mardi 19 mars 2024

CD. St Petersburg par Cecilia Bartoli. Feuilleton 2/3 : Araia et Raupach à la Cour impériale de Russie

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BartolispCD. St Petersburg par Cecilia Bartoli. Feuilleton 2/3 : Araia et Raupach à la Cour impériale de Russie. Dans ce nouveau feuillton développé à l’occasion du nouvel album de Cecilia Bartoli (intitulé St Petersburg, parution le 13 octobre 2014), classiquenews précise le sujet du programme musical défendu par la diva romaine Bartoli. Nouveau album, nouvelles découvertes… Après avoir éclairer notre connaissance sur les castrats napolitains, en en dénonçant la pratique historique d’émasculation des jeunes garçons au nom d’un art d’excellence (cf. son album également édité par Decca, intitulé à juste titre  » Sacrificium « , 2009), voici révélés l’œuvre et le style des compositeurs napolitains principalement jusqu’en 1750, à la Cour de Russie : Araia puis Raupach, dans les années 1730 puis 1740 et 1750, pour les Tsarines Anna et Elisabeth,- donc avant l’avènement du règne de Catherine la Grande (Tsarine en 1762),  livrent plusieurs joyaux lyriques en rapport avec le goût européen des Impératrices à l’époque des Lumières. Contemporains de Vivaldi, Bach, Haendel et Rameau, Aria et Raupach  (contemporain aussi du compositeur élégantissime Steffani que la diva a auparavant dévoilé dans son album  » Mission « ,  2012) cultivent le style du Baroque tardif déjà classique et galant, affirmant la suprématie des Italiens surtout napolitains à la Cour Impériale… Classiquenews, dans ce feuilleton 2, (après le volet 1 qui offrait une présentation générale du projet St Petersburg par Cecilia Bartoli), souligne la valeur artistique des compositeurs ainsi ressuscités, d’autant plus vivaces et captivants qu’ils sont défendus par la furià expressive et ciselée de la diva, qui la quarantaine rayonnante, s’engage derechef pour un nouveau répertoire – certes qu’elle connaît bien, mais qui dans son prolongement jusqu’à Saint-Petersbourg (St Petersburg) présente de nouveaux défis : vocaux, dramatiques, linguistiques (Bartoli y chante pour la première fois en russe). dans ce nouveau feuilleton, CLASSIQUENEWS présente 5 airs du récital St Petersburg de Cecilia Bartoli qui compte 11 inédits.

 

 

 

CD. St Petersburg par Cecilia Bartoli (2/3)

Araia et Raupach à la Cour impériale russe …

 

st-petersburg-versailles-russe-jardin-xviiiSt Petersburg à l’heure napolitaine … Comme dans le reste des Cours éclairées d’Europe, la Russie « façonnée » par Pierre Ier se met à la page de la culture moderne, celle bientôt des Lumières où règne le parler français et le chanter italien. Versailles depuis Louis XIV dicte les manières et l’art de vivre décoratif et architectural, mais les italiens règnent sur l’opéra : aucune cour ne peut prétendre à un certain statut prestigieux si elle ne cultive pas son propre opéra italien : est-ce un hasard si les compositeurs germaniques : Haydn, Mozart et avant eux, Haendel ou Hasse se soient mis à l’italien ? Seule la France préservant sa singularité nationale cultive sa propre tradition (qu’incarne alors le savant autant qu’expérimental Rameau, de 1733 à 1764). Dans son album St Petersburg, la mezzo romaine Cecilia Bartoli s’intéresse à la nombreuse colonie des compositeurs italiens qui ont travaillé pour la Cour impériale Russe : Galuppi, Paisiello, Cimarosa ou Sarti, et même  Giuseppe Verdi, dont La forza deldestino est créé en 1862 au Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg. La diva remonte encore plus loin dans le temps : en particulier à l’âge des bâtisseurs, dans ce premier XVIIIè baroque et exubérant qui saisit par sa science expressive et caractérisée .Si Pierre Ier fonde la grande Russie moderne, c’est surtout Catherine II, « la Grande » qui au temps des Lumières (1762-1796) favorise particulièrement l’opéra italien. Jusqu’à Glinka et son opéra national « Une vie pour le Tsar » (1836), l’opéra en Russie reste surtout italien. Cecilia Bartoli éclaire la période de l’histoire russe où au XVIIIème, les compositeurs baroques italiens ont particulièrement compté.

