Livres, compte rendu critique. Dominique Jameux (1939-2015). Chopin ou la fureur de soi. Editions Buchet-Chastel (2014). Encore un livre sur lâauteur des PrĂ©ludes et des Etudes⊠Mais pas vraiment biographie, ni analyse technicienne : un parcours original, trĂšs informĂ©, paradoxal et di stanciĂ©. La disparition rĂ©cente de son auteur â qui fut aussi « homme de radio », spĂ©cialiste par lâĂ©crit et la parole de tant de « Musiques en Jeu »- donne Ă Â cette lecture fort recommandĂ©e un « mĂ©lancolique supplĂ©ment dâĂąme ». Je nây suis pas. En des ouvrages  de science- la musicologie en est une, on le sait, parfois aĂ©rienne, parfois privĂ©e dâenvol quand « ses ailes de gĂ©antâŠ. »- et mĂȘme Ă lâintĂ©rieur de ceux-ci, gĂźt, ou se montre, ou se dissimule un regardant. La rĂšgle dĂ©ontologique est de nây pas dire : « je »⊠Hors tels Ă©dits, guĂšre de tolĂ©rance ou de salut ? De toute façon, ne pas oublier que sĂ©vissent aussi, rĂ©trospectivement, des « biographies » oĂč ramassage de ragots, compilation des traditions et bouquets dâanecdotes ne mĂšnent le rĂ©cit de vie quâĂ sa perdition qui aujourdâhui se nomme Gala ou CloserâŠ
« La musique Ă©tait son monde ». On Ă©crit cela en tĂȘte dâun article sĂ©rieux sur le dernier livre de Dominique Jameux, Chopin ou la fureur de soi, persuadĂ© que lâauteur ne nous en voudrait pas dâun ton souriant et familier : lâ« homme de radio » fut aussi le fondateur de Musique en Jeu, cette revue unique des annĂ©es 70 qui dura bien moins quâArt-Press mais ouvrit tant de citoyens de bonne volontĂ© aux arcanes et labyrinthes du sonore⊠Le signataire de ces lignes hĂ©las « posthumes » a appris au seuil de lâautomne la disparition â commencement dâun brĂ»lant Ă©tĂ© âde Dominique Jameux. Croyant que « Chopin » avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© chroniquĂ© ici mĂȘme, il sâĂ©tait contentĂ© de lire pour son propre plaisir cette Ćuvre ultime.Le voici devant la tĂąche intimidante dâĂ©crire sur celui dont le bel et pudique avis nĂ©crologique disait : « La musique Ă©tait son monde, quâil a peut-ĂȘtre rejoint. »
Sept pianistes capitaux
La distanciation Ă©lĂ©gante quâeĂ»t admise Dominique Jameux ne doit pas empĂȘcher, en recommandant une lecture-mĂ©ditation, de souligner quâil sâagit dâun maĂźtre-livre âcomme on disait au temps de nos humanitĂ©s -, oĂč lâon (rĂ©)apprend beaucoup, et qui surtout suscite dĂ©sir de rĂ©flexions, dâapprofondissements, de remises en dĂ©bat des opinions trop ressassĂ©es. D.Jameux était fervent spĂ©cialiste des Trois Viennois, auteur dâune Ecole de Vienne, dâun Berg, dâun Boulez qui ont, comme on dit, fait, et feront longtemps autoritĂ©. Mais il Ă©tait â avant tout, et plus secrĂštement â chopinien â non, chopĂ©nien, ainsi quâil prend soin de rectifier lâadjectif-, dans le cadre dâun retour sur quelque « scĂšne initiale » quâil Ă©voque au dĂ©tour dâun chapitre sur les « sept pianistes » selon lui capitaux dans lâinterprĂ©tation du musicien polonais. « Un professeur gĂ©nĂ©reux, consciencieux, drĂŽle et attachant, Jean Dennery (1899-1971) mâa rĂ©vĂ©lé le piano et Chopin » (et ajoute D.J.humoriste « je ne lui ai pas fait vraiment honneur, mais il reprĂ©sente beaucoup pour moi. »). ScĂšne initiale, donc, et amour jamais consumĂ© pour la vie et lâĆuvre de FrĂ©dĂ©ric, se relaient discrĂštement dans le livre pour suggĂ©rer que malgrĂ© la soumission de Chopin Ă lâordre-espace du seul clavier, lâauteur de partitions sans titres Ă panache (ah ! Liszt, Schumann, BerliozâŠ) ouvrit les portes dâune « musique de lâavenir », depuis Debussy jusquâĂ nos jours.
