CD. Coffret Rameau 2014 (27 cd ERATO). Nul ce coffret événement pour l’année Rameau 2014 récapitule 40 ans d’interprétation raméllienne : comme souvent, les approches les plus pertinentes sont extrahexagonales, voire anglo-saxonnes… Paillard et Harnoncourt, puis McGegan et Gardiner, surtout William Christie qui réinvente Rameau en lui restituant sa poétique symphonique singulière… voilà autant d’interprètes majeurs qui font de la réédition anniversaire élaborée par Erato pour l’année Rameau 2014 et en 27 cd, une somme événement. Evidemment CLIC de classiquenews. Le coffret prend valeur d’odyssée discographique dévoilant les jalons marquants de l’interprétation ramellienne depuis 40 ans – c’est dire son importance d’autant plus cruciale pour les 250 ans de la disparition du compositeur en 2014. Commençons par les pionniers, certes perfectibles mais si bien inspirés. Telle deux bornes référentielles, règnent en premiers marqueurs de référence propre aux années 1970 : le Castor et Pollux d’Harnoncourt en 1972, puis Les Indes galantes par l’équipe française de Valence impliquée deux ans plus tard par Jean-François Paillard, en 1974.
Reconnaissons à Vienne, le flux expressif du premier défenseur des instruments d’époque : sans parfaitement maîtriser l’intelligibilité de notre langue, Harnoncourt sait instiller avec le mordant parfois acide dont il a le secret, cette ossature interne intensément dramatique qui creuse la profondeur poétique et tragique de la partition : les danses y acquièrent un statut autre que celui de simples et artificielles pauses : la construction complexe avec choeurs gagnent le pari de la clarté et l’orchestre sait mordre par son approche affûtée. De fait Harnoncourt même s’il n’a pas approfondi par la suite se révèle le premier grand interprète du Rameau dramaturge. En particulier sur instruments d’époque- ceux de son Concentus Musicus de Vienne-, restituant pour la première fois des balances et des dynamiques expressives proches du XVIIIème.
Joyaux ramélliens
Valence, 1974. Immense surprise que l’approche de Jean-François Paillard dont déjà le conception du continuo, la volonté de clarté et de transparence du choeur, le choix de certains solistes dont l’inoubliable John Elwes (Tacmas, Adario), au timbre soyeux, clair, intelligible d’une tendresse héroïque sans apprêt (un modèle pour tous ceux qui viendront après lui), indique la voie à suivre pour la redécouverte de Rameau. En 1974, sa lecture des Indes Galantes est bien celle pionnière et fondatrice d’une vérité (équilibres ténues des pupitres, coloration humaine et nostalgique des ballets…) que bientôt portera à l’excellence William Christie, et que fort étonnament certains baroqueux actuels, parmi les plus récents, continuent d’ignorer… En comparaison, l’orchestre si lourd de l’Opéra de Paris avec Leppard en 1980 -lire ci après) paraît indigne de la scène parisienne : « Papillon inconstant » est chez Paillard, d’une infinie poésie, instrumentalement, vocalement. Un modèle pour tous, par sa justesse, son élégance, à défaut d’avoir tous les moyens. Mais l’esprit de Rameau règne aux côtés de Paillard (disparu en avril 2013) … remercions Erato d’en avoir gardé la mémoire.
En 1980, l’orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Raymond Leppard ne partage pas malheureusement une telle éthique instrumentale et ce malgré une distribution assez époustouflante comptant plusieurs chanteurs acteurs d’un aplomb psychologique exceptionnel : surtout Von Stade, puis Eda-Pierre et le royal Van Dam. … soit des valeurs sûres du star système d’alors, son Dardanus est de facto orchestralement hors sujet : empâté, sirupeux, restitué de façon confuse et approximative (le clavecin bavard à souhait comble un manque de rigueur scientifique); en cela vite dépassé par les baroqueux de la génération suivante : plus légers, fins, précis, caractérisés, mordants. Triste constat pour les Français à propos de leur patrimoine. Les avancées viennent outre Manche, de la part de deux britanniques Mc Gegan et Gardiner, avant le NewYorkais – et français de coeur-, Christie.
