L’œuvre. Si personne ne conteste la veine, la verve mélodique sans cesse jaillissante de l’opéra de Verdi, d’une confondante beauté de bout en bout, même dans les chœurs, on croit toujours bon de sourire à l’évocation du livret tiré de la pièce d’Antonio García Gutiérrez, El trovador (1836), d’autant plus facilement critiquée que méconnue en France. Or, c’est loin d’être une mauvaise pièce si l’on veut bien la situer dans l’esthétique romantique du temps, en tous les cas, pas plus invraisemblable qu’Hernani de Victor Hugo où l’on voit Charles Quint rival en amour d’un hors-la-loi, ou Ruy Blas, le valet devenu ministre tout-puissant et amant de la reine d’Espagne… Mais la vraisemblance des situations n’est pas ce qui règle ce théâtre et, encore moins, les opéras de la même époque. Dans ce Trovatore, mal traduit par « Trouvère » (pendant tardif et en langue d’oïl de nos aristocratiques troubadours en langue d’oc du sud), le problème de compréhension, qui n’existe pas dans l’original, c’est que l’intrigue, le nœud, est exposée en lever de rideau et non dans un récitatif compréhensible comme dans les opéras baroques, mais dans un grand air magnifique, confié à une basse, hérissé de vocalises haletantes qui défient l’écoute du texte si elles convient à en savourer la musique. Pour ajouter au problème, des événements capitaux se passent en coulisses, relatés trop succinctement pour bien suivre l’action.
Dans le contexte des guerres civiles de l’Aragon du XVe siècle se greffe une sombre histoire passée : une Bohémienne (les gitans arrivent dans le nord de l’Espagne à cette époque après avoir traversé séculairement toute l’Europe depuis leur Inde originaire), surprise auprès du berceau du fils du comte de Luna, chef d’une faction, est condamnée au bûcher. Sa fille, Azucena, névrosée par le drame, n’aura de cesse de la venger : enlevant l’autre fils du comte, croyant le jeter dans le feu, elle y jette le sien mais élève le jeune noble rescapé de son crime comme son fils, sous le nom de Manrico, qui ignore le secret de sa naissance. Freud aurait bien analysé ce nœud psychique : une mère rendue folle par le bûcher de la sienne et meurtrière involontaire de son propre fils, obsédée de vindicte, élevant comme sien le fils du comte honni pour en faire l’instrument de sa vengeance ; et ce fils, ennemi politique de son frère sans le savoir, en devient aussi rival, amoureux de la même femme, Leonora, sans doute image de leur mère, absente du drame, en bon œdipe.
Si, psychologiquement, les héros restent immuables d’un bout à l’autre, s’ils ne sont que leur passion, quand celle-ci est traduite par la musique de Verdi, on ne peut qu’être saisi par la profondeur humaine de cette expression de personnages pourtant superficiels : désir, haine, amour charnel, amour maternel et filial, sentiments simples dans une épure essentielle, qui nous atteignent directement dans la sublimation d’une beauté mélodique à couper le souffle, sauf aux chanteurs.
La réalisation. À quelque chose malheur est bon ? Pas de création maison à Toulon cette année comme les magnifiques productions auxquelles nous sommes habitués sous le règne de Claude-Henri Bonnet. Cependant, l’on doit reconnaître que coproduction du Teatro Giuseppe Verdi de Trieste et de l’Opéra Royal de Wallonie invitée à Toulon est loin d’être un malheur : elle est même fort bonne.
On est d’abord heureux que la mise en scène de Stefano Vizioli, que certains diraient sottement traditionnelle, le soit justement et s’ajuste avec sagesse et culture au sujet, sans le tirer abusivement vers des modernités artificielles qui, à vouloir rapprocher l’œuvre de notre temps, ne font que la rendre, pour le coup, vraiment invraisemblable : même si notre époque a hélas tout vu en matière d’horreur, comment y justifier cette histoire de soi-disant mauvais œil pour lequel une pauvre femme est brûlée comme sorcière, puis sa fille, aussi promise au bûcher, qui aura jeté par erreur son propre fils au feu pour la venger ? À trop tirer vers nous, on tire par les cheveux de l’invraisemblance, que nous sommes prêts à accepter par convention dans des époques lointaines et obscures mais pas dans la nôtre, ou trop proche.
