
L’étincelle mozartienne ou les virtuosités concertées
Wolfgang Amadeus Mozart compose Lucio Silla à l’automne de 1772 à l’âge de 16 ans. Il s’agît de sa dernière commande italienne d’opéra. S’il n’a pas forcément la grandeur ni l’équilibre de ses opéras de maturité, il reste un ouvrage tout à fait fascinant qui prévoit déjà des pages d’Idomeneo et de Cosi Fan Tutte. Le livret très conventionnel est de la plume de Giovanni de Gamerra, révisé par Métastase. Il raconte l’histoire, avec beaucoup de licence vis-à-vis au personnage historique, de Lucio Silla, soldat romain devenu dictateur. Il désire épouser Giunia, fille de son ennemi Caius Marius, fiancée au proscrit Cecilio. Ce dernier revient à Rome en secret avec l’aide de son ami Cinna, aimé lui-même par Celia, sœur de Lucio Silla. Après des essais meurtriers et des pleurs, Silla montre une générosité absolue, il fait place aux citoyens et célèbre un double mariage.
Si Mozart ne rompt pas avec les contraintes formelles de la tradition seria, ni s’en approprie véritablement comme il le fera dans Idomeneo, il innove notamment avec les nombreux récitatifs accompagnés, l’inclusion des cavatines et en ce qui concerne la quantité de strophes dans les airs. Il concentre ses forces créatrices dans l’orchestre et dans les rôles de Giunia et de Cecilio, plus que dans celui du dictateur protagoniste. Lucio Silla est interprété par le ténor Tiberius Simu complètement investi d’un point de vue vocal comme dramatique, mais dont le rôle est par nature générique. Cecilio, l’amoureux exilé, est interprété par la mezzo-soprano Paola Gardina. A la différence de Silla, son rôle est loin d’être ingrat. Si nous trouvons que ses notes graves manquaient parfois de sûreté, elle rayonne dans les hauteurs de sa tessitura et surtout est complètement engagé et crédible d’un point de vue théâtrale. La soprano Elizabeth Zharoff chante Giunia. Le rôle le plus pathétique de l’œuvre est magistralement interprété par la jeune soprano Américaine. Il est aussi d’une grande difficulté vocale, notamment l’air du deuxième acte « Ah se crudel periglio » rempli des sauts, d’acciacatures, d’intervalles insolents, lignes brisées et cetera. Zharoff fait preuve non seulement d’une incroyable agilité, mais aussi d’un aplomb impressionnant et d’un souffle inépuisable. Son dernier air « Fra i pensier più funesti di morte » est un sommet dramatique et musicale pour la soprano. Le morceau d’une grave profondeur de sentiment et d’une mobilité effrayante prévoit déjà le dernier air d’Elettra dans Idomeneo. Si le livret est plutôt monochromatique, Mozart injecte saveur et humeur avec sa musique. Zharoff paraît consciente des limites dramatiques du personnage, l’heureuse conséquence est qu’elle s’engage davantage aussi du point de vue théâtral.
Le Cinna charismatique de la soprano Eleonore Marguerre ainsi que la Celia drolatique de Daphné Touchais ont laissé une marque puissante dans les limites de leur rôles, qu’elles dépassent parfois. Pour la première, elle a une prestance et une sûreté qui opaque souvent la prestation de ses partenaires. En ce qui concerne Daphné Touchais, elle est davantage comique, une des brillantes particularités de cette mise en scène d’Emmanuelle Bastet, mais aussi entièrement à l’aise dans ses passages staccato et démonstratifs. Le Choeur de l’Opéra National de Bordeaux dirigé par Alexandre Martin est réactif et polyvalent, sobre et triomphal à la fois.
L’Orchestre National Bordeaux Aquitaine est sans doute le protagoniste musical. Le jeune Mozart a eu accès à un grand orchestre qu’il a exploité de mille manières. Il a écrit des passages d’une surprenante intelligence et s’est servi impeccablement des cors, trompettes, timbales, flûtes, hautbois et même bassons pour rehausser l’attrait du drame parfois lent. Jane Glover dirige l’orchestre avec une dose d’élégance et d’humeur mozartienne. Si sa direction est à la fois exubérante et maestosa comme la plume du maître, quoi que légèrement conservatrice.
Nous venons donc au véritable protagoniste : la mise en scène d’Emmanuelle Bastet et son équipe créatrice. Les décors intelligents et sensibles du scénographe Tim Northam sont à la fois stylisés et économes. Sa conception d’une structure tournante permanente s’accorde brillamment avec les lumières réussies de François Thouret. Ensemble ils instaurent des réelles ambiances distinctes, et ce malgré l’économie du plateau. Northam signe également les costumes, élégantes et évocatrices d’un 18e siècle rêvé. Emmanuelle Bastet a eu le très difficile travail de mettre en scène un livret rempli de contraintes. Nous sommes davantage impressionnés par son traitement ingénieux des airs da capo et son formidable travail avec les acteurs/chanteurs. Elle a une vision du drame qui est à la fois respectueuse et intéressante. Elle donne à l’œuvre une certaine fraîcheur sans jamais s’interposer entre le public et la partition. Au contraire, ses choix, qu’ils soient subtiles ou audacieux, comme le chœur aux visages tannés ou la Celia issue de l’opera buffa, augmentent encore plus l’attrait de l’œuvre. A consommer sans modération !
« Le prochain rendez-vous lyrique à l’Opéra National de Bordeaux est une coproduction avec le Staatstheater Nürnberg de l’Otello de Verdi, dirigé par Julia Jones et dont la mise en scène est signé Gabriele Rech. Découvrez la saison entière 2013-2014 à l’Opéra national de Bordeaux
Illustrations : © G.Bonnaud 2013