Compte-rendu critique. Opéra. CAPRAROLA, STRADELLA, Il Trespolo tutore, 31 août 2019, Ensemble Mare Nostrum, Andrea De Carlo (direction).
Stradella sous les étoiles
Ce fascinant compositeur ne finit pas de nous surprendre. Après la merveilleuse Ester l’an dernier, sans doute le plus original, sinon le plus célèbre de ses six oratorios préservés, le Festival barocco Alessandro Stradella a programmé pour sa septième édition l’unique opéra comique du compositeur. Représenté à Gênes en 1679, Il Trespolo tutore, sur un excellent livret de Giovanni Antonio Villifranchi, ne fut jamais repris jusqu’en mars 2018, lorsque Andrea De Carlo le donna à Varsovie dans une mise en scène de Paweł Paszta ; un dvd en a été réalisé, mais avec de nombreuses coupures. Le concert de Caprarola adopte moins de coupes, mais toutes seront rétablies pour l’enregistrement à paraître chez Arcana. L’œuvre est délicieuse, avec une galerie de personnages irrésistibles, qui annonce la grande tradition de la comédie bouffe du XVIIIe, au théâtre, comme à l’opéra. Le vieux Trespolo, tuteur de la jeune Artemisia, est chargé de lui trouver un mari alors que celle-ci est amoureuse de lui qui n’a d’yeux que pour la servante Despina. La mère de cette dernière, la vieille Simona, joue les entremetteuses pour placer sa fille dans les bras du vieux balourd, tandis que deux frères, Nino et Ciro, sont à leur tour amoureux de la belle Artemisia. Une série de malentendus et d’équivoques conduira d’abord à un possible mariage entre Artemisia et Simona, puis Ciro aura finalement gain de cause, achevant l’opéra sur la morale de la comédie : l’amour peut aussi bien guérir que rendre fou.
Il s’agit là d’un véritable chef-d’œuvre. L’une des partitions les plus riches et les plus variées de Stradella, à la fois pathétique, comique, fantastique : la musique y est constamment au service d’une dramaturgie d’une efficacité redoutable. Aucun temps mort : les airs, nombreux (plus d’une soixantaine) s’insinuent dans les interstices d’un récitatif au rythme soutenu mais toujours expressif. De brefs lamenti alternent avec des airs plus enjoués, homorythmiques, jouant parfois sur le ressort comique de l’onomatopée (« Ah, ah, ah, ah, ah, che spropositi » de Ciro, I, 5), jusqu’à aboutir à la grande scène de folie du dernier acte, digne de l’inaugurale Finta pazza, quand Nino passe en revue toute la gamme des affects, du sentiment belliqueux à la berceuse pathétique, avant de se croire littéralement aux Enfers. Illustration : Andrea De Carlo (DR).
La distribution réunie pour cette magnifique résurrection est d’une rare homogénéité, dominée par la soprano voluptueuse, sensuelle, délicate, de Roberta Mameli. Sa déclamation est un chant de dentelles, d’un raffinement « » suprême ; même dans le chuchotement, la diction est impeccable : chaque intervention, chaque mot est chargé d’un pathos contenu qui touche l’auditeur et y fige son attention. Son air d’entrée, d’une grande beauté (« Quando mai fra tanti ») est le début d’une longue série d’airs brefs mais splendides, toujours d’une grande variété rythmique, culminant dans le sublime lamento du dernier acte (« Ah, se visibile fosse dall’Erebo »). Le balourd Trespolo a les traits et la voix de l’excellent Riccardo Novaro. La tentation était grande, pour un tel rôle, de tomber dans la caricature et l’histrionisme. Le baryton italien évite admirablement cet écueil et son interprétation est un modèle du genre, l’aplomb le dispute au naturel et il a droit, lui aussi, à un moment d’anthologie, lors de la scène de la lettre dictée par Artemisia, où le pronom « voi », qui lui est adressé, est répété une trentaine de fois. S’il apparaît comme un peu plus statique sur scène, le contre-ténor polonais Rafał Tomkiewicz n’en a pas moins une voix remarquable de finesse, très bien projetée, également très attentif à la prononciation (son italien est parfait). Au personnage qu’il incarne échoient sans doute les plus belles pages de la partition, en particulier une série de superbes lamenti, qui servent en quelque sorte de contrepoint à ceux d’Artemisia (« Che pensi, mio cuore », II, 9), jusqu’à la célèbre scène de folie dans laquelle il révèle de réels talents d’acteur jusque là insoupçonnés. Son frère Ciro (rôle travesti) est campé par la soprano Silvia Frigato. Timbre juvénile, légèrement acidulé, elle se révèle elle aussi excellente comédienne, brillante dans son jeu, expressive dans ses gestes et dans son visage. Plus en retrait eu égard aux autres personnages, la Despina de Paola Valentina Molinari révèle les mêmes qualités d’actrice que le rétablissement des coupures au disque devrait davantage mettre en valeur. Enfin, il faut saluer la performance de Luca Cervoni, dans le rôle de la vieille Simona. Son émission vocale claire et précise, le soin particulier qu’il accorde à la parole toujours distinctement déclamée, une certaine grâce aussi qui évite la lourdeur facile de la caricature, en fait un personnage touchant, parfois bouleversant, lorsqu’il se demande, alors qu’elle se sent attirée par Artemisia, plus de trois siècles avant l’idée du « mariage pour tous » : « s’ella è nei vestiti, o dunque perché / non è nei matrimoni anco l’usanza ? »
Andrea De Carlo défend cette musique avec l’indéfectible ardeur du passionné et sa passion est immédiatement communicative. Il dirige son ensemble Mare Nostrum avec la rigueur théâtrale d’un métronome, mais la pulsation qu’il lui donne préserve constamment l’équilibre avec les voix, malgré un continuo fourni. Sous la voûte étoilée de la cour d’honneur du palais Farnèse, cette soirée inaugurale du Festival Stradella est à marquer d’une pierre blanche et nous remplit d’impatience en attendant l’enregistrement intégral de cet exceptionnel chef-d’œuvre.
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Compte-rendu. OPERA, Festival International Alessandro Stradella, CAPRAROLA, Palais Farnèse, 31 août 2019, Stradella, Il Trespolo tutore, Riccardo Novaro (Trespolo), Roberta Mameli (Artemisia), Silvia Frigato (Ciro), Rafał Tomkiewicz (Nino), Paola Valentina Molinari (Despina), Luca Cervoni (Simona), Ensemble Mare Nostrum, Andrea De Carlo (direction)