Rooster un Achille truculent, plus bredouillant que bouillonnant dans la charade. Eugénie Danglade est un Oreste léger et bondissant,voyau de bonne famille et en rien futur matricide, triolisant à plaisir de façon enviabe avec les belles Léœna et Parthoénis (Hélène Delalande et Marie-Bénédicte Souquet), Rosemonde Bruno La Rotonda est Bacchis qu’on a envie de réentendre. Antoine Abello (Philocome) et Dominique Lambert (Euthyclès) ferment la ronde et forment la bacchanale de ce plateau joliment endiablé..

À la tête de l’Orchestre et des chœurs de l’Opéra de Toulon parfaitement préparés et intégrés (Christophe Bernollin) Nicolas Krüger mène tambour battant la musique, baguette, pétillante, pétulante, pétaradante quand il convient.

LA BELLE HÉLÈNE. Opéra bouffe en trois actes de Jacques Offenbach (1819-1880). Livret de Henri Meilhac (1830-1897) et Ludovic Halévy (1834-1908). Création : Paris, Théâtre des Variétés, 17 décembre 1864

Opéra de Toulon, le 27 décembre 2014.

Orchestre, chœur et ballet de l’Opéra de Toulon

Direction musicale : Nicolas Krüger.

Mise en scène et chorégraphie : Bernard Pisani. Décors : Éric Chevalier. Costumes : Frédéric Pineau. Lumières : Jacques Chatelet.

Distribution :

Hélène : Karine Deshayes ; Pâris : Cyrille Dubois ; Ménélas : Yves Coudray ; Agamemnon : Olivier Grand ; Calchas : Antoine Garcin ; Oreste : Eugénie Danglade ; Achille : Vincent De Rooster ; Ajax I : Yvan Rebeyrol ; Ajax II : Jean-Philippe Corre ; Léoena : Hélène Delalande ; Parthoénis : Marie Bénédicte Souquet ; Bacchis : Rosemonde Bruno La Rotond ; Philocome : Antoine Abello ; Euthyclès : Dominique Lambert.

Compte-rendu, opéra. Toulon. Opéra, les 27, 28, 30 & 31 décembre 2014. Jacques Offenbach : La Belle Hélène. Karine Deshayes, Cyrille Dubois, Olivier Grand, Yves Coudray, Eugénie Danglade… Bernard Pisani, mise en scène. Nicolas Krüger, direction.

toulon-offenbach-orphee-enfers-plan-generalAvec cette production de La Belle Hélène de Jacques Offenbach – que nous avions déjà vue à Toulouse il y a deux saisons – Bernard Pisani rend hommage, avec l’aide de son décorateur Eric Chevalier et de son costumier Frédéric Pineau, au Septième Art, et plus exactement à la glorieuse période des péplums hollywoodiens, en pratiquant un art de l’anachronisme que n’aurait certainement pas renié le compositeur allemand. On retrouve ce goût anachronique dans les dialogues parlés ici réécrits : Chronopost, le fort de Brégançon ou l’Airbus A380 – qui prend la place de la « locomotive » dans la fameuse charade – font l’objet de clins d’œils appuyés qui réjouissent le public. Se souvenant enfin qu’il a débuté comme danseur, Pisani parsème le spectacle de chorégraphies décalées qui égayent un peu plus l’atmosphère.

 

 

 

 

Réjouissante Belle Hélène

 

 

offenbach-toulon-orphee-enfers-karine-deshayes-cyril-dubois-opera-de-toulon

 

Karine Deshayes ne fait vocalement qu’une bouchée du rôle d’Hélène, avec son mezzo soprano ample et clair à la fois, admirable de souplesse et déconcertant de légèreté dans l’aigu. Il en va de même pour le Pâris du jeune Cyrille Dubois – nominé aux prochaines Victoires de la Musique dans la catégorie Révélation lyrique de l’année – qui continue de nous étonner et de nous ravir. Il s’amuse ici des envolées aiguës de ses « Évohé ! » dans le fameux récit du jugement et les accents enjôleurs de son chant donnent une magnifique noblesse au non moins attendu duo du deuxième acte. Antoine Garcin, un Calchas un poil trop hâbleur, et Yves Coudray, un Ménélas très en voix – contrairement à une discutable tradition – complètent parfaitement le quatuor des protagonistes. Eugénie Danglade campe un Oreste tout de fraîcheur vocale et d’effronterie alors que l’Agamemnon d’Olivier Grand sait être fort drôle tout en chantant juste. Enfin, l’Achille de Vincent de Rooster et les deux Ajax d’Yvan Rebeyrol et Jean-Philippe Corre jouent eux aussi la carte de la dérision, dans la joie de vivre prônée par Offenbach, toujours heureux de rabattre leur caquet aux puissants du jour.

A la tête de l’Orchestre et des ChÅ“urs de l’Opéra de Toulon, le chef français Nicolas Krüger dirige avec une dynamique qui jamais ne se relâche, une réactivité immédiate aux situations et un vrai esprit d’équipe. Surtout, il sait trouver les couleurs les plus justes, qui conservent à l’ouvrage son immortelle jeunesse.

 

 

Compte-rendu, opéra. Toulon. Opéra, les 27, 28, 30 & 31 décembre 2014. Jacques Offenbach : La Belle Hélène. Karine Deshayes, Cyrille Dubois, Olivier Grand, Yves Coudray, Eugénie Danglade… Bernard Pisani, mise en scène. Nicolas Krüger, direction.

 

 

Illustrations : © Frédéric Stéphan l’Opéra de Toulon

 

 

 

Compte rendu, opéra. Toulon, le 14 novembre 2014. Donizetti : Anna Bolena. Direction musicale : Giuliano Carella. Mise en scène : Marie-Louise Bischofberger

donizettiLa folie dans l’opéra (1) … Le premier tiers du XIX e siècle, de l’Italie à la Russie, l’Europe se penche sur la folie, dans la littérature  (Gogol Le Journal d’un fou, 1835) et le théâtre. Mais on assiste à une véritable épidémie, une contagion de la folie chez les héroïnes lyriques. A l’opéra, en effet, les folles font courir les foules, une vraie folie, littéralement.  Remarquons d’abord que nos héroïnes folles, plutôt que folles héroïnes, semblent pratiquement toutes venir du froid, du nord : Ophélie d’Hamlet de Shakespeare est danoise par le lieu de la scène mais anglaise par la langue ; Ana Bolena de Donizetti, Anne Boleyn, anglaise ; Elvira des Puritains de Bellini, est aussi anglaise, Élisabeth d’Angleterre, cela va de soi, et, dans Roberto Devereux de Donizetti de 1837, la reine, prompte à couper des têtes, perd un peu la sienne, un accès de délire, à la mode romantique et Maria Stuarda, sa rivale, est reine d’Écosse, ainsi que lady Macbeth. Lucia di Lammermoor est également écossaise. Amina, de la Somnambule de Bellini est suisse et Marguerite, tirée du Faust de Goethe, est Allemande et il y aura une version française de Berlioz, une autre de Gounod et deux autres encore, italienne dans Mefistofele de Boïto, et italo-allemande avec Busoni. Voilà donc des héroïnes romantiques des brumes du nord mais des opéras du sud dans des opéras qui montrent non comment l’esprit vient aux filles comme dirait Colette, mais comment elles le perdent, pratiquement toutes par amour.

