jeudi 28 mars 2024

CD, compte rendu critique. Véronique Gens : Néère, mélodies de Hahn, Duparc, Chausson (1 cd Alpha, 2015)

A lire aussi

gens veronique melodies duparc hahn chausson alpha cd critique compte rendu review account of CLASSIQUENNEWS CLIC de classiquenews octobre 2015CD, compte rendu critique. Véronique Gens : Néère, mélodies de Hahn, Duparc, Chausson (1 cd Alpha, 2015). Maturité rayonnante de la diseuse. Le timbre s’est voilé, les aigus sont moins brillants, la voix s’est installée dans un medium de fait plus large… autant de signes d’un chant mature qui cependant peut s’appuyer sur un style toujours mesuré et nuancé, cherchant la couleur exacte du verbe. Prophétesse d’une émission confidentielle, au service de superbes poèmes signés Leconte de Lisle, Goethe, Gautier, Louise Ackermann, Viau, Verlaine, Maurice Bouchor, Baudelaire et Banville…, Véronique Gens captive indiscutablement en diseuse endeuillée, sombre et grave, d’une noblesse murmurée et digne. L’expressivité n’est pas son tempérament mais une inclination maîtrisée pour l’allusion, la suggestion parfois glaçante (propre aux climats lugubres et funèbres d’un Leconte de Lisle par exemple quand il évoque le marbre froid de la tombe). La nostalgie générale de Néère de Hahn pose d’emblée l’enjeu de ce programme façonné comme une subtile grisaille : les milles nuances du sentiment intérieur. De notre point de vue, le piano est trop mis en avant dans la prise, déséquilibre qui nuit considérablement à la juste perception de la voix versus l’instrument (déséquilibre criard même dans Trois jours de vendange d’après Daudet). De Hahn, La Gens sait exprimer l’ineffable, ce qui est derrière les mots.

1000 nuances de l’allusion vocale : la mélodie romantique française à son sommet

Chez Duparc, Hahn, Chausson, Véronique Gens subjugue

En accord avec l’instrument seul, la soprano peut tisser une étoffe chambriste somptueuse, feutrée, jamais outrée précisément chez Duparc : douceur grave de Chanson triste (mais que le piano trop mis en avant là encore perce et déchire un équilibre et une balance subtile dont était fervente la voix justement calibrée : carton jaune pour l’ingénieur du son indélicat ; une faute de goût impardonnable car aux côtés du clavier, la soprano mesure, distille cisèle), un rêve vocal qui rétablit le songe du Duparc. C’est un enchantement vécu il y a longtemps dont la sensation persistante fait le climat diffus, vaporeux, brumeux (wagnérien?) de Romance de Mignon (et son apothéose du là-bas d’après Goethe) où la tenue et le soutien comme la couleur des sons filés rappellent une autre diseuse en état de grâce (Régine Crespin) : quel art du tissage de la note et du verbe habité, halluciné, poétique. Enivrée, intacte malgré la perte, l’évocation elle aussi endeuillée nostalgique de Phidylé (1882) déploie sa robe caressante et voluptueuse grâce au medium crémeux, rond, replié et enfoui de la voix melliflu qui appelle à la paix de l’âme : voici assurément le sommet de la mélodie romantique française, écho original du Tristan wagnérien, une résonance extatique d’une subtilité enivrante.

Leconte de Lisle, magicien fantastique et déjà symboliste, fait le lien entre le texte de ce Duparc et la première mélodie des 7 de Chausson qui suivent : le chant est embrasé et halluciné, bien que perdant parfois la parfaite lisibilité des voyelles – problème régulier pour les voix hautes, mais l’intelligence dans l’articulation émotionnelle des vers oscille entre précision, allusion, incantation. La tension des évocations souvent tristes et même dépressives trouve dans la Sérénade italienne d’après Paul Bourget, une liquidité insouciante soudainement rafraîchissante.

CLIC_macaron_2014Des Hahn suivant, plus linguistiques, Véronique Gens semble éclaircir la voix au service de voyelles plus lumineuses structurant les phrases (superbe Rossignol des lilas, hommage au volatile), ciselant là encore le versant métaphorique des vers. Enoncé comme une romance mozartienne (malgré un piano trop présent), Á Chloris a la délicatesse d’une porcelaine française usée à Versailles : l’émission endeuillée enveloppe la mélodie d’une langueur suspendue qui fait aussi référence au Bach le plus tendre. C’est évidemment une lecture très incarnée et personnelle de la mélodie de Hahn, autre sommet de la mélodie postromantique française et même cliché ou pastiche étonnamment réussi (1916). Le temps des Lilas de Chausson hypnotise par la justesse des couleurs, la précision allusive de chaque mot vocal : prière extatique et dépressive, voici un autre sommet musical (1886) du postwagnérisme français. Le chant exprime sans discontinuer la profonde et maudite langueur des âmes irradiées. Le tact et le style de La Gens affirme une remarquable acuité dans l’allusion. Même finesse de style et richesse de l’intonation dans l’exceptionnelle Au pays où se fait la guerre de Duparc (1870), prière retenue, pudique d’une femme de soldat : Duparc annonce le désespoir intime de Chausson. Le feu ultime que la soprano sait offrir au mot « retour » finit de saisir. Associé à l’Invitation au voyage de la même période (d’après Baudelaire), ce premier Duparc gagne un regain de splendeur poétique : tragédienne subtile et intérieure, la cantatrice atteint ici un naturel linguistique magicien, imprécation, déclamation, révélation finale dans le recto tono énoncé comme la débrouillement d’une énigme  « ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Il aurait fallu que le récital s’achevât sur ce diptyque Duparc là. Aucun doute, à l’écoute de ses sommets mélodiques, Véronique Gens affirme un talent envoûtant, entre allusion et pudeur (même si ici et là, quelques aigus sonnent serrés, à peine tenus).

Sans la contrainte d’un orchestre débordant, hors de la scène lyrique, le timbre délicat, précieux de Véronique Gens au format essentiellement intimiste gagne ici en studio un somptueux relief : celui qu’affirme son intuition de soliste tragique et pathétique. Si le tempérament indiscutable de la coloriste diseuse s’affirme, on regrette vivement la prise de son qui impose le piano sans équilibre en maints endroits. Oui, carton jaune pour l’ingénieur du son.

CD, compte rendu critique. Véronique Gens, soprano : Néère, mélodies de Hahn, Duparc, Chausson. Susan Manoff, piano. 1 cd Alpha 215. Enregistré au studio Teldex en mars 2015. CLIC de classiquenews d’octobre 2015.

- Sponsorisé -
- Sponsorisé -
Derniers articles

CRITIQUE, opéra. PARIS, Théâtre des Champs-Elysées, le 26 mars 2024. LULLY : Atys (version de concert). Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie / Alexis Kossenko (direction).

Fruit de nombreuses années de recherches musicologiques, la nouvelle version d’Atys (1676) de Jean-Baptiste Lully proposée par le Centre...
- Espace publicitaire -spot_img

Découvrez d'autres articles similaires

- Espace publicitaire -spot_img