 

 

3 Tsarines pro européennes …
anna-ioannovna-anna ivanovna 1730-1740Trois impératrices au goût proche se distinguent alors, dévoilant la faveur d’une sensibilité occidentale et culturellement européenne, en particulier italienne : Anna Ivanovna ou Anne Ière (1730–1740, portrait ci contre), Élisabeth Ière (1741–1761) enfin la plus prestigieuse, Catherine II  dite « la Grande » (1762–1796). Chacune prolongent le grand dessein de Pierre Ier : bâtir une nation russe puissante et moderne qui favorise aussi un certain art de vivre. Anna a vécu surtout en Courlande (Lettonie de l’Ouest), se désintéressant de la vie traditionnelle russe. Élisabeth Petrovna, fille de la seconde épouse de Pierre le Grand, née en Courlande, est éduquée à la française. Catherine quant à elle, née en Poméranie (Stettin) est allemande : elle demeure toute sa vie fortement influencée par les tendances artistiques venues d’Europe. Le fondateur de Saint-Petersbourg n’a pas le temps d’enraciner une riche vie culturelle locale : c’est l’œuvre des trois impératrices qui lui succèdent.

     

 

 

Anna Ivanovna  et Francesco Araia

 

anna-ivanovna-tsarine-cecilia-bartoli-st-petersburg-decca-cdA la tsarine Anna Ivanovna revient l’installation d’une troupe italienne d’opéra à Saint- Pétersbourg. En font partie,  le violoniste et compositeur Domenico Dall’Oglio, élève probable  de Vivaldi et de Tartini. Dans le courant des années 1730, Anna favorise l’essor de la vie musicale à Saint-Petersbourg : en 1732, elle créée la première Académie de musique en Russie, tout en œuvrant à la professionnalisation de l’orchestre de la Cour. Jugée sévèrement par les historiens, le règne d’Anna, trop dispendieux voire « décadent », invite le compositeur napolitain Francesco Araia (1709-1770) comme premier compositeur de la cour, après le refus de Nicolo Porpora.  Après sa création milanaise en 1734, l’opéra La forza dell’amore e dell’odio est représenté en 1736 au Théâtre du Palais d’Hiver : c’est le premier opéra italien représenté en Russie. Le livret italien est alors traduit en russe.

BartolispCecilia Bartoli a choisi d’incarner Minerve qui s’adressant à son père, au bord tragique de la mort, s’épanche dans un air de plus de 7mn (Vado a morir : je vais mourir… ) : contemporain du dernier Vivaldi, l’ouvrage d’Araia déploie une somptueuse étoffe instrumentale plutôt sombre et grave, que le chant tendu, éruptif, souvent incandescent de la mezzo réinscrit dans la déploration digne et blessée (Plage 1).
Est ce parce qu’elle ne souhaitait pas mettre surtout en avant la pure virtuosité, mais bien en premier choix, la langueur funèbre et noire que Cecilia Bartoli a choisi ainsi d’ouvrir son récital St Petersburg dans la pudeur affligée d’un air très introspectif ? La décision est juste. Ceux qui aime leur diva dans les cascades acrobatiques seront néanmoins satisfaits (et ce dès l’air qui suit : le chant rageur conquérant d’Hercule aux portes des enfers extraits de l’Alceste de Raupach, devenu dans le livret de l’écrivain russe Alexander Sumarokov : Altsesta, premier opéra chanté en russe…, plage 2).

