Voilà un enregistrement qui fait date, marquant désormais un jalon de l’opéra français du XVIIIè dans le genre de la tragédie en musique. En 1704, avant d’être Régent, Philippe d’Orléans (1674 – 1723) marque les esprits par son génie musicien ; le compositeur (formé par Gervais et Charpentier entre autres…) réalise un chef d’œuvre méconnu, véritable révélation qui accrédite davantage la très haute valeur du label Château de Versailles Spectacles.
Voici une partition qui fait le lien entre le grand style lullyste et le théâtre de Rameau. Cette Suite d’Armide, créé en 1704 à Fontainebleau, saisit par sa construction formelle, ses audaces orchestrales, le relief des récits autant que la séduction des airs, soignant particulièrement les contrastes et les enchaînements, le souffle et les vertiges sensationnels, entre langueur amoureuse (des femmes essentiellement : Herminie et Armide), invocations démoniaques au II ; folie éperdue de Tancrède (songeant à son aimée Clorinde qu’il a tuée par mégarde ; ou enchantements féeriques de la forêt où se perd Renaud (III)… sans omettre la furie du front de guerre opposant Sarrasins et Chrétiens (V).
La palette expressive de chaque tableau suscite l’admiration comme le profil de chaque personnage : la dignité d’Armide (aristocratique Véronique Gens, aux côtés de l’excellente Herminie de Marie Lys), effusion tendre des piquants soupirants (Tissapherne et Adraste : non moins impeccables David Witczak et Nicholas Scott, chacun idéalement intelligibles) ; avec une palme spéciale pour le très crédible David Witczak qui impose un Ismen spectaculaire, tandis que les guerriers bientôt conquis, Renaud et Tancrède, bénéficient d’un travail de caractérisation idéal, défendu respectivement par le ténor Cyrille Dubois et le baryton Victor Sicard ; on ne peut rêver actuellement distribution plus affûtée et convaincante, servie par des tempéraments vocaux, tous diseurs parfaitement accordés à l’éloquence d’une parure orchestrale des plus raffinées. La direction artistique de cette production est exemplaire, à l’image de la très haute qualité de la partition ainsi ressuscitée. En outre la qualité de la prosodie resplendit particulièrement grâce à des chanteurs qui savent articuler, et pour une part significative, demeurés intelligibles. Apport crucial.
LE CAS SUBLIME D’HERMINIE incarnée par MARIE LYS… Le prince dilettante démontre une très fine approche musicale et psychologique de certains protagonistes dont il brosse un portrait fin et profond, « racinien », d’autant plus significatifs, qu’ils sont avant Rameau, tiraillés par les affres de la passion incontrôlée. Ceux là ne se possèdent plus et tout dans leur chant libéré mais resserré et dense, exprime au plus près les désirs les plus puissants, les forces psychiques les plus bouleversantes ; ainsi l’opéra proprement dit débute-t-il (le prologue ayant été à notre avis judicieusement escamoté) par un sublime récit qui développe sur plus de 7mn, et dès après l’ouverture, le désarroi amoureux, amer et démuni d’Herminie fatalement éprise du beau Tancrède, le compagnon de Renaud…
Torche vivante, Marie Lys, – entre intelligibilité, finesse, expressivité et nuances d’une diseuse accomplie, exprime tous les tourments de la princesse d’Antioche, prisonnière d’Armide elle aussi, sorte de double sentimental de la souveraine, et qui comme elle, souffre sans limites. De toute évidence, la soprano a trouvé personnage à la mesure de son immense talent tragique d’autant que le texte ne se perd jamais, intensifiant davantage la moindre inflexion de sa ligne vocale. Ce focus intimiste (« Malheureuse Herminie »), aux sources raciniennes, impose d’emblée et avec quel génie, la pâte du prince compositeur, très habile faiseur entre théâtre et chant.
Ce premier air souligne la justesse du titre de l’œuvre, certes « Suite d’Armide », claire référence à l’Armide première de Lully, mais avec un souffle nouveau, une franchise expressionniste dont la puissance annonce directement le Rameau scandaleux de 1733, « Hippolyte et Aricie » (et ses récits saisissants de Phèdre, en particulier, elle aussi terrassée par un amour qui la submerge).
