COMPTE-RENDU critique, opéra. INNSBRUCK, le 24 août 2020. MELANI, L’empio punito. Barockorchester-Jung, M. Martello (direction). Nouvelle production du premier chef-d’œuvre lyrique sur le mythe de Don Juan. Le chef-d’œuvre d’Alessandro Melani semble bénéficier, depuis quelques temps, d’une renaissance bienvenue. Après la version concert de Christophe Rousset, à Beaune, à Montpellier et à Leipzig en 2004, 2 productions ont vu le jour à l’automne dernier, à Pise et à Rome. La production de Pise, superbe de rigueur et d’engagement scénique et vocal (l’enregistrement vient de paraître chez Glossa fort bien dirigé par Carlo Ipata) s’appuie sur la nouvelle édition critique de Luca Della Libera qui a également servi à cette production jeune du Festival de musique ancienne d’Innsbruck.
A Innsbruck, une version « jeune » jouissive, scéniquement et vocalement convaincante.
Le Don Juan baroque réjouissant d’Alessandro MELANI
Les plus de 3 heures 30 de musique ont été réduites de plus d’un tiers, mais sans que l’adaptation intelligemment réalisée nuise à la cohérence dramaturgique de l’ensemble. Comme à Pise, la lecture de Silvia Paoli souligne la composante ludique et divertissante du livret, l’un des meilleurs de tout le Seicento, en exploitant au mieux les éléments limités du décor efficace d’Andrea Belli (paravents maniables aux multiples fonctions), en faisant un clin d’œil pertinent aux nombreux talents du librettiste Filippo Acciaiuoli, poète, musicien, impresario et… marionnettiste, et en ajoutant des angelots parodiques qui ponctuent l’action de ce théâtre typiquement baroque des faux-semblants et des mises en abyme. Les personnages sont ainsi présentés comme des pantins mus par des fils actionnés par des assistants placés en haut du mur du fond, les fils symbolisant également le déroulement enchevêtré de l’intrigue, typique des trames complexes des opéras du XVIIe siècle. Les costumes colorés de Valeria Donata Bettella ajoutent au plaisir du spectacle constamment renouvelé.
En transposant dans une Grèce imaginaire les frasques du « burlador » de Séville de Tirso de Molina, Acciaiuoli a inscrit l’intrigue dans le marbre d’une réalité intemporelle, tout en conservant les principaux personnages qui feront la fortune du mythe immortalisé, entre autres, par Molière et Mozart. Don Juan devient Acrimante, Atamira, son épouse qu’il délaisse, une nouvelle Donna Elvira, Bibi, son serviteur, fait penser à Leporello, Tidemo, le précepteur assassiné par Acrimante qui apparaîtra en fantôme, joue le rôle de la statue du Commandeur, etc. les scènes burlesques, notamment avec Bibi ou la nourrice Delfa, abondent et alternent avec les scènes plus pathétiques, typiques à la fois de l’école romaine, la première à mêler les registres, et de l’école vénitienne, qui triomphe au moment où est créé à l’opéra en 1669.
Confiés aux lauréats du Concours Cesti, les interprètes réunis pour cette production relèvent le défi haut la main, et témoignent tous d’une présence scénique sans faille et, à une exception près, d’une grande qualité d’élocution. Contrairement à la production pisane, le rôle-titre ne fut pas confié à un contre-ténor, mais à une mezzosoprano, Anna Hybiner, relativement en retrait par rapport à d’autres personnages ; elle émerveille d’abord dans son « Se d’amor », rythmiquement vigoureux, puis dans le pathétique « Crudo amor » au II, et surtout, dans le même acte, dans son fameux duo avec Atamira, « Se d’amor la cruda sfinge », sans aucun doute le sommet de la partition. Dans le rôle de son épouse délaissée, Theodora Raftis incarne sa partie avec noblesse et un sens de l’abnégation qui force le respect, recueillant les applaudissements émus du public après son magnifique lamento « Piangete, occhi piangete ». Objet de toutes les convoitises, l’Ipomene de Dioklea Hoxha déploie un timbre clair et lumineux et une projection qui jamais ne nuit à la diction. C’est encore une interprète féminine qui défend le rôle masculin de Cloridoro : Natalia Kukhar convainc par sa virile assurance, notamment dans son air martial du I : « Armenti guerrieri », elle est non moins convaincante dans le court rôle de Proserpine (« Qual sovrumano volto », ainsi que dans le duo suivant avec Pluton).
Plus inégale, la distribution masculine ; comme à Pise, le rôle du Roi Atrace, défendu ici par la basse Andrew Munn, déploie un beau timbre cuivré, mais déçoit par une élocution empâtée qui nuit à l’intelligibilité du texte. Ses défauts sont compensés par une réelle et efficace présence scénique qui souligne bien l’infatuation du personnage (très bel air vigoureux « Fu troppo acuto dardo »). En revanche le baryton Lorenzo Barbieri campe un Bibi exceptionnel de drôlerie et de sens théâtral, rappelant l’importance de cette catégorie dans l’opéra du XVIIe siècle. Ses interventions avec la nourrice Delfa sont de purs et jouissifs moments de théâtre. Celle-ci, rôle comme il se doit travesti, est superbement défendue par le ténor Joe Williams, impayable en séducteur marri. Le ténor Juho Punkeri est tout aussi efficace dans le rôle du conseiller Tidemo ; il nous livre un grand moment de théâtre lors de la scène de la statue.
Mariangela Martello dirige la phalange du Barockorchester:Jung avec une grande précision, toujours attentive aux inflexions d’un livret exceptionnel qui, à l’instar du Couronnement de Poppée, mériterait d’être joué sans la musique. La rencontre d’un double chef-d’œuvre poétique et musical est assez rare pour marquer cette énième reprise, d’une pierre blanche largement méritée (malgré les coupures).
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COMPTE-RENDU opéra. Innsbruck, Festwochen der Alten Musik, Alessandro MELANI: L’empio punito, 24 août 2020. Anna Hybiner (Acrimante), Lorenzo Barbieri (Bibì), Dioklea Hoxha (Ipomene), Theodora Raftis (Atamira), Nataliia Kukhar (Cloridoro), Joel William (Delfa), Juho Punkeri (Tidemo), Andrew Munn (Atrace), Ramiro Maturana (Niceste), Rocco Lia (Caronte, Capitaine), Silvia Paoli (mise en scène) / Barockorchester-Jung, M Martello (direction)