Donc, le drame est bien situé dans son contexte historique de l’Espagne, de l’Aragon du XVe siècle par des costumes beaux et intelligents d’Alessandro Ciammarughi qui ne s’est pas contenté d’habiller les personnages dans des atours et armures d’un vague Moyen-Âge, mais qui, à l’évidence, a pris la peine d’en étudier historiquement la mode. Ainsi, l’on apprécie, dans le camp des rebelles, des bohémiens, un mélange de vraisemblables costumes de bohémiens vaguement indiens par les étoffes et l’allure, soieries, rayures, châles, mais, juste historiquement, des habits et turbans mauresques puisque, si à cette époque, il ne reste dans la Péninsule ibérique que le petit royaume de Grenade comme enclave musulmane, les arabes des territoires reconquis n’en avaient pas été pour autant chassés et coexistaient pacifiquement, avec leurs coutumes et costumes, avec les chrétiens vainqueurs, ainsi que les Juifs, dont, certains bonnets, ici, rappellent sans doute la présence dans un reste encore harmonieux de cette Espagne médiévale des trois religions qui en fit la grandeur et aurait pu être un modèle d’avenir, plus tard mis à mal par l’Inquisition et les expulsions successives des Juifs juste après la prise de Grenade et, pratiquement, celle des musulmans et de leurs descendants, les Morisques, presque un siècle plus tard. Pour l’heure, sur cette scène, ce sont bien des costumes mudéjares (l’habit de Ruiz en est un magnifique exemple), ces musulmans vivant en territoire chrétien, avec, fondus dans les efficaces lumières ombreuses de Franco Marri, leurs brocards somptueux, leurs couleurs sourdes, rouille, vert sombre, bleu foncé, avec des touches dorées et pourpres. Il est dramatiquement pertinent, porteur de sens, que tous ces futurs persécutés, Bohémiens, Juifs et Mudéjares, soient du camp des rebelles au pouvoir unificateur et oppresseur du clan des Luna.
Un clan d’acier bien exprimé par le décor, l’habile scénographie, également signée d’Alessandro Ciammarughi, ces deux angles affrontés à cour et à jardin de froide forteresse qu’on dirait de fer avec ses gros boulons, ses escaliers dont les marches semblent des dents de sombre machine à broyer. Modulables, ils figurent d’abord la rude et raide forteresse de la tour du château de l’Aljafería, puis, désossés ou désarmés de leurs blindages métalliques, ils deviendront, poutrelles apparentes, le camp plus léger, à claire-voie, des gitans et, à la fin, mais avec une bien inutile et ultime transformation trop longue à mettre en place, la prison finale. Des panneaux, ou immenses rideaux qu’on diraient moirés, délimitent, à l’avant-scène, tout aussi intelligemment, des espaces pour duo ou solo des chanteurs tandis que, derrière, on restructure les éléments mobiles du décor.
Dans ces divers lieux, nocturne jardin des sérénades du troubadour et des quiproquos d’une obscurité qui n’existe plus à notre époque, les acteurs du drame se meuvent avec aisance, fluidité des dames en robe aussi aériennes que leurs vocalises, agitation joyeuse des gitans avec leurs danses, leurs acrobaties, mais exhibant aussi des prisonniers, mimant des exécutions trop connues de nos jours, duels bien réglés, lame courbe sarrasine contre droite épée chrétienne, qui ajoutent à l’action palpitante sans les simulacres parfois ridicules. Autre belle et cruelles trouvailles : Azucena, en attente de son supplice et de celui de son fils, toujours hallucinée par le passé, fait de sa couverture un enfant qu’elle berce tendrement ; comme celui que, dans son égarement, elle jeta au feu…
Il y a un rythme très prenant dans la mise en scène, sans temps morts.
Interprétation. D’autant que Giuliano Carella, qui dirige l’Orchestre et le chœur de l’Opéra de Toulon, à leur mieux, dès le roulement de tambour et le fracas des cuivres initiaux, insuffle à l’œuvre une respiration, une pulsation puissante, vive, rageuse, qui fait vivre cette musique avec une vérité dramatique rarement entendue. Sous sa baguette, les chœurs se plient au souffle confidentiel, au murmure parfois : frisson, effroi, dans leurs ombreux apartés, éclats lumineux dans la célébration gitane de l’air libre. C’est tenu implacablement du début à la fin, sans rien nuire aux larges expansions aériennes des parenthèses lyriques ; notamment le second air de Leonora.
Les chanteurs, galvanisés sans doute par la précision de la mise en scène et par cette direction minutieuse mais attentive à leur chant, grands acteurs également, semblent donner le meilleur d’eux-mêmes. Les apparitions du messager (Didier Siccardi), du vieux gitan (Antoine Abello), sont justes ; Jérémy Duffau (Ruiz) porte le costume mudéjare avec une vraie élégance et noblesse gitane, et une claire franchise de voix. Annoncée victime d’un refroidissement, Marie Karall incarne cependant une Inés à la voix généreuse et chaude de mezzo, amicalement tendre.