Le miracle londonien de Nicholas McGegan (né en 1950). Si en 1980, l’Opéra de Paris assène un Rameau ampoulé, instrumentalement indéfendable, l’aurore des vertus stylistiques vient de Londres où un mois après Leppard à Paris, l’exceptionnel et flamboyant Mc Gegan, – trentenaire d’une insolente certitude en décembre 1980, enregistre le plus inventif et le plus irrésistible des opéras héroïques et pastoraux conçus en 1749 par le duo Cahusac et Rameau : Naïs. D’un ouvrage commandé pour la Paix, les auteurs très à la mode et particulièrement inspirés conçoivent un drame musical au souffle jamais écouté jusque là, ou l’inventivité mélodique de Rameau engendre une partition comme son sujet sur l’amour de Neptune, d’une continuité fluviale et océanique gorgée d’énergie permanente. La force vient là encore de l’intelligence de la conception musicale qui imprime un développement organique nouveau, les séquences (courts airs, récitatifs alanguis et extatiques, choeurs de rage, ballets fusionnés à l’action) semblent se déduire les uns des autres en une perspective sonore unique qui se métamorphose au fur et à mesure du temps dramatique. La poésie du propos (Neptune foudroyé donc humanisé par l’amour que suscite la belle nymphe Naïs), l’éclat et la profondeur du geste global dont un orchestre aux vrais accents d’époque (bois insolemment savoureux : hautbois et bassons saisissants), mais aussi deux chanteurs idéalement touchants par leur sobriété et leur tendresse font toute la valeur de cet enregistrement britannique absolument majeur. La seule réserve vient de la langue, parfois d’une articulation molle ou trop sombre malgré un sens inouï de la caractérisation individuelle : que ce Neptune humanisé en ténor a de grâce et d’ardeur héroïque, sans compter Naïs dont l’air du II : « je ne sais quel ennui me presse » reste l’un des plus inspirés de Rameau.
Outre la Platée revigorante (à défaut d’être réellement poétique et trouble) de Minkowski – qui depuis a bien perdu en profondeur raméllienne : ses récentes Boréades de 2014 – brouillonne, démonstratives donc creuses-, n’ont guère convaincu-, le champion absolu aux côtés des McGegan et avant Christie, demeure « l’autre Britannique », Sir John Gardiner (né en 1943). Dans le sillon du formidable Naïs de son compatriote McGegan, Gardiner dirige alors les grands Rameau au festival d’Aix en 1980, bénéficiant de stars (dont Jessye Norman en Phèdre pour Hippolyte en 1983 : hélas l’enregistrement n’a jamais été commercialisé même s’il existe…) ou justement l’ultime ouvrage de Rameau, répété mais interdit finalement à cause de son livret trop audacieux et irrévérencieux même : Les Boréades de 1982. Erato dans la foulée des soirées aixoises a enregistré cet absolu discographique guère égalé depuis : tant par le style nerveux et souple de l’orchestre (scintillements et audaces cynégétiques – cors et clarinettes- de l’ouverture – formidable contredanse en rondeau qui ferme le I : tonicité, mordant, souplesse chorégraphique disent ici l’absolu liberté de l’écriture orchestrale), tempérament des solistes (l’Alphise de Jennifer Smith y incarne avec finesse et gravité, l’amour douloureux de la reine de Bactriane avec une profondeur psychologique bouleversante ; elle chantera plus tard La Folie dans Platée de Minko en 1988-, Philip Langridge, John Aller, François Le Roux…), au mérite de Gardiner revient aussi la sensibilité instrumentale, hautement dramatique de la direction. Les années 1980 ont été décisives pour Rameau. L’enregistrement prend même valeur de première mondiale car l’opéra ne fut jamais créé l’année où meurt Rameau en 1764: sa modernité et ses éclairs instrumentaux rejaillissent ici de façon superlative. Encore un joyau qui accrédite la valeur de la box Erato.
La révolution interprétative vient d’un maître absolu en l’occurrence William Christie : c’est qu’en plus de la force tendre de son orchestre, Bill cultive comme personne le souci de l’éloquence linguistique et du verbe, le nerf et la nostalgie des danses, l’effusion tendre du sentiment amoureux de forme pastorale. Son Hippolyte et Aricie enregistré à Garnier en 1995 s’impose enfin par la somptuosité incisive, opulente, rageusement dramatique comme superbement chorégraphique et d’une poésie nostalgique dans les ballets et divertissements, de l’orchestre des Arts Florissants dont on sent bien que le chef fondateur en a réglé le moindre effet, le plus initime accent, la nuance la plus ténue… c’est une version première de référence. Comme l’est Les Boréades de Gardiner, réalisé 12 ans auparavant. Evidemment, la Phèdre de Lorraine Hunt y brille d’un éclair intérieur bouleversant, convoquant chez Rameau toutes les héroïnes tragiques de Racine.