 

A perdre la tête…

La première à ouvrir la ban est l’Imogène de Il pirata de Bellini (1827), œuvre inspirée d’une pièce française du XVIIIe siècle, mais traduite d’une pièce d’un auteur irlandais de 1816 (nous ne quittons pas le nord). Contrariée dans ses amours, mariée de force, son amant  et son mari la croient infidèle, mais l’amant ayant tué son époux est mis à mort, elle perd ses deux hommes et la raison.

La scène de folie, grande et longue scène entremêlée de chœurs avec d’abord partie lente et douce dans les grandes arabesques belliniennes, puis la cabalette avec toute une folle pyrotechnie vocale, grands écarts, notes piquées, trillées, gammes montantes, descendantes, etc,  fit grand effet et la cantatrice se paya un triomphe.

Naturellement, toutes les autres cantatrices réclament aux compositeurs un air de folie pour pouvoir y briller. Giuditta Pasta, grande vedette et vocaliste se voit vite offrir par Donizetti, confrère et rival de Bellini, le rôle d’Anna Bolena (1830), Anne Boleyn, la malheureuse épouse d’Henri VIII d’Angleterre qui, désireux de changer encore de femme après avoir divorcé de Catherine d’Aragon, entraînant le schisme d’Angleterre, la rupture avec le pape et le catholicisme. Dans la Tour de Londres, attendant son tour sur l’échafaud, Anna perd la tête avant d’être décapitée.

Le sujet : un roi en mal de mâle. Felice Romani, le librettiste, loin des outrances et invraisemblances romantiques d’un Victor Hugo jouant avec l’Histoire, tisse un livret solide, près de la vérité, où l’action, le sort de la reine Anne Boleyn est pratiquement scellé dès le lever du rideau, en cette an qu’on ne peut dire de grâce de 1536. Il met en valeur les rapports de la suivante Jane Seymour avec sa souveraine qu’elle trahit sans le vouloir vraiment, séduite par le volage Henri VIII, frustré d’un héritier mâle avec ses deux épouses, la passée et la présente pesante. Jane refuse une liaison de l’ombre, exigeant un mariage dont elle sait pourtant qu’il signe la mort de la souveraine régnante, le roi ne pouvant s’offrir le luxe d’un autre divorce, comme l’avait exigé Boleyn, qui joua aussi longuement de sa fausse virginité pour obtenir la main du roi.

L’épée et non la hache, faveur royale, tranchera dans le vif du sujet, en l’occurrence, le cou de la reine Anne. Le Roi fomente réellement un complot pour instruire un inique procès et accuser sa femme d’adultère, probablement faux pendant leur union, avéré si l’on considère le temps de ses longues et chastes « fiançailles » où la coquette Boleyn batifolait de très près avec son ancien amant, Percy, qu’elle n’hésitera pas à sacrifier pour conquérir le monarque enflammé, désireux d’enfanter un enfant mâle. L’adultère avec Percy, ne suffisant pas, on y ajoute celui avec son page musicien, Stemton, et l’inceste avec son frère Rochefort pour faire bonne mesure. On comprend que, emprisonnée dans la Tour de Londres, antichambre de la mort, la reine perde la tête avant de la perdre littéralement. Du moins dans l’opéra car il semble, historiquement, qu’Anne, comme Marie-Antoinette, repentie de son passé, se montra fort digne à l’heure de son exécution priant même le peuple de prier pour le roi… Il en avait sans doute bien besoin.

Réalisation et interprétation… On aime cette frise ou fresque de courtisans ombreux, assis sur le sol et commentant à voix basse la situation précaire de la reine, les cols blancs frôlés de lumière ; puis la guirlande des femmes déplorant plus tard son inéluctable sort et, enfin, hommes et femmes réunis, tournant le dos au passé, Anne Boleyn disgraciée, faisant ingratement des grâces au roi et à Jane Seymour qui dansent cyniquement leur joie de s’être débarrassés de l’encombrante souveraine.

donizetti-anna-bolena-toulon-hommes-frise-guerriersLa mise en scène de Marie-Louise Bischofberger, a de la sorte des effets picturaux intéressants, mais s’attache surtout régler, non sans raisons, les rapports des deux femmes, la reine en disgrâce et la favorite de l’ombre pour l’heure dans l’éclat de sa maîtresse, l’une ignorant la trame, l’autre déjà dans le drame et déchirée de scrupules et de remords : c’est la vérité de l’œuvre, on leur doit les plus beaux moments. Après les soli, les soliloques troublés des deux héroïnes, Seymour, la suivante, Anne, la reine, qui nous dévoilent leur âme et leurs remords (l’une de trahir la reine, l’autre d’avoir trahi son amour d’autrefois) et, par la beauté physique de ces chanteuses et par leur chant, par la perfection technique, on ne départage pas les deux rivales, la reine en fin de course et la reine en devenir : les deux sont souveraines dans leur art. Après ces prises de conscience douloureuse, les duos des deux cantatrices, la soprano et la mezzo, Jaho et Aldrich, rivalisant de virtuosité vocale expressive, mêlant le tissu somptueux de leur timbre, brillante soie de la soprano et velours chaud de la mezzo, à l’inverse de la robe rouge de la première et bleue nuit de la seconde.  Premier duo d’autant plus dramatique que nous en savons plus que la principale intéressée qui ignore encore qu’elle joue sa tête.

Altière, froide au début, Ermonela Jaho, en Boleyn, semble  au début dangereusement se hausser du col, de ce cou si mince à l’épée du futur bourreau comme elle le dira elle-même. On sent en elle la morgue de l’intrigante arrogante, aussi rugueuse avec la cour qu’elle fut rusée avec le roi : elle avait réussi, suivante insinuante, à évincer une rivale légitime, la malheureuse reine injustement répudiée, Catherine d’Aragon. Juste retour des choses, elle va être payée de la même monnaie par sa propre suivante, mais tourmentée des scrupules qu’elle n’a apparemment pas connus dans l’ivresse de la conquête du pouvoir d’un roi à la chair faible auquel elle aura tenu la dragée haute d’un abandon de sa fausse virginité (elle était maîtresse de Percy) contre le mariage au prix d’un divorce forcé aux conséquences historiques incalculables. Le personnage figuré par Jaho, drapé dans les oripeaux de la royauté, de la puissance, l’est autant dans la draperie et la broderie des ornements vocaux dont elle semble royalement se jouer mais va progresser en intériorité douloureuse au fur et à mesure de la compréhension de sa disgrâce, jusqu’à devenir, brisée mais non domptée, la voix toujours fraîche, cette jeune femme fragile qui déroule si délicatement la fine dentelle de sa voix au souvenir délirant des jours passées heureux : elle arrache des larmes par sa douceur de victime résignée.