Classiques favoris
Certes D.Jameux nâa pas lâoutrecuidance de livrer lâOuvrage qui manquerait à la connaissance de Chopin   et dâune certaine façon remplacerait sinon annulerait tous les prĂ©cĂ©dents. Tout au long du parcours, (et en bibliographie terminale) il cite une myriade de contributions, dont certaines encore maintenant accessibles en librairie française : des « classiques » du sujet (avec mention un rien perfide : « ceux qui ont attachĂ© leur nom au compositeur polonais (de PourtalĂšs, Gavoty, Coeuroy), et dâautres qui se sont signalĂ©s Ă lâattention des amateurs de Chopin »). Il rend hommage aux travaux patients, vraiment scientifiques et honnĂȘtement parcellaires du musicologue suisse J.J.Eigendilger, tout comme Ă ceux, plus discrets, de Marie-Paule Rambeau. Si Camille Bourniquel ( qui Ă©crivit un Chopin dans la collection mĂȘme du Seuil Ă laquelle le jeune D.Jameux donna son Richard Strauss) est omis, les compositeurs â tel AndrĂ© Boucourechliev â ne sont pas oubliĂ©s, car eux aussi savent parler de leur vie en compagnie de Chopin, au mĂȘme titre que naguĂšre un Ă©crivain comme AndrĂ© Gide au plein regard dâintuition.
La fureur de soi
De tout cela, lâauteur  tire substance. Mais surtout « lâhomme des LumiĂšres » quâil Ă©tait sait quâun voyage en compagnie de Chopin ne peut sâaccomplir hors de lâinsertion dans « la Grande Histoire » (de type braudĂ©lien), en tout cas dĂ©barrassĂ©e des simplismes de lâHistoire-Batailles, tout comme dans une Analyse Structurale pure et dure. DâoĂč un excellent rĂ©cit de cette Monarchie de Juillet(1830-1848) sous laquelle Chopin a vĂ©cu son temps parisien-français, et qui occupe une large partie du « PrĂ©ambule ». Câest en miroir de ce temps dâexil (pas si dĂ©sespĂ©rĂ©) que D.Jameux fait se construire FrĂ©dĂ©ric , quelque part entre un « A nous deux maintenant » (Rastignac montrĂ© par Balzac Ă MontmartreâŠ) et la submersion par une « fureur de soi » – insĂ©rĂ©e dans le titre du livre – , Ă lâintersection du drame personnel et de lâindignation patriotique mĂȘlĂ©e » de mauvaise conscience. D.Jameux â qui fit des Ă©tudes de sociologie, Ă cĂŽtĂ© de sa solide formation musicale â dĂ©veloppe sur « la loge de concert »( encore Balzac), la prostitution parisienne, la « pianopolis » de la capitale, et varie fort plaisamment autour des « budgets » vestimentaires ou mobiliers de Chopin, Ă sa façon dandy (les gants !) et heureux de se montrer ainsi. Cela vaut au lecteur-XXIe dâamusants et instructifs parallĂšles sur « les bobos de la vie parisienne au Square dâOrlĂ©ans », ou un tableau de Chopin entre Journal des DĂ©bats et Charivari (« comme aujourdâhui entre Figaro et Canard EnchaĂźné »)âŠ
Le je en Il
Ainsi apparaĂźt la mutation du « je » en « il », sous lâombrelle psychanalytique du Dr Freud (D.Jameux ne nĂ©gligeait nullement les grilles de lecture offertes par SigmundâŠ). Et bien sĂ»r, on demeure en recherche sur « lâEros chopĂ©nien », quitte Ă rĂ©voquer en doute les « certitudes » sur le fameux « Je doute que ce soit une femme »,profĂ©rĂ© par FrĂ©dĂ©ric voyant pour la premiĂšre fois George. Lâauteur, en miroir de Balzac, Flaubert ou Fromentin (lâĂ©chec amoureux, lâindĂ©cision sexuĂ©e), Ă©numĂšre et dĂ©crit « les sept femmes » qui ont accompagnĂ© FrĂ©dĂ©ric : la mĂšre, la sĆur, celle de lâĂ©moi premier, (Constance, aux origines de la Fureur de soi ?), la fiancĂ©e (Marie), la maĂźtresse (Delphine), la groupie (Jane), et (surtout ?) la compagne (Aurore Dupin, (ci) Dudevant Baronne, George Sand⊠On ne trouvera pas ici une « vĂ©rité » mais des indications sur les composantes homosexuelles de FrĂ©dĂ©ric, trĂšs « dâĂ©poque romantique », (avec son cher ami Titus, et le moins connu Astolphe de Custine). Les titres de la vie « in progress » sont amusants et significatifs : Comment FrĂ©dĂ©ric devint Chopin, Le Ventre de ma mĂšre, Elles, elles, ELLE, LâIsle Funeste (anti-Joyeuse donc, et donc majorquienne), le Quatuor des dissonances (jeux de chaises pas forcĂ©ment musicales entre FrĂ©dĂ©ric, George et ses « enfants » Solange bientĂŽt devenue jeune femme, et Maurice.
