CD, événement, critique. CHAUSSON le littéraire / Musica Nigella : Chanson perpétuelle, La Tempête, Concert opus 21 (1 cd Klarthe records) – On ne soulignera jamais assez le génie d’Ernest Chausson, étoile du romantisme français, fauché trop tôt (à 44 ans). Ses œuvres, certes peu nombreuses témoignent aux côtés des germaniques Liszt, Schumann, Brahms…, d’une aisance singulière à l’époque du wagnérisme général, d’un tempérament unique et inclassable que le programme du disque édité par Klarthe éclaire avec raison. Comme Schumann entre autres, Chausson est grand lecteur et amateur de poésie (d’où le titre « Chausson littéraire »). Il fréquente auteurs et écrivains, dont Maurice Bouchor qui fournit le livret des Poèmes de l’amour et de la mer, cycle emblématique désormais de la mélodie française.
Au menu de ce recueil opportun, 3 partitions, non des moindres : Chanson perpétuelle opus 37, ultime pièce de Chausson inspiré par le texte de Charles Cros ; les musiques de scène pour La Tempête (d’après Shakespeare) et le Concert pour violon, piano et quatuor à cordes opus 21, composé simultanément à son opéra Le Roi Arthus, et dont le prétexte réalise une nouvelle de Tourgueniev. En petit effectif, l’ensemble Musica Nigella perpétue un certain art du chambrisme à la française : dans les équilibres des plans sonores, le relief caractérisé des timbres instrumentaux auxquels se joint les deux voix (dans la Tempête, associées dans le duo de Junon et Cérès), se définit avec franchise, la forte sensibilité d’un Chausson, wagnérien proclamé qui cependant reste un tempérament hexagonal, résolument tourné vers la clarté et la transparence. La prise live ajoute à l’excellente caractérisation du geste collectif, ce dans chaque séquence.
D’emblée la riche texture des cordes imprime à Chanson Perpétuelle sa densité expressive, son ampleur orchestrale (Chauson n’a pas reçu pour rien l’enseignement de Massenet puis surtout la révélation de la spiritualité Franckiste) ; et dans le sillon wagnérien, la lyre des cordes diffuse son caractère de malédiction tenace, de poison évanescent, comme en écho à la douleur tragique de l’héroïne du poème de Cros. C’est la langueur perpétuelle et infinie d’une blessure à jamais ouverte, tel Amfortas alangui, figé dans son extase meurtrie. Le timbre sombre et cuivré de la soliste (Eléonore Pancrazi), à la fois sombre et relativement intelligible éclaire idéalement cette lumière des ténèbres qui rayonne d’un bout à l’autre.
La Tempête impose immédiatement son flux dramatique et une narrativité éloquente en lien avec le texte passionné et naturaliste de Shakespeare. Musica Nigella en offre la restitution de la version de chambre que Chausson avait écrite lui-même (pour voix et 6 instruments : flûte, violon, alto, violoncelle, harpe, célesta) aux côtés de la version orchestrale mieux connue. Celle ci a bénéficié de ce premier état dont la présente lecture accuse la prodigieuse imagination du texte poétique ; y souffle le vent sur les flots, une mer bouillonnante, celle qui isole l’île magique fantastique de la pièce shakespearienne, avec en génie insaisissable et spirituel, le facétieux Ariel, esclave (asservi à Prospero) et pourtant déité aérienne…
Les instrumentistes savent articuler et caractériser chaque séquence de La Tempête qui gagne ainsi un relief capiteux ; évidemment d’abord par la voix d’Ariel (aérienne, invocatrice, suave) qui ouvre et conclut le cycle des 6 épisodes. La restitution pour instruments dont le célesta apporte des couleurs infiniment poétiques éclairant le personnage d’un esprit contraint à servir le tyran de l’île dans sa folie ; doué d’une imagination sans limites, Ariel enchante et captive, comme le pur esprit Puck, complice des enchantements équivoques dans le Songe d’une nuit d’été du même Shakespeare. D’une partition fidèle au drame, les instrumentistes expriment le caractère fantastique et profondément langoureux qui plonge dans le mystère ; le portrait d’Ariel atteint une épaisseur réjouissante. L’équilibre et la volupté du son tout en complicité ressuscite la verve shakespearienne de Chausson.