Cette hauteur, cette distance puis cette faiblesse de la reine mettent en valeur, justement, les remords de Jeanne Seymour, servie avec une passion convaincante par Kate Alfrich, séduisante (et on comprend le roi), mais si humaine (et on comprend la reine) partagée entre son amour pour le roi et sa fidélité à la souveraine qu’elle trahit, protestant hautement, avec émotion, son refus de sa mort. La joyeuse danse finale avec le roi alors qu’Anne va marcher vers l’échafaud, ce qu’elle refusait, semble une contradiction avec le personnage, mais il est vrai qu’exigeant du roi le mariage, elle exigeait implicitement la mort de sa maîtresse.

donizetti-anna-bolena-toulon-operaBelle trouvaille, dans le quintette,  la reine tenue, tendue par la main entre son ancien amant et le roi comme une figure de proue au bord du gouffre ou un insecte dans la toile d’araignée de ces bras. Bel effet, aussi, d’une dame d’atours en noir, fraise blanche, immobile, un cierge à la main, comme sortie d’une toile du Greco. Mais on peut regretter le minimalisme ou la pauvreté des temps de la scénographie (Décors Erich Wonder), un vague banc doré pour trône ou piédestal, un impensable miroir rond Art déco (le miroir plat et modeste en dimensions ne date que de la fin du XVIe siècle) devant une vaste trouée découpée en carton-pâte est un écrin trop maladroitement abstrait pour le concret des sentiments que tente d’exprimer le jeu des affects. Malgré tout, les habiles lumières de Bertrand Couderc, dans ce fond, fondent les figures, créent des cadres dramatiques et angoissants et le décor se fermant en noirs chevrons ou lames triangulaires de haches est saisissant avec le roi au milieu, en ordonnateur des fastes sanglants de ses noces, un Simón Orfila à la voix de baryton basse, sombre, puissante mais un peu brute, ce qui convient à la brutalité d’Henry VIII, hachant les vocalises comme il hache menu ses épouses. Face à lui, Ismaël Jordi, allure et figure de jeune premier, de ténor léger rossinien passant au lyrisme dramatique mais toujours virtuose de l’œuvre, émeut par la vérité qu’il met dans ce personnage d’amoureux romantique et héroïque, osant le luxe de nuances en demi-teintes en voix mixte mais toujours virile. Face à lui, avec des effets de symétrie réussis, séparés par les gardes, en Rochefort, Thomas Dear, dans la convention de l’opéra romantique, offre un amical et élégant contrepoint vocal de basse sombre à la lumière du timbre du ténor.  L’espion et perfide Hervey est bien campé par la voix affûtée du ténor  Carl Ghazarossian, tandis qu’en page mal et ridiculement travesti Smeton, Svetlana Lifar, malgré ce handicap, déploie la beauté et la puissance d’un mezzo rond, chaleureux, digne d’un meilleur sort.

À la tête de son docile et ductile Orchestre de Toulon, Giuliano Carella est doublement chez lui dans cet opéra romantique et nous y mène et promène avec bonheur, dessinant des lignes, même rarement complexes, estompant des chœurs (excellemment préparés) en murmures feutrés de courtisans, faisant fleurir avec précision des couleurs instrumentales, des timbres, sans jamais rien perdre d’une continuité musicale et d’une solidarité sans faille envers les chanteurs dans une œuvre vocalement impondérable souvent où toute erreur défaille et déraille l’ensemble.

Les costumes (Kaspar Glarner) de la reine et de la suivante sont très beaux et les autres, sombres, le sont aussi quand ils sont temporels, avec la belle frise de leurs fraises ou cols colorés de blancheur sans ces longs manteaux inutilement intemporels, dans l’académisme déjà cinquantenaire de la soi-disant modernisation des œuvres anciennes, comme les signes naïfs, lunettes modernes pour Rochefort, cigarette désinvolte de l’espion et bourreau sadique et cynique, inexistante à l’époque si le tabac, était connu grâce aux Espagnols. Qu’y a-t-il, d’ailleurs, à moderniser une histoire si ancrée dans l’Histoire à notre époque où l’on divorce chez les têtes couronnées sans être obligé de les couper ?

 

 

 

Opéra de Toulon, le 14 novembre 2014.  Anna Bolena de Donizetti,

A l’affiche à Toulon, les 14, 16 et 18 novembre 2014

Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon

Production Opéra National de Bordeaux

Direction musicale : Giuliano Carella

Mise en scène :  Marie-Louise Bischofberger

Décors :  Erich Wonder

Costumes : Kaspar Glarner

Lumières :  Bertrand Couderc

Distribution :

Anna Bolena : Ermonela Jaho ; Giovanna Seymour : Kate Aldrich ; Smeton : Svetlana Lifar ; Enrico VIII : Simón Orfila ; Lord Riccardo Percy : Ismael Jordi ; Lord Rochefort :  Thomas Dear ; Sir Hervey : Carl Ghazarossian.

Photos : © Frédéric Stéphan.

 (1) Je reprends ici quelques éléments d’une émission de France-Culture sur La Folie dans l’opéra à laquelle j’ai longuement participé.

 

 

Compte rendu, opéra.Toulon. Opéra, Le 12 octobre 2014. Lakmé de Léo Delibes. Direction musicale : Giuliano Carella. Orchestre, chœur et ballet de l’Opéra de Toulon. Mise en scène : Lilo Baur. Lakmé : Sabine Devieilhe ; Mallika : Aurore Ugolin ; Ellen : Elodie Kimmel ; Rose : Jennifer Michel ; Mistress Bentson : Cécile Galois.

LAKMEL’œuvre. Fin du XIXe siècle, la mode orientaliste règne en France sur la scène et les arts, appuyée aussi sur un colonialisme tranquille, à la bonne conscience. Pierre Loti, officier de marine, fait rêver avec ses récits, ses romans sur fond autobiographique d’amours faciles et sans engagement pour le mâle occidental triomphant. Cela donnera des tragédies comme Madame Butterfly, victime d’avoir cru au mirage d’un mariage qui n’était, pour le fallacieux époux américain, qu’une union par location, révocable à chaque instant. Mais, quinze ans avant Puccini, il y a, entre autres, cette Lakmé dont l’agréable et séduisante musique cache mal une douloureuse trame, un drame de l’incompréhension entre deux cultures, ici l’indienne, écrasée par l’arrogance supérieure de la colonisation anglaise, le fatal décalage entre deux cultures et deux milieux sociaux incompatibles malgré l’amour partagé entre la jeune hindoue et le jeune officier britannique.

Intégrisme religieux, terrorisme ?