Diction superlative et structurante, plateau de solistes d’un relief individualisé… la vision du chef souverain rétablit la violence racinienne des passions contenues dans le premier opéra de Rameau (1733) qui frappe tout autant par son invention audacieuse, délirante, fantastique (sublime acte des enfers). Voici restitué le génie de Rameau réinventeur de la tragédie baroque française dont il fait un spectacle total.
Même évidence irrésistible pour ses Fêtes d’Hébé (live de 1997) qui délivre la même magie envoûtante mais sur un canevas autre, celui tout aussi abouti convaincant et expérimental de l’opéra ballet. L’ouvrage de 1739 trouve ici les qualités distinctives de son Hippolyte : profil convaincant des protagonistes (même si l’on trouve parfois l’Hippolyte de Padmore un rien trop minaudant, une once affecté…, pulsation énergisante et organique d’un orchestre flamboyant et si finement caractérisé qui réalise l’unité et la profonde continuité des 3 entrées chacune – poésie, musique, danse-, affirmant le raffinement de chaque discipline sans atténuer l’intelligence de la totalité. Sophie Daneman, Paul Agnew s’y montrent entre autres irrésistibles, comme dans La Guirlande, acte de ballet enregistré en 2000 avec le même esprit raffiné, délicat, pétillant mêlé à la grâce la plus tendre : où a-t-on élaboré un Rameau aussi humain, nostalgique, trépidant? C’est bien tout le charme d’une époque sensuelle et raffinée dont La Pompadour amie maîtresse du roi était alors la grande organisatrice… ayant trouvé en Rameau, son ambassadeur le mieux inspiré.
En 1997, retour d’un McGegan qui récidive non plus au service d’un drame héroïque à grand effectif mais dans la miniature d’un acte de ballet : Pigmalion. 17 ans après un Nais époustouflant par son souffle épique ou Neptune apprend l’amour le dieu y est incarné par un ténor tendre: (superbe option), le chef affirme une profondeur poétique et amoureuse comme davantage ciselée : sans perdre sa superbe vivacité, McGegan l’un des premiers ramelliens qui compte avant Gardiner caresse chaque inflexion du héros frappé impuissant démuni face au miracle de l’amour. La justesse de la direction produit les mêmes prodiges que Naïs même si là encore le Britannique ne maîtrise pas comme Christie l’éloquence tendue et sculptée de la langue, choix des chanteurs oblige. Mais l’intention, le style à défaut d’une accentuation parfaite rejoignent ici la totale compréhension du chef face à la source première de la magie ramellienne: sa musique d’un raffinement et d’une élégance suprêmes. Il n’y a qu’à écouter comment le maestro (trop absent en France) exprime la métamorphose de Pigmalion dans le seul flot organique et continu de la divine musique, celle des ballets de plus en plus inspirés, légers, aériens… L’enregistrement confirme les affinités de McGegan et de Rameau.