Carliste et révolutionnaire
Sans oublier un sujet-tabou, lâantisĂ©mitisme, ici non idĂ©ologique mais tout de mĂȘme insistant si lui aussi « dâĂ©poque »âŠ.Ni la «lecture politique » de lâexilĂ© Ă Paris , et de citer une lettre de 1833 : « Jâaime les Carlistes, je dĂ©teste les Philippards ; je suis moi-mĂȘme rĂ©volutionnaire », que souligne le biographe Ă©voquant « lâhabituel halo de fantasmagorie propre aux musiciens quand ils parlent politique », et dĂ©cryptant ici cette triade chopĂ©nienne en plein confusionnisme sur les autres et lui-mĂȘmeâŠ
Horizons chimériques
Il y a constamment un regard subjectif de lâauteur, mĂȘme dans quelques familiaritĂ©s du « comme on parle » au 3e degrĂ© qui peuvent amuser ou irriter (« le pote de Chopin, quel coup de poing en pleine gueule !, brut de dĂ©coffrage, câest la dĂšche, bienvenue au club, sâinstaller au piano pour zyeuter le publicâŠÂ »). Les rĂ©fĂ©rences Ă la culture humaniste âsurtout XXe â sont clins dâĆil dâune nature plus intĂ©ressante : « la lutte des classes en France »(pour citer et un rien corriger Marx) ; un « glissement progressif du plaisir » ; les « horizons chimĂ©riques » (faurĂ©ens) pour le Nocturne op.62/1 ; « tout menace de ruine un jeune homme, il est dur Ă apprendre sa partie dans le monde », citĂ© de Nizan, puis adaptĂ© de la cĂ©lĂšbre 1Ăšre phrase dâAden Arabie « jâavais vingt ans et je ne laisserai personne dire que câest le plus bel Ăąge de la vie »âŠÂ ; lâaxe Viennois, qui a Ă©tĂ© lâobjet primordial des recherches et rĂ©flexions de D.Jameux : Freud, donc, Karl Krauss,Alban Berg (et la chĂšre Lulu)âŠ
Limer sa cervelle Ă celle dâautrui
Et plus en amont : « le Sturm und Drang », quâon traduira façon Visconti par « violence et passion » ; « lâhumeur dĂ©pressive de Chopin Ă Vienne II, dans le mĂ©diocre accueil que lui font cette fois les inconstants Viennois », (comme Paris II pour Mozart en 1778 !). Montaigne est appelĂ© en caution : « il faut frotter (et limer, ajouterons-nous, câest encore plus joli !) sa cervelle Ă celle dâautrui ». Et on se souvient que lâauteur des Essais vantait une Ă©criture « par sauts et par gambades », ce qui semblerait assez bien dĂ©finir la « mĂ©thode » de notre biographe, si on ne sâapercevait ensuite que la rigueur de la progression, artistement dissimulĂ©e, est rĂ©elle.