En effet, dans l’Inde colonisée du XIXe  siècle,où l’occupant blanc interdit la religion autochtone qui devient clandestine, avec tous les secrets inquiétants que cela peut supposer et la haine accumulée, la rencontre entre Lakmé, vouée au temple et sacrée comme une vestale autrefois, et Gérald, officier anglais occupant, ne peut déboucher que sur une impasse, raciale, sociale, culturelle. C’était déjà le nœud de la prêtresse Norma pactisant en secret avec l’envahisseur romain, trahissant sa patrie : Lakmé est fille du Brahmane Nikalantha, qu’on dirait aujourd’hui intégriste religieux, fanatisé, proche d’un terrorisme  venir ; elle est une sorte de déesse, donc intouchable, en tout opposée au charmant colonisateur pour qui ce pays est une source d’exotisme et de curiosité esthétique. Le contraste entre les Hindous et les Anglais, Gérald, son ami Frédérick, les deux filles du gouverneur et leur gouvernante pincée, Mistress Bentson, est habilement traité par la musique qui en trahit l’inadéquation aux lieux, encore que le premier air de Gérald a une poétique saveur orientalisante qui exprime en lui, peut-être, au-delà de son sens esthétique émerveillé d’un bijou, un possible sentiment d’adaptation, sensible et amoureux. Le discours endogène des femmes, guère porté à la communication autre qu’exotique, ne fait que renforcer leur sentiment presque freudien d’inquiétante étrangeté face à ce pays, l’Inde, son peuple et ses rituels, d’autant que la situation politique est tendue entre occupants et occupés : le regard supérieur et rapide du touriste. Seul Frédérick a une approche plus sympathique et moins superficielle, seul personnage à n’être pas un sommaire « caractère » simpliste de convention, comme Nikalantha, le méchant « intégriste » bien méchant, même non sans raisons, contre l’envahisseur : à part Frédérick, tous sont pratiquement unidimensionnels, d’un simplisme conventionnel d’Opéra-comique, aux gros traits sans grandes nuances. Si Lakmé, douce et tendre, en attente inconsciente de l’amour comme un Chérubin féminin mélancolique,  dans son air délicat d’introspection, et Gérald, présenté comme un rêveur poète, énamouré d’un bijou, même pas d’un portrait de femme comme Tamino dans La Flûte enchantée, leur amour en une seule rencontre est bien fulgurant et d’une convention qui n’offre guère de place à un développement affectif vraisemblable, que pourtant, leur deux airs solitaires, deux âmes en recherche, laissaient entrevoir. Mais la grâce de la musique est telle qu’on se laisse embarquer, même sans autre émotion que musicale et lyrique, dans leur schématique aventure perturbée par la traditionnel baryton jaloux, ici un père quelque peu incestueux.

Réalisation et interprétation. Le minimalisme de la scénographie de Caroline Ginet, au lever de rideau, sur un fond indécis de verdure ombreuse, un tertre de terre rouge pour figurer le temple et son autel, nous épargne un pittoresque exotique à couleur locale trop colorée. La profanation de l’intrus anglais, la souillure, est élégamment symbolisée avec sobriété par le récipient renversé de poudre jaune, or ou safran, égales denrées précieuses pour les avides colonisateurs, à côté de corbeilles de fleurs, fleurs perdues, profanées, préfigurant le délicieux duo de Lakmé et sa servante ; au dernier acte, un énorme saule pleureur, signe éploré des amours à pleurer, avec encore ce rideau de fond, fondu végétal de lianes hésitant entre ombre et lumière, rêve et réalité, filtrant de superbes éclairages bleutés de Gilles Gentner, ont la même simplicité d’épure pour les pures amours ainsi mises en relief par la mise en scène sobre ou pauvre, trop a minima dramatique de Lilo Baur. Cependant, à l’acte II, peut-être trop serré sur la scène de Toulon, et trop crûment éclairé, l’entassement du portique, colonnettes et piliers métalliques, apparemment méticuleusement astiqués, claquent comme un clinquant hétéroclite de brocante de quincaille de bric et de broc, de temple hindou attendant des touristes pour une exotique fête locale au colorisme accusé par contraste. Les costumes d’Hanna Sjödin sont sagement post-victoriens pour les Anglais et pittoresquement exubérants pour ceux qu’on appelait les « indigènes » dans l’acte II, à grand renfort de jaunes éblouissants. Quelque arrogante brutalité des dominateurs européens, si elle traduit la botte impérialiste et justifie la haine du brahmane, est sans doute trop discrète, au milieu des agréables danses obligées des bayadères (chorégraphie : Olia Lydaki), pour montrer une tension politique explosive, juste un peu d’amertume dans le sirop amoureux entre la dolente hindoue et l’indolent Anglais. Hors cela, l’arrière-plan politique, qui aurait pu soutenir une tension dramatique puissante, malheureusement d’actualité aujourd’hui, est juste allusif et on regrette aussi que le personnage du Brahmane, monolithique religieusement mais père ambigu, qui guette même, comme un amant jaloux, le sommeil de sa fille, ne soit pas traité : « J’ai voulu t’écouter dormir », avoue-t-il dans une formule bien plaisante qui supposerait que la tendre Lakmé ronfle… (et l’on passera aussi sur le formule pléonastique d’une « ombre assombrit ta beauté. »

L’acmé chant français

Dépassés l’amusement d’un Casanova à l’Opéra de Paris sur la façon française de chanter, ou les sarcasmes d’un Rousseau sur l’« urlo francese », ‘le hurlement français’, oubliées les failles d’une certaine école aujourd’hui dépassées par la jeune génération, on peut dire sans hésiter que la distribution entièrement française de cette production de Lakmé, du premier au dernier chanteur de l’œuvre, a représenté l’acmé, un sommet sans doute du chant français dans sa plus belle expression d’élégance, de clarté, de diction : un bonheur. Une réussite chorale d’une équipe (et l’on n’oublie pas le chœur bien mené) au service d’une musique française raffinée et délicate, d’un exotisme de bon ton, mais bon teint, efficace sans démonstration, aussi évanescente parfois que l’héroïne rêveuse, efflorescente non seulement de tant de fleurs évoquées, effeuillées par Lakmé et Mallika  dans leur duo poétique et charmeur, mais au lyrisme fleuri de vocalises en guirlandes : fleur du beau, du bien mais aussi du mal puisque la jeune fille en fleur se donne la mort en mangeant la datura fatale.

Si l’on excepte deux grands aînés, Cécile Galois, campant une Mistress Bentson très british de sa voix d’ample velours grave, et Marc Barrard, voix d’ombre adoucie de tendresse paternelle et amoureuse dans « Lakmé, ton doux regard se voile… », effrayant dans la scène du complot, toujours magistral, la jeunesse des autres interprètes est remarquable. En une seule phrase, dans le rôle du serviteur Hadji, Loïc Félix, déjà remarqué à Marseille dans Orphée aux Enfers, impose la beauté de son phrasé et de son timbre. Deux jeunes anciennes — du prestigieux CNIPAL misérablement abandonné— Elodie Kimmel et Jennifer Michel, ravissent de leur joli timbre de soprano, pimpantes Rose et Ellen. Duettiste dans le fameux duo des fleurs, Aurore Ugolin, au timbre charnu et voluptueux, donne une grande envie de la réentendre. Benoît Arnould, baryton, est un beau et élégant Frédérick à la superbe voix et allure, qui semble chez lui sur scène. Le ténor Jean-François Borras est un ténor de grande classe en Gérald : d’une rare finesse de timbre, il varie élégamment les couleurs de sa voix qu’il plie aux plus délicates nuances, passant du registre de poitrine, sachant être héroïque, aux demi-teintes de la voix mixte, avec des effets sans afféterie d’une exquise poésie. Il est le digne partenaire de la Lakmé de Sabine Devieilhe, menue poupée qui n’est pas défigurée par une grande voix, émouvante et sensible dans son air d’introspection et les duos, elle déploie toutes les irisations d’un timbre délicat, moelleux même dans l’aigu extrême, sans nulle dureté, une technique impressionnante de précision et d’aisance : une petite grande Lakmé.

