vendredi 29 mars 2024

Livres, compte rendu critique. Dominique Jameux (1939-2015). Chopin ou la fureur de soi. Editions Buchet-Chastel (2014)

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Buchet chastel Jameux dominique chopin fureur de soi critique compte rendu classiquenewsLivres, compte rendu critique. Dominique Jameux (1939-2015). Chopin ou la fureur de soi. Editions Buchet-Chastel (2014). Encore un livre sur l’auteur des Préludes et des Etudes… Mais pas vraiment biographie, ni  analyse technicienne : un parcours original, très informé, paradoxal et di stancié. La disparition récente de son auteur – qui fut aussi « homme de radio », spécialiste par l’écrit et la parole de tant de « Musiques en Jeu »- donne à  cette lecture fort recommandée un « mélancolique supplément d’âme ». Je n’y suis pas. En des ouvrages   de science- la musicologie en est une, on le sait, parfois  aérienne, parfois privée d’envol quand « ses ailes de géant…. »- et même à l’intérieur de ceux-ci, gît, ou se montre, ou se dissimule un regardant. La règle déontologique est de n’y pas dire : « je »… Hors tels édits, guère de tolérance ou de salut ? De toute façon, ne pas oublier que sévissent aussi, rétrospectivement, des « biographies » où ramassage de ragots, compilation des traditions et bouquets d’anecdotes ne mènent le récit de vie qu’à sa perdition qui aujourd’hui se nomme Gala ou Closer…

« La musique était son monde ». On écrit cela en tête d’un  article sérieux sur le dernier livre de Dominique Jameux, Chopin ou la fureur de soi, persuadé que l’auteur ne nous en voudrait  pas d’un ton souriant et familier :  l’« homme de radio » fut aussi  le fondateur de Musique en Jeu, cette revue unique des années 70 qui dura bien moins qu’Art-Press mais ouvrit tant de citoyens de bonne volonté aux arcanes et labyrinthes du sonore… Le signataire de ces lignes hélas « posthumes » a appris au seuil de l’automne la disparition – commencement d’un brûlant été –de Dominique Jameux. Croyant que « Chopin » avait déjà été chroniqué ici même, il s’était  contenté de lire pour son propre plaisir cette œuvre ultime.Le voici devant la tâche intimidante d’écrire sur celui dont  le bel et pudique avis nécrologique disait : « La musique était son monde, qu’il a peut-être rejoint. »

Sept pianistes capitaux

La distanciation élégante qu’eût admise Dominique Jameux ne doit pas empêcher, en recommandant une lecture-méditation, de souligner qu’il s’agit d’un maître-livre –comme on disait au temps de nos humanités -, où l’on (ré)apprend beaucoup, et qui surtout suscite désir  de réflexions, d’approfondissements, de remises en débat des opinions trop ressassées. D.Jameux  était fervent spécialiste des Trois Viennois, auteur d’une Ecole de Vienne, d’un Berg, d’un Boulez qui ont, comme on dit, fait, et feront longtemps autorité. Mais il était – avant tout, et plus secrètement – chopinien – non, chopénien, ainsi qu’il prend soin de rectifier l’adjectif-,  dans le cadre d’un retour sur quelque « scène initiale » qu’il évoque au détour d’un chapitre sur les « sept pianistes » selon lui capitaux dans l’interprétation du musicien polonais. « Un professeur généreux, consciencieux, drôle et attachant, Jean Dennery (1899-1971) m’a révélé  le piano et Chopin » (et ajoute D.J.humoriste « je ne lui ai pas fait vraiment honneur, mais il représente beaucoup pour moi. »). Scène initiale, donc, et amour jamais consumé pour la vie et l’œuvre de Frédéric, se relaient discrètement dans le livre pour suggérer que malgré la soumission de Chopin à l’ordre-espace du seul clavier, l’auteur de  partitions  sans titres à panache (ah ! Liszt, Schumann, Berlioz…) ouvrit les portes d’une «  musique  de l’avenir », depuis Debussy jusqu’à nos jours.

Classiques favoris

Certes D.Jameux n’a pas l’outrecuidance de livrer l’Ouvrage qui manquerait  à la connaissance de Chopin   et d’une certaine façon remplacerait  sinon annulerait  tous les précédents. Tout au long du parcours, (et en bibliographie terminale) il cite une myriade de contributions, dont certaines encore maintenant accessibles en librairie française : des « classiques » du sujet (avec  mention  un rien perfide : « ceux qui ont attaché leur nom au compositeur polonais  (de Pourtalès, Gavoty, Coeuroy), et d’autres qui se sont signalés à l’attention des amateurs de Chopin »). Il rend hommage aux travaux patients, vraiment scientifiques et honnêtement parcellaires du musicologue suisse  J.J.Eigendilger, tout comme à ceux, plus discrets, de Marie-Paule Rambeau. Si Camille Bourniquel ( qui écrivit un Chopin dans la collection même du Seuil à laquelle le jeune D.Jameux donna son Richard Strauss) est omis, les compositeurs – tel André Boucourechliev – ne sont pas oubliés, car eux aussi savent parler de leur vie  en compagnie de  Chopin, au même titre que naguère un écrivain comme André Gide au plein regard d’intuition.