Chaque représentation d’un opéra d’Araia souligne un temps fort du calendrier dynastique : la fête de la tsarine, le couronnement, puis chaque jour anniversaire de l’intronisation. Entre temps, ballets, oratorios, concerts innombrables donnés pour grands banquets hebdomadaires et surtout les bals. De nombreux chœurs sont constitués à partir de chanteurs venus de toute la Russie.

BartolispEmblématique de la veine seria, solennel mais aussi tendre et carressant : le style d’Araia transparaît davantage dans l’extrait de Seleuco (livret de Giuseppe Bonecchi) : son écriture très brillante (avec hautbois obligé dès l’ouverture puis dialoguant avec la voix soliste qu’il ne cesse pendant tout l’air de plus de 10 mn, d’accompagner, de commenter, de doubler…), préfigure les Haydn et Mozart de la génération suivante. Cecilia Bartoli chante l’air d’apaisement voire d’extase pastorale de Démétrius (Demetrio) où les sentiments entre crainte et espérance, d’un berger amoureux perdu dans les bois la nuit venue, s’éveille aux sons de la mystérieuse et imprévisible nature : prétexte à une série de coloratoure impressionannte, dialoguée avec le hautbois omniprésent (Plage 7).

Les représentations d’opéras sont les moments les plus solennels du calendrier musical officiel : Araia est principalement joué, ainsi en est il jusqu’aux années 1750, exception faite donc de l’opéra La Clémence de Titus (hommage aux Politiques éclairés) de Hasse, représenté donc à Moscou en 1742, pour le couronnement de l’Impératrice Elisabeth et pour lequel Dall’Oglio, musicien faisant partie de la troupe italienne favorisée par Anna Ivanovna-, et son confrère Luigi Madonis, composent le prologue. En un air avec flûte obligée, colorant l’épisode en teintes pastorales, l’air de Rutenia est un appel à la paix intérieure : « nous sommes fatigués de pleurer, nous sommes las de souffrir »…

     

 

 

Elisabeth mélomane, l’arrivée de Raupach en 1755…

 

elizabeta-petrovna-elizabeth-1ere-de-Russie-cecilia-bartoli-st-petersburg-cd-deccaTrès différente d’Anna, Elisabeth n’en poursuit pas moins la politique musicale proitalienne, en particulier napolitaine : l’Impératrice succombe comme tous les rois et princes européens au culte des castrats, invention proprement napolitaine. Ainsi en 1755, pour la création à Saint-Petersbourg, de l’opéra Alessandro nell’Indie d’Araia, décidément très en faveur, Elisabeth fait venir le castrat Carestini, favori de Haendel dont il chanta tant de rôles majeurs dans ses opéras serias. La même année, Elisabeth autorise la création du premier opéra en langue russe Tsefal i Prokris (“Céphale et Procris”). L’œuvre est décisive car son livret est écrit par l’écrivain russe Alexandre Soumarokov… d’inspiration pastorale, l’opéra est chanté par de jeunes solistes provenant des chœurs russes fondés par Anna. En 1755 aussi, arrive de Stralsund, Hermann Friedrich Raupach (1728-1778), comme claveciniste de l’Orchestre de la cour. Très vite, Raupachest sollicité comme compositeur : ainsi en 1758, Rapauch livre son nouvel opéra : Altsesta, Alceste, drame écrit par Soumarokov également et chanté lors de sa création dans le palais d’été de Peterhof, par des enfants chanteurs issus des chœurs russes de la Chapelle impériale. Le succès auprès de l’Impératrice est total : Raupach gagne de nouveaux galons : il succède en 1759 à Araia, congédié par Elisabeth.