À le tête de l’Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon, l’italianissime Giuliano Carella se fait le plus français des chefs pour servir cette musique élégante et mesurée, qu’on dirait exemplaire de la culture française si les frontières n’étaient absurdes, artificielles, et la musique, universelle, comme ceux qui la servent et la dirigent. Musicalement, vocalement, une réussite.

Lakmé. Opéra en trois actes de Léo Delibes (1836-1891), livret d’Edmond Gondinet (1828-1888) et Philippe Gille (1831-1901) d’après  Rarahu ou le Mariage de Loti  – Création : Paris, Opéra-Comique, 14 avril 1883

Toulon. Opéra, Le 12 octobre 2014. Lakmé de Léo Delibes. Direction musicale : Giuliano Carella. Orchestre, chœur et ballet de l’Opéra de Toulon. Mise en scène : Lilo Baur. Chorégraphie : Olia Lydaki. Décors : Caroline Ginet.  Costumes :  Hanna Sjödin. Lumières : Gilles Gentner.

Lakmé : Sabine Devieilhe ; Mallika : Aurore Ugolin ; Ellen : Elodie Kimmel ; Rose : Jennifer Michel ; Mistress Bentson : Cécile Galois.

Gérald : Jean-François Borras ; Nilakantha : Marc Barrard ; Frédérick : Benoît Arnould ; Hadji : Loïc Félix.

Illustrations :  ©Frédéric Stéphan

Compte rendu, opéra. Toulon. Opéra, le 27 mai 2014. Mozart : Don Giovanni, 1787. Rani Calderon, direction. Frédéric Bélier-Garcia, mise en scène.

Le mythe de Don Juan… Depuis l’Antiquité, l’occident n’a créé que deux mythes, celui médiéval de Tristan et Yseut, l’amour fidèle jusqu’à la mort, et celui qui en semble l’inverse, Don Juan, l’infidèle à en mourir.

Ce dernier est cristallisé dans la pièce espagnole El Burlador de Sevilla, ‘l’abuseur, le trompeur’ de Séville, d’on on ignore exactement l’auteur (prêtée au moine Tirso de Molina) et la date exacte, dans le premier tiers du XVIIe siècle. Le jeune noble Don Juan, de Naples à Séville, fait la chasse aux femmes, les abusant en leur donnant la main, promesse de mariage, et les abandonne. Mais une nuit, il attente à l’honneur de la fille du Commandeur de Ulloa et, le père intervenant, il le tue. Il se moque plus tard de la statue du tombeau du Commandeur et, par dérision, l’invite à souper. La statue lui rendra l’invitation et, par cette même main trompeuse prodiguée aux femmes, le trompant à son tour, la statue du Commandeur l’entraîne en enfer.

Cette pièce qui inaugure le mythe, a pour fondement une légende sévillane. On raconte qu’à Séville, au XIVe siècle, sous le règne de Pierre le Cruel (1334-1369), son favori, Don Juan Ténorio, faisait scandale par ses débauches et ses excès. Une nuit, il pénétra chez Doña Ana, la fille ou la femme du Commandeur d’Ulloa, pour abuser d’elle. Accourant au bruit, le Commandeur voulut s’interposer mais Don Juan le tue. Les parents du mort, étouffant publiquement mais ruminant en secret leur désir de vengeance, lui élevèrent un magnifique tombeau, orné d’une superbe statue, dans le couvent des dominicains dont il était le protecteur. Un matin, on découvrit Don Juan sur la tombe, aux pieds de la statue, mort. Les moines répandirent dans la ville de Séville le miracle : la statue s’était vengée et avait puni le débauché.

Cette légende de la statue vengeresse en croise d’autres, qu’on trouve en Europe et en Espagne, le repas avec un mort. Un jeune fêtard, dissolu, une nuit, se rendant à un lieu de débauche, trouve sur son chemin une tête de mort et lui donne un coup de pied, fait un « shoot ». La tête lui reproche cette impiété et l’invite à souper le lendemain, à minuit, dans sa tombe : il s’ensuit un duel avec le mort, qui terrasse, naturellement, le débauché (qui, en espagnol, se dit « calavera », ‘squelette, tête de mort’ pour cette raison).

La pièce prêtée à Tirso, qui condense ces légendes, a un succès foudroyant dans toute l’Europe, pratiquement sous domination espagnole et on en trouve des avatars jusqu’à notre époque. La Commedia dell’Arte s’en empare comme scénario et la promène partout. Molière en donne sa version en 1665, Dom Juan ou le Festin de pierre, qui fait du héros « un grand seigneur méchant homme », avec « un cœur à aimer toute la terre », un « épouseur à toutes mains », et, surtout, un athée. Ce qui n’est pas le cas du premier Don Juan espagnol, qui demande au Commandeur un confesseur, car la pièce espagnole, à l’arrière-fond théologique, pose le problème de la grâce et du libre arbitre de l’homme. Malgré cela, Don Juan reste pour tous comme l’homme à femmes.

Réalisation

Il y a des reprises qui, à force de répétitions, d’usure, semblent reprisées, usées. Celles dont j’ai pu juger de Frédéric Bélier-Garcia, au contraire, paraissent mûrir et même se bonifier dirait-on si, d’emblée, elle n’avaient paru bonnes comme on pourra le constater dans le texte original sur la création que je reprends, avec des reprises, bien sûr, plus bas. Avec trois interprètes de Don Giovanni différents, avec le même sentiment d’unité, il arrive à créer trois incarnation différentes du mythique héros, s’adaptant chaque fois au chanteur, sans rien forcer ni de sa conception ni du chanteur.

On retrouve donc, dans cette nouvelle distribution, cette reprise de 2005 puis de 2012 à Marseille, de la mise en scène belle, intelligente et sensible de Bélier-Garcia avec les mêmes superbes décors de Jacques Gabelle, les beaux costumes de  Catherine Leterrier et les lumières dramatiques de Roberto Venturi : tous ces créateurs singuliers concourent à la réussite particulière et commune de cette dernière production.

Elle est respectueuse de la chronologie de l’Å“uvre – dans la mesure où l’on accepte, par tradition récente, que ce dramma giocoso se déroule au XVIIIe siècle, à l’époque de sa création et non au temps de l’émergence du mythe en Espagne (début XVIIe mais narrant des événements du Moyen Âge). Les costumes d’époque sont raffinés, dans des tons éteints de vert bronze et marron, allégés de vert tendre, de beige, éclairés de jaune, de la paille des chapeaux campagnards dans les scènes de fêtes. Donc, temps de l’histoire et toujours tempo musical de ce temps, tout ici concours à la recréation de l’époque de Mozart, ambiance, costumes XVIIIe siècle non tirés par les cheveux de la perruque vers notre prétendue et prétentieuse modernité, selon cet académisme prétendument moderne des mises en scène d’aujourd’hui dont la mode a déjà presque un demi-siècle.

La modernité est dans la mise en scène qui mise habilement sur toute la technique moderne : mais pour la mettre au service de l’Å“uvre, pour mettre en valeur les héros sans ralentir l’action, si dynamique, si rapide pour une Å“uvre si longue.