Mais d’entrée, dans le redoutable récit essentiel de Ferrando, hérissé d’appogiatures et de brefs soupirs de tous les dangers, la basse Polonaise Adam Palka, déploie un large timbre âpre de soldat et, soumis au rythme sans répit de Carella, en donne une interprétation fiévreuse, haletante, hachée d’angoisse, d’une grande vérité dramatique. Pivot du drame, affrontée puis confrontée à ce témoin et gardien de la mémoire, Azucena, fille et mère, c’est l’Albanaise Enkelejda Shkosa : voix sombre et ample de mezzo avec des graves puissants de contralto, elle déroule les méandres de la lente séguedille hallucinée de « Stride la vampa… » avec une sobriété intérieure qui s’exalte dans le long trille frissonnant de la phrase finale, à faire trembler d’effroi, tendre et fragile dans le duo final avec le fils en prison, qui évoque celui de la proche Violetta mourante et d’Alfredo de la même année, et anticipe les adieux à la vie d’Aïda et Radamès dans leur tombeau.
Au Comte de Luna, le baryton Giovanni Meoni prête sa prestance, son allure, son élégance physique et vocale : son grand air d’amour à Leonora, si déclamatoire et rhétorique, sans grande surprise, devient réellement un aveu intime à lui même, une sorte de berceuse douce, dont même les aigus, insensibles d’aisance, ont une noblesse qui ne rend, par contraste, que plus terribles ses fureurs passionnelles et meurtrières.
Il est vrai que la Leonora de la soprano espagnole de Yolanda Auyanet est un objet hautement digne de ses amours autant que de celles de Manrico, d’autant qu’ils sont frères sans le savoir. La voix est d’un tissu soyeux, égale sur toute la tessiture, sans lourdeur, d’une grande musicalité, d’une douceur pleine de grâce. Elle s’envole vers les aigus exaltés de passion avec une rêverie captivante dans son premier air, « Tacea la notte placida… », récit suivi d’une cascadante cabalette aux notes jubilatoire impeccablement piquées d’admiration pur son chevalier inconnu du tournoi. Son second grand air, « D’amor su l’alle rose… », une stase qui arrête l’action, est un moment d’extase, de grâce, de poésie, grands arcs encore belliniens, enrubannés de trilles comme des battements d’ailes. Son grave est solide, jamais appuyé et se coule admirablement dans le « miserere » suivant. A ses côtés, le ténor argentin Marcelo Puente campe un Manrico de belle allure. D’un timbre très vibré il fait le vibrant organe d’un engagement passionnel très convainquant, donnant au héros une grande vérité humaine et lyrique sans faille qui emporte la salle par sa force et aurait sans doute séduit Verdi qui préférait toujours l’expressivité de ses interprètes à la beauté formelle de leur voix.
En somme, une production remarquable dont la fidélité historique à l’œuvre redonne à ce drame vu, revu, trop vu, au point qu’on ne peut plus le voir parfois, une vérité paradoxale de réalisme, si l’on peut dire, romantique. Qui nous empoigne.
Finalement, signe des temps de pénurie, si ce Trovatore, importé d’ailleurs par économie n’est pas une création locale comme celles, superbes, dont nous a gratifiés jusqu’ici Claude-Henri Bonnet, la beauté des voix de cette nouvelle distribution et, surtout la direction enflammée et dramatique de bout en bout de Carella, en font, on peut le dire, sinon une vraie création, une convaincante et mémorable recréation.
Il Trovatore à l’Opéra de Toulon
Musique de Verdi, livret de Salvatore Cammarano
D’après le drame espagnol d’Antonio García Gutiérrez
Coproduction du Teatro Giuseppe Verdi de Trieste et de l’Opéra Royal de Wallonie
Les 11, 9 et 13 octobre 2015
Orchestre et chœur de l’Opéra de Toulon.
Direction musicale : Giuliano Carella
Mise en scène : Stefano Vizioli.
Décors et costumes : Alessandro Ciammarughi.
Lumières : Franco Marri.
Distribution : Leonora : Yolanda Auyanet ; Azucena : Enkelejda Shkosa ; Inés : Marie Karall ; Manrico : Marcelo Puente ; Comte de Luna : Giovanni Meoni ; Ferrando : Adam Palka ; Ruiz Jérémy Duffau ; Vieux gitan : Antoine Abello ; Messager : Didier Siccardi.
Illustrations : © Frédéric Stéphan