La suite d’après les Surprises de l’Amour, donc succession de séquences purement orchestrales qui en soit est un pari légitime car il démontre à juste titre l’ampleur du génie symphonique de Rameau, montre un Marc Minkowski fidèle à lui-même, limité dans ses effets… pétaradants. Certes vivace mais essentiellement démonstratif : c’est enlevé mais creux. Voilà une limite singulièrement discriminante pour le chef des Musiciens du Louvre qui chez Rameau où il faut de la profondeur (McGegan, puis Gardiner et Christie se sont révélés sur ce registre décisifs), se borne à défendre une machinerie instrumentale riche en surenchère : ses épisodes langoureux manquant spécifiquement de ce trouble et de cette grâce qui font le charme inénarrable de William Christie (écouter ici Zéphyre ou la Guirlande où le pastoralisme qui exprime la fusion des coeurs en extase avec le sémillant chant des oiseaux, marque un point d’accomplissement de l’esthétique Pompadour : moins creux justement que veut bien nous le faire accroire les commentateurs jamais en reste d’une vision réductrice et schématique par méconnaissance : nostalgique et d’une pudeur mariée à l’élégance la plus pure). Evidemment la Platée de Minko, avec l’incomparable Jennifier Smith, remplacée ensuite sur la scène par Delunsch et surtout l’exceptionnelle Annick Massis-, reste le joker indiscutable du chef des Musiciens du Louvre : la comédie sarcastique et cynique va bien à sa direction là encore plus mordante que profonde…
Christie : l’accomplissement symphonique et la poésie souveraine. La poétique et l’esthétique que développe William Christie et ses Arts Florissants à l’encontre de Rameau demeure certainement l’apport le plus convaincant dans l’interprétation raméllienne depuis les 20 dernières années. Le chef inscrit Rameau dans une ambition symphonique qui montre à quel point l’orchestrateur hédoniste et sensuel égale l’audace du théoricien savant et expérimental… A l’appui de son Zoroastre, tout autant dramatique et orchestralement très abouti, n’écoutez que la dernière partie des Fêtes d’Hébé pour comprendre tout ce que peut apporter Bill l’enchanteur à la lyre ramélienne : ce drame sous jacent qui souterrain enracine les personnages dans une tragédie préalable, d’une infinie pudeur, d’une expression à l’élégance alliant, combinaison si rare ailleurs, raffinement, naturel, sincérité. L’équilibre sonore des instrumentistes des Arts Florissants mariés à l’éloquence méditative des choeurs achèvent de produire un tableau d’un dramatise irrésistible. La fin de la seconde entrée La Musique puis enchaînée, la IIIème entrée : La Danse, sous la direction de Christie dévoile une profondeur d’intention insoupçonnée : une grâce sombre, un esthétisme idéal déjà crépusculaire, les ors scintillants et l’ombre mystérieuse à la fois. La direction d’un maestro hautement inspiré rétablit le développement organique du flot musical : chaque séquence semble naître de la précédente, indiquant une vaste perspective purement musicale qui unit toutes les parties et vainc la tentation de la fragmentation : voilà qui rétablit ce souci de la cohérence interne d’un Rameau immense symphoniste, préberlozien en somme (cf. l’ivresse opulente du Tambourin en rondeau qui revendique la suprématie de la seule musique emportée par l’énergie dansante ; idem pour l’arabesque frénétique, subtilement enjouée de la Contredanse finale). Une filiation préromantique qui accrédite encore grâce à la vision de William Christie, la modernité inclassable de Rameau le réformateur. Avec Bill, ce Rameau poète et coloriste approche évidemment non plus le Boucher lascif (et quand même malgré sa virtuosité chromatique, essentiellement décoratif) mais plutôt par ce miroitement de teintes nuancées et rares, l’éclat lunaire et cuivré, nostalgique et introspectif,- saturnien donc infiniment mystérieux- de … Watteau. Du début à la fin de ces Fêtes d’Hébé, la clarté et l’esthétisme de la direction saisit par son élégance, son panache dramatique, sa frénésie nerveuse (pulsion et vitalité de l’air « L’objet qui règne dans mon âme » d’un Mercure – Jean-Paul Fauchécourt à la diction irrésistible : l’orchestre des Arts Flo s’y montre d’une souplesse proche du sublime !). Un accomplissement qui se rapproche évidemment par l’intelligence de la vision de son Hippolyte et Aricie, pour nous d’une profondeur et d’une sincérité poétique inégalée.
Il manque à cette quasi intégrale des oeuvres lyriques majeures de Rameau, le fameux Castor et Pollux de Christie édité chez un autre label… mais, pour McGegan et Gardiner anthologique, Paillard immensément touchant, surtout Christie ardent et sincère ambassadeur de la poétique raméllienne, le coffret de 27 cd édité par ERATO pour l’année Rameau 2014 est l’événement incontournable de cet an de célébration aux apports divers.
RAMEAU 2014 : The opera collection, 27 cd ERATO. Christie : Hippolyte et Aricie, Les Fêtes d’Hébé, Zoroastre, La Guirlande, Zéphyre. Gardiner : Les Boréades. Harnoncourt : Castor et Pollux. Leppard : Dardanus. Minkowski : Les Surpises de l’Amour (suite orchestrale), Platée. McGegan : Naïs, Pigmalion. Paillard : Les Indes Galantes.