Ainsi, sur fond et cadre de scène noirs, que l’on dirait, actualité oblige inspirés des noirs lumineux de Soulages, des panneaux géométriques mobiles, verticaux, latéraux, descendent, montent, et glissent horizontalement, sans hiatus ni bruit, dans une grande fluidité, dans le flux musical continu, traçant à vue, successivement, de espaces divers. Vaste scène ténébreuse dessinant des lieux plus intimes, délimités : trouée d’une porte illuminée d’une immense lanterne dans ce nocturne opéra ; une fenêtre rouge trouant le noir ; des profondeurs sobrement éclairées de jaune, orange, rouge ou bleu, tel le prisme des passions, ardentes ou glacées de mort.

Cette ombre générale détache la solitude des personnages surgis du néant obscur ou s’y fondant, parfois dessinés dans des clairs-obscurs à la Rembrandt ou un ténébrisme/luminisme contrasté à la Caravage. Ils prennent une vie singulière et définie dans l’infini d’un monde opaque. Avec sa jupe jaune accrochant la lumière sur le noir avec les ailes d’une cape rouge, Elvire est un pauvre papillon de nuit qui se brûlera à la flamme sulfureuse de Don Juan. Un immense lustre, descendant des cintres (signe aussi retrouvé dans Lucia de Lammermoor), est tel un ciel constellé terrassant, enfonçant sous terre le héros mécréant avant de retrouver sa place dans l’ordre du monde restauré par le Ciel après le châtiment du dissoluto punito, du ‘débauché puni’. Bel effet des noces campagnardes avec estrade scénique et toile peinte de nature morte, le jardin du palais, la scène de bal chez Don Juan, théâtre aussi dans le théâtre, jeu de rôles, puisque le héros est le symbole que les spécialistes lui reconnaissons, du théâtre, de la théâtralité.

Le travail d’acteur est remarquable, les trouvailles, toujours suggestives : Ottavio s’essuyant avec dégoût les mains du sang du Commandeur au moment où il jure de le venger ; les fleurs sur le lieu toujours central du meurtre, épicentre du drame, et ces mêmes fleurs ironiquement offertes à Elvire par Don Juan. Les rapports entre les couples sont subtils (Anna rêvant sans doute de Don Juan en arrière-plan —théorie romanesque et romantique de Pierre-Jean Jouve ?— alors même qu’elle chante son amour pour un Ottavio qui se fond dans le noir comme s’il avait compris.

Interprétation

Don Juan est, certes, théâtralement, sur la scène. Mais dans la fosse aussi : Rani Calderon a un physique sombre de séducteur souriant, une allure et une figure donjuanesques, mais il est aussi le Commandeur, maniant la baguette comme une épée, incisif, tranchant net d’une main un risque de débordement, imposant d’un doigt sur les lèvres un silence, murmurant d’un sourire, une nuance, attentif autant à l’orchestre qu’aux chanteurs sur scène. Sa direction, vive, sans jamais fléchir, à la fois géométrique et pleine de finesse, a la séduction évidente du personnage.

Dans la distribution, aucune voix que l’on dirait exceptionnelle, mais, cependant, une homogénéité de volume, de qualités et, surtout de jeunesse de chanteurs parfaits comédiens, qui remportent tous les suffrages, tous convaincants : une jeunesse qu’on dirait mozartienne dans une interprétation qui fait passer un souffle de fraîcheur dans cette œuvre ancienne si vue et revue, dont ils renouvellent, grâce au chef et au metteur en scène, tous les charmes.

Les personnages populaires sont parfaitement dessinés, et l’on goûte sans réserve le rire des bassons dans l’air du catalogue, débité par un Leporello parfait valet de comédie, tout en rondeur et ingénuité (l’Italien Simone del Savio), que l’on croit volontiers victime de la rouerie de son maître comme il le dit. Le Masetto de l’Australien Damien Pass n’est pas un fiancé rustaud facilement joué par l’aristocrate et sa promise aspirant au grand monde : on le sent sensible, dans la voix et le jeu, à ce qui se trame sous son nez et que la préséance nobiliaire l’empêche d’empêcher ; il a de la noblesse dans sa protestation, une grandeur humaine touchante. Face à lui, Anna Kasyan, géorgienne, (en Zerline), déploie la séduction voluptueuse et veloutée d’un mezzo aux ombres pleines d’arrière-pensées et aux vocalises, aux soupirs de respirations qui sont de troublants gémissements de jouissance. Comment lui résister ? Elle a assez de charme pour séduire Don Juan peut-être plus qu’elle n’est séduite, tentée par l’expérience.

La vivacité du tempo, haché dans les grands sauts de la rage du premier air, ne donne heureusement pas ici un trait de comédie de femme bafouée à l’Elvire de l’Américaine Jacquelyn Wagner : elle en fait le déchirement d’une grande âme blessée, et un implacable désir de vengeance haletant, fiévreux d’une grande vérité, qui devient bouleversant vertige de l’amour et de la haine dans le second air, aux vocalises mystiques, après la tendresse mélodique et mélancolique de la fenêtre. Sans avoir le volume dramatique pour l’appel enflammé à la vengeance que l’on prête parfois abusivement à Donna Anna, l’Autrichienne Nina Bernsteiner, s’en tire parfaitement en grande chanteuse et comédienne et son dernier air est magnifique de tenue de ligne et d’aisance dans les vocalises.

Le Don Ottavio du Hongrois Szabolcs Brickner, montre une maîtrise exceptionnelle de la ligne dans son premier air « Dalla sua pace… », commencé tout lentement et doucement, puis sa logique s’éclaire et cet air convenu, rhétorique, que Mozart composa pour un ténor vieillissant qui n’arrivait pas à chanter l’air virtuose de la fin, devient une lente cantilène d’amour éperdu, tout élégance et noblesse, dont il fait une introversion, une méditation d’une rare vérité et d’une profonde émotion, avec des passages en demi-teinte, en voix mixte, qui ne sont pas des affèteries mais une délicate expression des affects, et on le retrouvera, héroïque et viril, dans les redoutables vocalises de son second air, surmontant avec une technique extraordinaire l’accident périlleux sans doute d’une poussière dans la gorge, soulevée par la jupe d’une Donna Anna en partant. Il n’est pas le pâle envers de Don Giovanni, mais son lumineux avers. Le Commandeur de l’Américain Scott Wilde, dans sa première apparition, fait peur par un vibrato peut-être excessif qui afflige souvent les basses à trop vouloir grossir le timbre, mais trouve toute la grandeur marmoréenne du justicier d’outre-tombe dans la scène finale.

Le Polonais Michał Partyka est un Don Giovanni qui, eu égard à une certaine tradition du personnage, étonne ou détonne d’abord physiquement et vocalement : c’est une figure de jeune homme qui n’est pas défiguré par une grande voix, mais sans doute se figure-t-il autrement puisqu’il tube souvent pour grossir le volume sans nécessité, car il existe bien scéniquement et impose cette conception d’une convaincante façon. C’est un gamin glissant, un galopin gouailleur qui gambade, qui galope bien sûr, dont la course est suivie, poursuivie par ses victimes, par ce temps qu’il semble prendre de vitesse par son tempo effréné, freiné dans ses entreprises par Elvire, s’effritant d’un coup dans l’affrontement avec la statue intemporelle : l’instant contre l’éternité, la faible chair (son faible) écrasée contre le marbre, le chaud éteint par le froid en passant par les flammes de l’enfer. Il sait astucieusement faire vivre les piquants récitatifs par un retard, un regard, une inflexion sur le mot. On retrouve en lui le Don Juan originel de la pièce espagnole, alourdi presque toujours par des acteurs ou chanteurs barbons quand ils ne sont pas barbants.