TRAITEMENT ORCHESTRAL… D’autres séquences et successions confirment le statut à part de cette œuvre à la fois inclassable et visionnaire. Le traitement orchestral mérite que l’on s’y arrête : à 4 parties (et non à 5 comme chez Lully), l’orchestre produit un son plus ancré dans les graves, porteur d’une force souterraine active (mouvements de la psyché à l’œuvre) ; sépulcrale, d’un lugubre ample, l’invocation d’Ismen au II expose des bassons dramatiques et glaçants annonçant directement… les enfers de Rameau (dans Hippolyte), comme la plainte non moins spectaculaire et très efficace elle aussi sur le plan figuratif, des arbres de la forêt envoûtée par les charmes d’Armide (III)… produit une évocation surnaturelle et fantastique jamais écoutée avant. Même suprême intelligence dans le traitement instrumental, si expressif du second récit d’Herminie, personnage décidément clé (acte IV, scène 4) où Philippe d’Orléans passe de 6,5 à 4 parties, selon l’intensification justifiée par la gradation du texte, et comme s’il récapitulait aussi les possibilités stylistiques depuis Lully, vers une nouvelle épure et clarification plus directe… l’amoureuse dolente y attend, apeurée, le sort de Tancrède à travers le récit de Vaffrin (excellent Fabien Hyon) ; elle croit voir son aimé, blessé, tenu pour mort, prête à le soigner pour qu’il survive.
Veillant au relief expressif et aux équilibres ténus entre chant et somptuosités orchestrales, le chef Leonardo Garcia Alarcon démontre une plasticité flexible, une éloquence particulièrement vive et colorée, dévoilant toutes les pépites d’une partition visionnaire qui assume toutes ses audaces. Ses équipes vivifiées, actives (Choeur de chambre de Namur, Capella Mediterranea) sont d’une permanente intensité, entre poésie et théâtre (fabuleuse activité du choeur triomphal et martial qui ouvre le V). Sous la plume de Philippe d’Orléans, servie par des interprètes aussi engagés, la scène envoûte, s’embrase, captive. Saluons l’intuition et le risque de Laurent Brunner, directeur de Château de Versailles Spectacles d’avoir ressuscité sur scène et au studio ce joyau indiscutable de l’opéra français du premier XVIIIè ; d’autant qu’il révèle le génie musical d’un prince devenu Régent. Captivant.
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CD événement, critique. PHILIPPE D’ORLÉANS : Suite d’Armide, 1704. Marie Lys, Véronique Gens, Victor Sicard, Cyrille Dubois, Nicholas Scott, David Witczak, … Chœur de chambre de Namur, Cappella Mediterranea, Leonardo García-Alarcón [2 cd CVS CHÂTEAU DE VERSAILLES SPECTACLES, enregistré en juin 2023 au Namur concert hall] – Coffret 2 cd – durée totale : 2:01:57 – CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2025
LIRE aussi notre présentation du cd SUITE D’ARMIDE de Philippe d’Orléans par Leonardo Garcia Alarcon : https://www.classiquenews.com/cd-evenement-annonce-philippe-dorleans-suite-darmide-1704-marie-lys-victor-sicard-cappella-mediterranea-leonardo-garcia-alarcon-2-cd-cvs-chateau-de-versailles-spectacles/
Château de Versailles Spectacles recrée un ouvrage majeur dans l’histoire de la tragédie lyrique : un drame méconnu qui en 1704 saisit par sa force poétique, tout en dévoilant le génie d’un prince musicien. La magicienne Armide, éprise du chevalier Roland, se désespère que celui-ci ne lui rende pas son amour… La magicienne multiplie charmes et sortilèges pour mieux enchaîner le guerrier merveilleux. En outre, la courageuse Herminie s’éprend de Tancrède, compagnon de Roland. Écrit de la main de Philippe d’Orléans, probablement aidé de son maître Gervais, la composition témoigne du génie de son auteur, soulignant les qualités musicales et artistiques de celui qui deviendra 9 années après avoir composé Suite d’Armide, le Régent [1715-1723]….
Distribution
Marie Lys, Herminie
Véronique Gens, Armide
Victor Sicard, Tancrède
Cyrille Dubois, Renaud
Gwendoline Blondeel, La Voix de Clorinde, une Suivante d’Armide, une Nymphe
Nicholas Scott, Adraste, Alcaste, un Vieux Berger
Fabien Hyon, Vaffrin, un Guerrier
David Witczak, Ismen, Tissapherne
Choeur de Chambre de Namur
Cappella Mediterranea
Leonardo García-Alarcón, direction
Date de parution : mars 2025
Enregistré en juin 2023 au château de Versailles
Philippe d’Orléans : Suite d’Armide
Tragédie en musique en un prologue et cinq actes sur un livret inspiré de La Gerusalemme liberata du Tasse, créée à Fontainebleau en 1704 [Galerie des cerfs].