Dirigé par Takénori Némoto, Musica Nigella
dévoile avec passion et vivacité
Ernest Chausson, littéraire et ténébriste…
Dense et dramatique, le Concert pour violon, piano et quatuor à cordes opus 21 éclaire le travail spécifique de Chausson sur la forme concertante, dans l’esprit des Baroques français. La plasticité formelle qui met en scène les divers instruments, en particulier le violon (la pièce créée en 1892 est dédiée au légendaire violoniste belge Eugène Ysaÿe) jouant sur les combinaisons possibles dévoile tout ce qui intéresse alors le compositeur wagnérien, très fidèle à l’esthétique cyclique de Franck : opposition, confrontation, dialogue virtuose et fulgurant des voix solistes ainsi entremêlées. Libre et fantaisiste, l’opus 21 en quatre parties offre une manière d’alternative spécifiquement française au plan quadripartite de forme sonate léguée par les classiques viennois.
Le premier mouvement « décidé » ouvre large et puissant le champs expressif entre gravité et tension mélancolique et aussi une âpreté mordante qu’enrichit une sonorité d’une suavité profonde comme envoûtée. Le chant du violon, comme porté par le piano d’une souplesse enivrée, libère la tension ; il chante sans entrave en un jeu dialogué à deux voix d’une ivresse éperdue.
La Sicilienne, brève voire fugace adoucit la tension du premier mouvement en une légèreté … trop fragile pour durer. Car le mouvement qui suit a occupé, semble-t-il toutes les ressources du compositeur : c’est le sommet évident de la partition. S’y déploie, tenace, en vagues lancinantes, amères, toute la langueur étirée à l’extrême d’un dénuement viscéral, énoncé en un glas lugubre ; ainsi ce 3è mouvement ou « Grave » distingue définitivement le mode introspectif quasiment halluciné, hagard que chérit tant Chausson soit plus de 10 mn d’un climat suspendu, noir presque inquiétant … il faut bien cette soie des ténèbres, au recul vertigineux qui semble traverser le miroir pour que jaillisse comme insouciante la progression palpitante du Finale « très animé » (mais ici parfaitement articulé) où rayonne enfin, dans la lumière, l’admirable double chant, violon / piano.
L’intérêt du disque relève de la philosophie même du label Klarthe ; favoriser l’émergence des nouvelles générations d’interprètes français (Musica Nigella est né dans le Pas de Calais en 2010) tout en assurant l’exploration d’oeuvres encore méconnues et pourtant passionnantes, comme c’est le cas des 3 partitions ainsi dévoilées. On connaît mieux aujourd’hui, la symphonie en si bémol opus 20 (sommet orchestral de 1891, contemporaine ici du Concert opus 21), Soir de Fête opus 32, le Poème pour violon et orchestre opus 25… Musica Nigella a eu le nez fin de s’investir dans la restitution de chacune des œuvres ici abordées. L’apport est majeur. La réalisation fine et engagée, d’une permanente intelligence expressive et poétique. Autant de caractères d’un ensemble superbement mûr, réjouissant par sa complicité active.
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CD, événement, critique. CHAUSSON le littéraire / Musica Nigella : Chanson perpétuelle, La Tempête, Concert opus 27 – (1 cd Klarthe records)
Enregistrement réalisé en mai 2019 (Pas de Calais) – CLIC de CLASSIQUENEWS printemps 2020.
https://www.klarthe.com/index.php/fr/enregistrements/chausson-le-litteraire-detail
Musica Nigella
Takénori Némoto, direction musicale & reconstitution
Eléonore Pancrazi, mezzo-soprano (Chanson perpétuelle)
Louise Pingeot, soprano
Pablo Schatzman, violon
Jean-Michel Dayez, piano
Ernest Chausson
Chanson perpétuelle Op. 37 (1898)
La Tempête Op. 18* (1888)
Concert Op. 21 (1891)
Approfondir
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Musica Nigella sur CLASSIQUENEWS, précédent cd édité par Klarthe (mai 2019) :
CD, critique. RAVEL l’exotique. MUSICA NIGELLA (1 cd Klarthe records) – Belles transcriptions (signées Takénori Némoto, leader de l’ensemble) défendues par le collectif Musica Nigella : d’abord le triptyque Shéhérazade (1903) affirment ses couleurs exotiques fantasmées, tissées, articulées, soutenant, enveloppant le chant suave et corsé de la soprano Marie Lenormand (que l’on a quittée en mai dans la nouvelle production des 7 péchés de Weill à l’Opéra de Tours). En dépit d’une prise mate, chaque timbre se dessine et se distingue dans un espace contenu, intime, révélant la splendeur de l’orchestration ravélienne ; désir d’Asie ; onirisme de La Flûte enchantée ; sensualité frustrée de L’indifférent. La soliste convainc par son intelligibilité et la souplesse onctueuse de son instrument. LIRE la critique complète Ravel l’exotique / Musica Nigella