Le chœurs (Christophe Bernollin), juste présents lors de la noce puis en coulisses pour l’enfer promis à l’impie, sont excellents et l’on admire encore le jeu du chef, assurant aussi le continuo du clavecin, glosant souvent avec humour les motifs des récits. Une distribution internationale mais unifiée par Mozart pour signer en gloire la belle saison de l’Opéra de Toulon.

DON GIOVANNI

Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)

Livret, Lorenzo Da Ponte (1749 -1838).

 Première représentation, Prague, 29 octobre 1787.

 Opéra de Toulon, 27 mai 2014

Production de l’Opéra de Marseille.

Opéra de Toulon

20, 23 mai, 25 mai, 27 mai.

Orchestre et chœur de l’Opéra de l’Opéra de Toulon.

Direction musicale :  Rani Calderon. Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia. Décors : Jacques Gabel. Costumes : Catherine Leterrier. Lumières Roberto Venturi.

Distribution :

Don Giovanni :  Michał Partyka ;  Donna Anna : Nina Bernsteiner ;  Donna Elvira : Jacquelyn Wagner ; Zerlina : Anna Kasyan ; Don Ottavio : Szabolcs Brickner ; Leporello : Simone del Savio ; Le Commandeur : Scott Wilde ; Masetto Damien Pass.

 Illustrations : © Frédéric Stéphan

Je reprends ici, en abrégé, des notes de mes Préface et Postface à mon adaptation française du Burlador de Sevilla [Tirso de Molina?] Don Juan, le Baiseur de Séville, Éditions de l’Aube, 1993, 239 pages, création Aulnay-sous-Bois, puis Théâtre Gyptis, 1995, mise en scène de Françoise Chatôt.

Compte rendu, opéra. Toulon, Opéra. le 26 janvier 2014. Rossini : La Cenerentola. Direction musicale : Edmon Colomer. Mise en scène : Clarac et Delœuil.

Cenerentola_toulon_opera_rossiniL’œuvre. L’Opéra de Toulon prolonge encore la magie ou la rêverie heureuse des fêtes en programmant une œuvre à la fois cruelle par le sujet puis heureuse par le dénouement auquel on voudrait croire, La cenerentola, Cendrillon », festive et joyeuse par la musique de Gioacchino Rossini, car le chant rossinien est une fête malgré ses pointes ici, inévitables, de mélancolie. Il existe, à travers le monde, un grand nombre de variantes de cette histoire dans laquelle, un joli et petit soulier perdu par une toute jeune fille, permettra à un prince éperdu d’amour pour cet objet, quelque peu fétichiste du pied, de remonter jusqu’à elle—le pied ! de la pointe à la jambe— et de l’épouser. On en trouve des traces dans l’Égypte ancienne, dans l’Antiquité, dans le monde entier, de l’Europe à l’Asie, S’y greffe la promotion extraordinaire de la pauvre fille réduite, sinon en cendres, à être aussi grise et sale qu’elles, une souillon, par l’injuste situation que lui fait sa propre famille qui la traite en servante : un père faible, lâche, laisse ainsi traiter et maltraiter sa fille d’un premier mariage, par sa seconde femme, la marâtre et deux pimbêches de demi-sœurs aussi prétentieuses que laides et méchantes. Sorte de besoin humain de compassion, de compensation on y verra un être persécuté récompensé par la vie : la bergère ou la cendrillon épousée par le prince et qui, au lieu de se venger quand elle atteint le sommet de la puissance, pardonnera à ses persécuteurs. La victime sublimée par la bonté.
La Cendrillon ou la petite pantoufle de verre de Charles Perrault (1697), tiré de ses Contes de ma Mère l’Oie, qui fixe chez nous l’histoire, est précédée, en Europe, par le conte de la Gatta cennerentola (‘Chatte des cendres’) de Giambattista Basile, extrait  de o cunto de li cunti, ‘Le conte des contes ’, publiés après sa mort, en 1635 et 1636, à Naples, recueil de contes napolitains où se trouvent déjà Le Chat botté, Peau d’âne, La Belle au bois dormant, que reprendra Perrault, ainsi que  Hansel et Gretel, qui aura un grand succès dans les pays nordiques. Perrault est suivi l’année d’après de Finette Cendron de la baronne d’Aulnoy, de son recueil Contes nouveaux ou Les Fées à la mode l’année d’après, en 1698, puis de celle des frères Jacob et Wilhelm Grimm, Aschenputtel, Aschenbrödel  (Contes, 1812).
La Cendrillon de Ferretti (1817), qui écrivit le livret, n’est pas très féerique : sans fée, sans citrouille, sans pantoufle de verre. Perrault écrit verre, comme la matière, dont on fait les vitres, les verres, et le film de Walt Disney en a popularisé l’image brillante : bien fragile pantoufle et difficile chaussure à porter. En réalité, il s’agit non de verre cassable mais de vair, anciennement, fourrure d’une espèce d’écureuil, du même nom, qui était grise par-dessus et blanche par-dessous, aujourd’hui on l’appelle petit-gris. Des souliers de vair : c’est-à-dire fourrés de vair. Mais peu importe, gardons la magie de l’ambiguïté du son du mot qui fait sens.
Notons cependant que de verre ou de vair, la fameuse pantoufle est remplacée, en ce début de XIXe siècle pudibond après le libertinage charmant du siècle précédent, puritanisme bourgeois oblige, par un pudique bracelet : chassez ce pied que je ne saurais voir dirait Tartuffe. La grisaille cendreuse est cependant sauvée par les coloris de la partition. La seule magie, ici, est la féerie musicale d’un Rossini déchaîné, qui enchaîne ensemble sur ensemble des plus étourdissants et des airs vertigineux de virtuosité qui requièrent de tous les interprètes une technique à toute épreuve : le bel canto du siècle virtuose précédent dans sa plus exaltante palette.