Les Ćuvres,lâĆuvre
Au titre des jugements subjectifs, quelques partitions cĂ©lĂšbres que lâauteur nâaime pas, ainsi la Polonaise op.40/1, dite Militaire (« sa hĂąblerie insupportable, mĂ©chant morceau rĂ©dimĂ© par lâusage quâen fit Wajda dans Cendres et Diamant »). Et des lazzi en direction de Berlioz, que « tout hĂ©rissait chez Chopin : comme lâauteur de ces lignes partage sa dĂ©testation, il ne peut que regretter hypocritement la surditĂ© de Chopin aux merveilles berlioziennes. »âŠMais bien sĂ»r, on sâattardera davantage aux « analyses » des partitions chopĂ©niennes que D.Jameux chĂ©rit particuliĂšrement, et sur lesquelles il porte un regard que sa propre Ă©criture sait enrichir de prĂ©cision et de sensibilité : Ballades,(« la 1Ăšre, le chef-dâĆuvre de rupture »), Scherzi, les deux Sonates, les Etudes (« lâop.10,douze poĂšmes »),des Nocturnes, les PrĂ©ludes( « Ce nâest pas une oeuvre câest LâĆuvre »), Barcarolle.
Un Journal Intime ?
Et les adultes avertisâŠÂ en musique trouveront dans les investigations sur la TonalitĂ© matiĂšre Ă mieux saisir le parcours de Chopin. On pourra ĂȘtre intriguĂ© par lâapparition inattendue et dispersĂ©e de passages en italique, dont le 1er ( Ă propos de la Fantaisie-Impromptu) évoque lâenfant-Jameux « sous lâErard fatiguĂ©, aujourdâhui encore au centre de ma chambre, jâ écoute cette piĂšce que joue ma mĂšre, une fois entre mille ». Cette « écoute amniotique » (qui rejoint celle du petit FrĂ©dĂ©ric en dessous du clavicorde jouĂ© par sa mĂšre Justynia, et dont plus tard la Berceuse transfigurera lâexpĂ©rience-souvenir), prĂ©lude aux autres pages dâun Carnet-Journal Intime de notes Ă dĂ©velopper, dont le biographe dit (un peu « jĂ©suite » ?) quâils sont « avant tout destinĂ©s Ă Â lâauteur »âŠ
Trois portraits et la vérité
Bien plus tard, il y aura « trois portraits » essentiels : le fiĂ©vreux et gĂ©nial Delacroix, lâĂ©lĂ©gant Ary Scheffer qui veut cacher lâintĂ©rioritĂ©, le terrible daguerrĂ©otype de L.A. Bisson, tragĂ©die de solitude comme eĂ»t pu la signer Nadar. Et vont rester la maladie (« vieille servante de »), la mort. Ceux qui ont Ă©tĂ© proches de Dominique Jameux ne peuvent sâempĂȘcher de penser que certaines pages du livre-biographie sont sans doute aussi miroir, certes totalement discret, mais hautement probable du chemin par lequel il aura fallu passer⊠La relation du « mal dont il faut taire le nom » (au XIXe donc, la phtisie, et maintenant le cancer), le rĂ©cit dâun dernier voyage de Chopin dans « lâIsle Humide » (Angleterre), le retour Ă Paris et lâinstallation Ă Chaillot (« dĂšs que je vais un peu mieux, cela me suffit »), « une propĂ©deutique Ă lâagonie (une contemplation des espaces progressivement resserrĂ©s de la vie, avant dâen voir la forclusion progressive et impitoyable) », les « mĂ©decins qui ne savent que recommander le repos, le repos je lâaurai un jour â sans eux », lâhumour en arme dĂ©fensive ultime.
Et enfin, « lâespace qui se referme, 17 septembre 1849 »âŠ. Le cĆur se serre, dans cette lecture Ă double sens. Alors on « rejaillit en lumiĂšre », comme en Barcarolle, mais « le rythme balancĂ© ne sera pas celui du Nautonier qui va vers lâIle des Morts ». Un chapitre dâEpilogue rassemble bien la dĂ©marche vers « cette musique si neuve, si dĂ©routante, si prophĂ©tique⊠dans son paysage tonal, son Ă©ternisation par le trille, son obsession de lâespace, cause et consĂ©quence de lâaffirmation absolue du sujetâŠ, un espace imaginaire qui semble se confondre avec le ciel. » Allons, lecteur, bonne traversĂ©e !
Livres, compte rendu critique. Dominique Jameux (1939-2015). Chopin ou la fureur de soi. Editions Buchet-Chastel, 2014.