BartolispComme Araia ainsi dévoilé, Raupach occupe une place importante dans le récital de Cecilia Bartoli : sa furià d’agilité, dramatique frénétique (prégluckiste) s’affirme surtout dans le premier air sélectionné extrait de l’Alceste russe de Sumarokov de 1758 : Cecilia Bartoli incarne la stature déterminée, conquétante du héros Hercule. Chantant pour la première fois en russe, la diva évoque l’entrée du libérateur du couple Admète/Alceste, dans la gueule des enfers : la série d’acrobatie vocale exprime l’ardente énergie d’un héros prêt à en découdre (« j’y entrerai et là, tout, je torublerai »). Hercule entend défendre l’intégrité d’Alceste décidée à remplacer son époux Admète aux Enfers. La vitalité des cordes, les accents des trompettes guerrières, convoquant dans cet air de bravoure exacerbée, le lustre des futurs exploits militaires, composent un air saisissant, exigeant virtuosité et dramatisme, soit un souffle illimité… que Cecilia Bartoli, soucieuse de caractérisation juste et habitée, défend avec une intensité rare (plage 2).
BartolispL’opera seria exalte la grandeur morale des protagoniste tout en soignant dans le déroulement dramatique, l’arche tendue et vive des contrastes : le second extrait sélectionné par Cecilia Bartoli, d’après le premier opéra russe, Altsesta, est l’air le plus long du récital, lui aussi d’une langueur et d’une gravité toute napolitaine (courbe ondulante et grave des cordes rappelant Pergolèse et Scarlatti entre autres) : écho de l’air de minerve d’Aria lui aussi frappé du sceau de la mort souveraine, l’air d’Alceste : «  Je vais à la mort et je n’ai pas peur « … impose le tempérament vocal d’une héroïne prête à l’ultime sacrifice pour sauver son époux, le Roi Admète. Ici pas de vent ou bois ou cuivres obligés mais la seule vague suspendue des cordes, baignant l’air chanté en russe, dans une atmosphère sombre et apaisée à la fois : Alceste reste sereine dans sa décision fatale. Car c’est son amour absolue qui la guide… au delà de toute souffrance, au delà de toute révolte. Cecilia Bartoli a manifestement choisi cet air pour son amplitude introspective, les qualités de caractérisation intérieures qu’il exige (plage 3).
Le dernier air soulignant la maîtrise de Raupach dans le style napolitain seria est extrait de Siroe, re di Persia : d’après un livret de Métastase, Laudice exprime la dignité de sa posture morale : l’air est de détermination et de bravoure, exigeant vocalises déferlantes, sur un tapis orchestral qui exprime la houle marine soumise aux vissicitudes du vent inconstant. Le déchainement des éléments faisant métaphore des passions qui animent le cœur et l’âme de la soliste (plage 4).

st-petersburg-cecilia-bartoli-vue-palais-roseAraia comme Raupach s’illustrent parfaitement dans le modèle baroque tardif de l’opéra seria avec airs da capo. Si la virtuosité vocale est particulièrement exigée, le chromatisme nouveau annonce déjà la sensibilité classique et galante.  Comme dans les cours d’Europe, après l’engouement pour les roucoulades virtuoses des castrats, et pour l’opera seria napolitain, la Cour impériale Russe s’enthousiasme pour les comédies italiennes, en particulier quand en 1757, la troupe d’opéra de Giovanni Battista Locatelli joue les commedie italiennes à la Cour (entre autres celles de Galuppi), dans les cercles privés et les théâtres public… Vincenzo Manfredini, jeune et fringuant kapellmeister de la troupe, est remarqué et entre à la Chapelle impériale, au moment où Pierre, nouvel héritier nommé par Elisabeth, devient Tsar (Pierre III) à la mort de la Tsarine en 1761. Manfredini devient de facto, le nouveau compositeur officiel après Raupach. Mais c’est une toute autre histoire qui s’écrit alors… à suivre dans notre prochain feuilleton 3/3 : le goût et les réformes de la Grande Catherine, les compositeur Manfredini, Galuppi, Cimarosa.

Lire aussi notre volet 1/3 : présentation générale du nouveau cd de Cecilia Bartoli

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