Réalisation
Signant mise en scène, scénographie et costumes, réalisateurs complets donc, Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœuil, qu’on avait jugés à la peine, peinant laborieusement à faire sentir la peine des Carmélites en dialogue par une distanciation, sinon brechtienne, trop froidement constructiviste pour émouvoir, sont ici en veine, en verve virtuose, en osmose rossinienne par le tempo toujours vif, sans temps mort, réussissant la gageure de faire jouer tout ce monde, de crédible et plaisante façon, chœurs compris, sans statisme des redoutables ensembles, sans solution de continuité. On ne dira pas qu’on trouve un sens profond dans ce fond de théâtre brut (effet trop vu) éclairé ironiquement dans des teintes de bonbons acidulés par 
les lumières de Rick Martin, encore que, mis joyeusement en boîte par celle au premier plan, ce nu est peut-être signe de dénuement, ou peur du recul, du déclassement social, qui menace le baron Don Magnifico, en rien magnifique, et ses pécores pimbêches chipies de filles, dont les ambitions aristocratiques, au lieu d’avancer, risquent d’aller à reculons s’écraser contre ce mur de béton de leur bêlante bêtise : aspirant au sommet, ils écrasent celle d’en bas, réduite, sinon en poudre, en cendres, Cendrillon.
Noblesse bidon de bidonville, occupant, squattant peut-être une baraque baroque, une brinquebalante bicoque de bric et de broc, sans abracadabrantesque effet de fée, sans doute pointant au chômage, dans un monde désenchanté, déjanté, d’un néo-réalisme déréalisé par la dérision de comédie italienne, annoncée, d’entrée, par le modeste linge étendu comme autant de bannières, drapeaux, oripeaux, flammes et oriflammes d’une grandeur déchue : la misère générale, même sans misérabilisme, est sûrement le cadre qui suscite le rêve, l’espoir, le monde de télé-roman, de roman-photo où les princes épousent encore des bergères, des grisettes cendreuses, des cendrillons. Noblesse aussi sans fonction de chevaliers sans cheval, dont les suites et joutes guerrières sont réduites à d’inoffensives rencontres de polo, ou de hockey, ok pour le cocktail, brandissant des maillets au lieu d’épées : le jeu des apparenc. Car, carcasse, caisse de casse, boîte à outil, boîte à malices, tournant sur elle-même pour devenir palais en bois, de langue de bois de la politique de la bonté à laquelle personne ne croit, son mouvement tournant est celui de la roue de la Fortune revenant à son point de départ, quels que soient les avatars, les carnavalesques travestissements momentanés endossés de façon interchangeable dans la mascarade qu’offre cette penderie de théâtre où chacun trouve, sinon chaussure à son pied, costume d’heureuse fantaisie, avant le retour probable au début.
Bref, de cette Cendrillon, conte intemporel qui berce en nous un besoin de justice où les bons sont récompensés, nos deux compères ont fait une allégorie baroque, presque un auto sacramental espagnol, où le théâtre dans le théâtre dit la vanité des apparences de ce monde : la cendre du bûcher des vanités.

Interprétation
On saluera aussi le travail d’acteur sensible sur tout le plateau, dans toute une équipe, homogène par le jeu et la qualité du chant : tout est juste dans le geste, dans le bouffe ou le grave.
Jan Stava, la basse tchèque, sombre timbre puissant, fait un Alidoro chaleureux, vibrant, mais philosophe emphatique un peu trop. Evgeny Stavinskiy, basse russe, illustre aussi la belle école slave et campe un magnifique Don Magnifico, rogue, rugueux avec sa belle-fille reléguée, étourdissant de légèreté dans le rhétorique rossinienne de l’accélération, de la stressante strette finale de son air de bravoure, son rêve d’âne ailé. Dandini, valet travesti en prince, est le prince réel de cet opéra, non seulement parce qu’il en revêt l’aspect rêvé mais par le rôle chantant sans doute le plus long et le plus varié de l’œuvre avec celui de l’héroïne titre ; il est le lien comique, que l’opera buffa, né à Naples, a hérité du théâtre espagnol, entre la salle et le plateau, soulignant à la fois l’action dont il fait partie, et la mettant à distance par la parodie pour en souligner et dénoncer l’incongruité, le scandale : excellent comédien, voix puissante et agile, le baryton David Menéndez y est irrésistible, d’une faconde féconde en drôleries, tant par le jeu que par le chant jamais facile de Rossini, il est même humainement touchant, découvrant, avec résignation, la vanité des apparences qui ne lui a accordé qu’une majesté de carnaval, le déguisement d’un moment de par le caprice du Prince. C’est une sorte de Sancho du long et mince don Quichotte que, près de lui, pourrait être le Prince Don Ramiro de David Alegret, ténor léger si grand que sa voix en semble petite, délicate mais un peu étriquée dans un aigu qui devrait s’élargir.
Côtés dames, c’est aussi le bonheur : les pimbêches pépiantes sœurs d’Angelina, drôlement attifées et ébouriffées, sont deux mezzo-soprani aux timbres différents, Caroline Meng et Elisa Cenni, mais également bien chantantes. Quant à Cendrillon, Angelina, elle n’a rien d’un ange gris grisé de sa  béate et bétifiante bonté : par le timbre solide de mezzo, on sent en elle des amorces de révolte dignes d’une Rosine, sinon les ruses séductrices d’une Isabella à Alger ; elle a pleine conscience de l’injustice de son sort et son pardon en sera moins angélique qu’humain. Physiquement, Jose Maria Lo Monaco, a une solidité terrienne dans son agréable minceur et sa souplesse de jeu. D’emblée, elle touche par son air mélancolique, rêveur, cantilène d’une saveur ancienne où la jeune fille rêve et chantonne : «Una volta, c’era un ré… »  , ‘Il était une fois un roi triste d’être seul…’, prémonition de son avenir proche. Ses appoggiatures sont larges nettes, aisées, qualités que l’on goûtera tout au long. Le timbre est plein, d’une belle couleur, les vocalises, perlées ; elle sait garder volume et couleur dans le feu d’artifice vocal jubilatoire de son air sublime du pardon (« Naqui all’ affano ed al pianto… »), sommet de la partition, semé d’embûches, d’où elle se tire en virtuose des trilles, des vocalises vertigineuses les plus acrobatiques, staccato admirable de la leçon, de l’épreuve de bel canto que Rossini impose à tous ses chanteurs, dont cette fameuse accélération finale et ici, justement, à la toute fin de l’œuvre, quand la voix risque d’être fatiguée. C’est bien le « Triomphe de la bonté », disons, du buon canto selon l’expression des maîtres du baroque, du bon, du beau chant.
À la tête de l’Orchestre de Toulon au mieux de sa forme, Edmon Colomer, remarquable dans la discrétion subtile des récitatifs, sait trouver la bonne distance entre le sérieux et le bouffe de cet opéra de demi-caractère, qui, comme Don Giovanni est un dramma giocoso : un drame joyeux. Bonne mention, également, pour les chœurs bien préparés de  Christophe Bernollin.
Signalons justement que le chœur de l’Opéra de Toulon, avec celui de l’Opéra du Grand Avignon ainsi que la Maîtrise des Bouches-du- Rhône, est invité, avec l’Orchestre National de France sous la baguette de Kristjan Jarvi, à participer à la Vingt-et-unième soirée des Victoires de la musique classique en direct du Grand Théâtre de Provence le lundi 3 février, retransmis à 20h45 sur France 3, France-Inter et France-Musique.
La cenerentola, Ossia La Bontà in Trionfo de Gioacchino Rossini
Opéra de Toulon, nouvelle production de l’Opéra de Toulon
24 janvier 2014, 26 janvier, 28 janvier 2014
Orchestre et choeur de l’Opéra. 
Direction musicale : Edmon Colomer.
Mise en scène, scénographie et costumes : Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœuil
. Lumières :  Rick Martin
Angelina :  José Maria Lo Monaco
 ; Tisbe : Caroline Meng ; 
Clorinda : Elisa Cenni
. Don Ramiro : David Alegret
 ; Dandini : David Menéndez ; 
Don Magnifico : Evgeny Stavinskiy 
 ; Alidoro : Jan Stava
.

Photos : ©Frédéric Stéphan