La fureur de soi

De tout cela, l’auteur   tire substance. Mais surtout « l’homme des Lumières » qu’il était sait qu’un voyage en compagnie de Chopin ne peut s’accomplir hors de l’insertion dans « la Grande Histoire » (de type braudélien), en tout cas débarrassée des simplismes de l’Histoire-Batailles, tout comme dans une Analyse Structurale pure et dure. D’où un excellent récit de cette Monarchie de Juillet(1830-1848) sous laquelle  Chopin a vécu son temps parisien-français, et qui occupe une large partie du « Préambule ». C’est en miroir de ce temps d’exil (pas si désespéré)  que D.Jameux fait se construire Frédéric , quelque part entre un « A nous deux maintenant » (Rastignac montré par Balzac à Montmartre…) et la submersion par une « fureur de  soi » – insérée dans le titre du livre – , à l’intersection du drame personnel et de l’indignation patriotique mêlée » de mauvaise conscience. D.Jameux – qui fit  des études  de sociologie, à côté de sa solide formation musicale – développe sur « la loge de concert »( encore Balzac), la prostitution parisienne, la  « pianopolis » de la capitale, et varie fort plaisamment autour des « budgets » vestimentaires ou mobiliers de Chopin, à sa façon dandy (les gants !) et heureux de se montrer ainsi. Cela vaut au lecteur-XXIe d’amusants et instructifs parallèles sur « les bobos de la vie parisienne au Square d’Orléans », ou un  tableau de Chopin entre Journal des Débats et Charivari (« comme aujourd’hui entre Figaro et Canard Enchaîné »)…

Le je en Il

Ainsi apparaît la mutation du « je » en « il », sous l’ombrelle psychanalytique du Dr Freud (D.Jameux ne négligeait nullement les grilles de lecture offertes par Sigmund…). Et bien  sûr, on demeure en recherche sur « l’Eros chopénien », quitte à révoquer en doute les « certitudes » sur le fameux « Je doute que ce soit une femme »,proféré par Frédéric voyant pour la première fois George. L’auteur, en miroir de Balzac, Flaubert ou Fromentin (l’échec amoureux, l’indécision sexuée), énumère et décrit « les sept femmes » qui ont accompagné Frédéric : la mère, la sœur, celle de l’émoi premier, (Constance, aux origines de la Fureur de soi ?), la fiancée (Marie), la maîtresse (Delphine), la groupie (Jane), et (surtout ?) la compagne (Aurore Dupin, (ci) Dudevant Baronne, George Sand… On ne trouvera pas ici une «  vérité » mais des indications  sur  les composantes  homosexuelles de Frédéric, très « d’époque romantique », (avec son  cher ami Titus, et le moins connu Astolphe de Custine). Les titres  de la vie « in progress » sont amusants et significatifs : Comment Frédéric devint Chopin, Le Ventre de ma mère, Elles, elles, ELLE, L’Isle Funeste (anti-Joyeuse donc, et donc majorquienne), le Quatuor des dissonances (jeux de chaises pas forcément musicales entre  Frédéric, George  et ses « enfants » Solange bientôt devenue jeune femme, et Maurice.

Carliste et révolutionnaire

Sans oublier un sujet-tabou, l’antisémitisme, ici  non idéologique mais tout de même insistant si lui aussi « d’époque »….Ni la «lecture  politique » de l’exilé à Paris , et de citer une lettre de 1833 : « J’aime les Carlistes, je déteste les Philippards ; je suis moi-même révolutionnaire », que souligne  le biographe évoquant « l’habituel halo de fantasmagorie propre aux musiciens quand ils parlent politique », et décryptant ici cette  triade chopénienne  en plein confusionnisme sur les autres et lui-même…

Horizons chimériques

Il y a constamment un regard subjectif de l’auteur, même dans quelques  familiarités du « comme on parle » au 3e degré qui peuvent amuser ou irriter (« le pote de Chopin, quel coup de poing en pleine gueule !, brut de décoffrage, c’est la dèche, bienvenue au club, s’installer au piano pour zyeuter le public… »). Les références à la culture humaniste –surtout  XXe – sont clins d’œil d’une nature plus intéressante : « la lutte des classes en France »(pour citer et un rien corriger  Marx) ; un « glissement progressif du plaisir » ; les « horizons chimériques » (fauréens) pour le Nocturne op.62/1 ; « tout menace de ruine un jeune homme, il est dur à apprendre sa partie dans le monde », cité de Nizan, puis adapté de la  célèbre 1ère phrase d’Aden Arabie « j’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie »… ; l’axe Viennois, qui a été l’objet primordial des recherches et réflexions de D.Jameux : Freud, donc, Karl Krauss,Alban Berg (et la chère Lulu)…

Limer sa cervelle à celle d’autrui

Et plus en amont : « le Sturm und Drang », qu’on traduira façon  Visconti par « violence et passion » ; « l’humeur dépressive de Chopin à Vienne II, dans le médiocre accueil que lui font cette fois les inconstants Viennois », (comme Paris II pour Mozart en 1778 !). Montaigne est appelé en caution : « il faut frotter (et limer, ajouterons-nous, c’est encore plus joli !) sa cervelle à celle d’autrui ». Et on se souvient  que l’auteur des Essais vantait une écriture « par sauts et par gambades », ce qui semblerait assez bien définir la « méthode » de notre  biographe, si on ne s’apercevait ensuite que la rigueur de la progression, artistement dissimulée, est  réelle.

Les œuvres,l’œuvre

Au titre des jugements subjectifs, quelques  partitions célèbres que l’auteur n’aime pas, ainsi  la Polonaise op.40/1,  dite Militaire (« sa hâblerie insupportable, méchant morceau rédimé par l’usage qu’en fit Wajda dans Cendres et Diamant »). Et des lazzi en direction de Berlioz, que « tout hérissait chez Chopin : comme l’auteur de ces lignes partage sa détestation, il ne peut que regretter hypocritement la surdité de Chopin aux merveilles berlioziennes. »…Mais bien sûr, on s’attardera davantage aux « analyses » des partitions chopéniennes que D.Jameux chérit particulièrement, et sur lesquelles il porte un regard que sa propre écriture sait enrichir de précision et de sensibilité : Ballades,(« la 1ère, le chef-d’œuvre de rupture »),  Scherzi, les deux Sonates, les Etudes (« l’op.10,douze poèmes »),des Nocturnes,  les Préludes( « Ce n’est pas une oeuvre c’est L’œuvre »),  Barcarolle.

Un Journal Intime ?

Et les adultes avertis…  en musique trouveront dans les investigations sur la Tonalité matière à mieux saisir le parcours de Chopin. On pourra être intrigué par l’apparition inattendue et dispersée de passages en italique, dont le 1er ( à propos de la Fantaisie-Impromptu)  évoque l’enfant-Jameux « sous l’Erard fatigué, aujourd’hui encore au centre de ma chambre, j’ écoute cette pièce que joue ma mère, une fois entre mille ».  Cette « écoute amniotique » (qui rejoint celle du petit Frédéric en dessous du clavicorde joué par sa mère Justynia, et dont plus tard la Berceuse transfigurera l’expérience-souvenir), prélude  aux autres pages d’un Carnet-Journal  Intime de notes à développer, dont le biographe dit (un peu « jésuite » ?) qu’ils sont « avant tout destinés à  l’auteur »…

Trois portraits et la vérité

Bien plus tard, il y aura «  trois portraits » essentiels : le fiévreux et génial Delacroix, l’élégant Ary Scheffer qui veut cacher l’intériorité, le terrible daguerréotype de L.A. Bisson, tragédie  de solitude comme eût pu la signer Nadar. Et vont rester  la maladie (« vieille servante de »), la mort. Ceux qui ont été proches de Dominique Jameux ne peuvent  s’empêcher de penser que certaines pages du livre-biographie sont sans doute aussi miroir, certes totalement discret, mais hautement probable du chemin par lequel il aura fallu passer… La relation du « mal dont il faut taire le nom » (au XIXe donc, la phtisie, et maintenant le cancer), le récit d’un dernier voyage de Chopin dans « l’Isle Humide » (Angleterre), le retour à Paris et l’installation à Chaillot (« dès que je vais un peu mieux, cela me suffit »), « une propédeutique à l’agonie (une contemplation  des espaces progressivement resserrés de la vie, avant d’en voir la forclusion progressive et impitoyable) », les « médecins qui ne savent que recommander le repos, le repos je l’aurai un jour – sans eux », l’humour en arme défensive ultime.

Et enfin, « l’espace qui se referme, 17 septembre 1849 »…. Le cœur se serre, dans cette lecture à double sens. Alors on « rejaillit en lumière », comme en Barcarolle, mais « le rythme balancé ne sera pas celui du Nautonier qui va vers l’Ile des Morts ». Un  chapitre d’Epilogue rassemble bien la démarche vers « cette musique si neuve, si déroutante, si prophétique… dans son paysage tonal, son éternisation par le trille, son obsession de l’espace, cause et conséquence de l’affirmation absolue du sujet…, un espace imaginaire qui  semble se confondre  avec le ciel. » Allons, lecteur, bonne traversée !

Livres, compte rendu critique. Dominique Jameux (1939-2015). Chopin ou la fureur de soi. Editions Buchet-Chastel, 2014.

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